Allan, en scientifique méthodique, prit grand soin de sa prise. Apparemment, sa proie venait de muer et était même encore un peu humide de sa transformation. Il n’avait pas de vraie passion pour les insectes. Cependant, il avait opté pour l’entomologie en seconde matière afin de contrarier son père. Né dans une famille dont les origines remontaient au May Flower, il n’avait pas eu d’autre choix que d’étudier la médecine. Lorsque vous êtes le cadet d’une longue lignée bostonienne reconnue et respectée, vous n’avez que peu de marge de manœuvre que ce soit pour votre cursus universitaire ou simplement pour votre propre vie. 
Il plaça la libellule dans une bouteille d’eau minérale vide dans un premier temps. Il organiserait mieux son transport de retour à l’hôtel. Il ne savait pas vraiment pourquoi, mais une chose était sûre : il ne pouvait pas la laisser ici.

Il était trempé, quelques frissons parcoururent sa peau. Il remonta dans la barque et se mit à ramer tandis que Raoul, toujours ivre mort, cuvait dans le fond de la frêle embarcation. Il rejoignit les autres étudiants sans effort. Il transféra son ami et sa prise dans le quatre-quatre, garé sur la berge, et repartit pour La Nouvelle-Orléans. Ce bain, soudain, l’avait totalement dessaoulé.
Il repassait encore et encore chaque élément en revue, se demandant ce qu’il avait manqué. Il était certain qu’une jeune fille blonde, aux jambes interminables, était là, juste face à lui. Et l’instant d’après, il n’y avait plus eu personne. Il suivait machinalement le véhicule devant lui. Les autres membres de leur petite escapade se trouvaient à l’intérieur. Il leur avait demandé, avant de repartir, si aucun d’entre eux ne connaissait une fille ressemblant à celle qu’il avait vue. Rien. 
Il commençait à douter de lui-même lorsque les premières lumières de la ville apparurent. 

Il gara la voiture de location devant le petit hôtel où ils résidaient durant leur séjour en Louisiane. Le Sainte Marie était situé dans Toulouse Street, non loin de Bourbon Street, en plein quartier français. Il avait, comme beaucoup d’autres, le drapeau du pays de Voltaire sur son fronton. 
Le jeune étudiant d’Harvard aimait bien les poteaux de soutènement noirs qui ornaient sa façade. Le soleil levant colorait d’orange les murs de crépi blanc, mettant en valeur le bâtiment.
C’était un établissement discret et moderne. Cependant, il possédait ce charme colonial qui définissait si bien le Carré.
Allan était un Carlton, il aurait pu se payer n’importe quel hôtel de luxe. Il aurait même pu l’offrir à l’ensemble de ses camarades. Pourtant, en venant dans la capitale du jambalaya, il espérait fuir un peu la côte est ainsi que sa famille. Il n’avait pas pu se débarrasser de Raoul, mais l’aîné des Florés était loin d’être un mauvais compagnon. En particulier, dès qu’il s’agissait de boire, en quantité, et de draguer les filles, immodérément, il était toujours le premier.

Le jeune homme hispanique se réveilla alors que l’entomologiste essayait de le sortir du véhicule. Raoul grogna. Il se mit debout et vomit. Une fois la chose faite, il essuya ses lèvres sur le rebord de sa manche et regarda Allan :

« J’ai faim ! Tu veux pas aller prendre un petit-déjeuner ?
— Raoul, tu n’es qu’un porc ! répondit le jeune Carlton en fronçant du nez
— Quoi, j’ai gerbé sur le bord du trottoir. Et alors !
— OK. Mais tu vas prendre une douche en premier, ensuite nous irons manger un truc.
— Dacodac ! »

En remontant les escaliers, Allan pensait à sa prise. Il se demandait comment la transporter jusqu’à Boston. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver une solution. Dès qu’il fut dans sa chambre, son regard croisa un gros pot d’olives. Raoul et lui l’avaient acheté la veille afin de se faire des dry martinis. La bouteille de gin et celle de vermouth, blanc sec, trainaient encore sur les lattes du parquet doré. Elles étaient les témoins silencieux de leur nuit de débauche.
Il vida les fruits verts dans la poubelle et nettoya avec soin le récipient. À l’aide d’une fourchette, il perfora le couvercle métallique afin d’aménager un vivarium de fortune. Satisfait, il plaça la Platycnemis pennipes, de couleur bleue, dans le bocal. Il jeta un coup d’œil à sa montre et fonça sous la douche.

Il rejoignit Raoul à la réception, une quinzaine de minutes plus tard. Son ami tournait en rond, faisant les cent pas. Il leva simplement les yeux au ciel lorsqu’Allan arriva à sa hauteur, haussant les épaules en retour. Ils avancèrent, en silence, jusqu’au premier café. Là, ils commandèrent la même chose : un latté. Le jeune mexicain rompit le mutisme qui les habitait depuis un peu plus d’une demi-heure :

« Quoi ? Tu m’en veux d’avoir gerbé sur le trottoir ?
— Non, tu vomis toujours dans la rue.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Parle à tonton Raoul, dit-il en riant.
— C’est juste… rien, laisse tomber », conclut Allan.

Il but une nouvelle gorgée du liquide chaud et onctueux, sous le regard étonné de son ami. Ce dernier n’avait pas l’intention de le laisser tranquille :

« C’est une fille, c’est bien ça ?
— Raoul, passons à autre chose, répondit Allan en soupirant.
— Donc, il s’agit bien d’une belette ! Allez, vas-y, raconte ! »

L’observation de Raoul se fit plus perçante et Allan comprit qu’il n’avait d’autre choix que de s’exécuter. Il narra son aventure, dans le marais, et sa rencontre avec la mystérieuse belle. Son ami, fasciné, n’en perdait pas une miette. Il était totalement subjugué par cette histoire. Soudain, comme s’il découvrait, que deux et deux font quatre, il s’écria :

« Mon cochon, ça y est ! T’es un vrai MontRose !
— Raoul, je suis un Carlton, et non, je n’ai… enfin, tu sais !
— Quoi, t’es encore puceau ?
— Raoul, ça suffit ! Arrête de dire ça ! Tu veux que je t’envoie les dernières filles qui sont passées  dans mon lit !
— C’est bien ça le problème : elles sont toujours là pour en témoigner, répondit Raoul sarcastiquement.
— Tu vois, je suis un Carlton ! argua triomphalement Allan.
— Sérieusement ! Si tu n’es pas un MontRose, je viens d’être embauché chez Hooters pour ma poitrine généreuse ! »

Allan ne put s’empêcher de rire. Il donna une tape amicale sur l’épaule de Raoul, assis à ses côtés. Il se leva et commanda deux petits pains à la cannelle, espérant acheter le mexicain. Ce dernier ne voulut rien entendre et continua, en parlant toujours aussi fort :

« Je t’explique, je suis un Florès. 
— Je sais, soupira le jeune bostonien.
— Crois-tu vraiment que si tu n’étais pas un MontRose, au plus profond, je serais là ?
— Non, bien sûr que non ! »

Raoul se pencha légèrement en avant. Il renifla son ami avant de conclure à mots couverts :

« Ce n’est pas parce que tes crocs sont encore vierges que tu n’es pas le digne fils de ta mère.
— Tu veux dire…
— Oui, si cette nana existe, elle est toujours vivante.
— Je ne l’ai pas…
— Non, rien ! Pas la moindre goutte de sang n’a franchi la commissure de tes lèvres. »

L’espace d’un instant, le regard de Raoul passa du noir à l’ambre. L’air devint suffocant. Les jeunes femmes, présentes dans le café, furent assaillies par une onde de chaleur. Le cadet des Carlton n’eut qu’à fixer son ami pour que celui-ci cesse toute magie. Les yeux bleus d’Allan s’étaient soudainement dilatés, prenant une couleur noire inquiétante.
Dans n’importe quel duel, monsieur Florès était conscient qu’il ne pouvait pas gagner face à un Carlton dont la mère se nommait Arabelle MontRose.
 
Une fois leur petit-déjeuner fini, ils rejoignirent le petit hôtel. Leur avion décollait dans quelques heures, il était temps de penser à rentrer.

Tamina faisait son possible pour ne pas bouger. Elle préférait de loin les dangers du plein air à l’inconfort de la vie en captivité. Cet idiot qui l’avait attrapé n’avait eu absolument aucun scrupule à la mettre dans un bocal. Il avait placé ce dernier dans son sac avant de le passer au détecteur à rayons X de l’aéroport. Maintenant que l’avion allait décoller, elle avait encore plus peur. Elle ressentait toutes les vibrations et son corps devenu si fin et si long avait du mal à supporter le choc. Elle se trouvait plus grande et plus bleue depuis son bain dans le marais. Elle cherchait ce qui avait pu la ramener à sa condition antérieure ? Et qu’est-ce qu’elle avait bien pu faire pour redevenir un insecte ? Ou encore, est-ce qu’une libellule pouvait vomir ?

Immergée dans ses pensées, la jeune botaniste ne vit pas les trois heures de vol passer. L’atterrissage se révéla tout aussi chaotique que le départ. 
Elle était plongée dans l’obscurité du sac. Ce dernier ne cessait d’aller de droite à gauche dans le compartiment à bagages. Ses frêles pattes écartées, elle tentait, péniblement, de maintenir son équilibre.
Cependant, une chose était positive. Elle avait eu une réponse à l’une de ses nombreuses questions : les libellules ne régurgitaient pas. Elles avaient la nausée, mais rien ne passait leur labre. Ou, en raison de sa condition originale d’humaine, Tamina avait simplement le mal de l’air. Elle se surprit, un instant, à rêver de vomir encore une fois.

Se retrouvant la tête en bas, la jeune fille originaire du sud comprit qu’elle était arrivée. Elle ne se trompait pas. Une main, immense à ses yeux, saisit le récipient et le replaça verticalement. La demoiselle subit les soubresauts de la marche d’Allan, en râlant. Il n’avait vraiment rien de délicat. Un pachyderme aurait été plus discret.
Un tressaillement plus violent que les autres plus tard, la même main sortit le bocal de la besace. La libellule avait maintenant accès à un peu de lumière. Elle était sur les genoux de l’idiot du marais, à l’intérieur d’un taxi.

Elle ne connaissait pas Boston. Tamina aurait tant aimé voyager, mais le sort en avait décidé autrement. Après avoir passé quatre ans, enfermée dans la bâtisse familiale, il avait fallu qu’elle se retrouve transformée en insecte quelques minutes après s’être évadée. 
Elle pouvait dire qu’elle n’avait pas profité longtemps de sa liberté !
Le véhicule s’immobilisa. La jeune fille put observer la demeure qui allait être son nouveau foyer. Les maisons de briques rouges s’alignaient dans une symétrie quasi parfaite. Celle, qui la concernait, possédait trois étages dont les bow-windows soulignaient l’élégance de la façade à partir du premier. L’encadrement des fenêtres d’un blanc immaculé finissait de donner une orientation européenne à l’ensemble.

Dans les bras d’Allan, elle passa le pas de la porte vernie laquée de noir. Un butoir, en bronze lustré représentant une tête de lion rugissant, ornait le tout.
À l’intérieur, les parquets de chêne cirés apportaient un aspect accueillant, en opposition à l’escalier de bois blanc dont le côté rigide était un peu inquiétant. 
Quatre à quatre, l’entomologiste monta les marches qui le séparaient de son appartement. Sis au troisième étage d’un immeuble de style victorien, il donnait sur Beacon Street, par ses fenêtres de devant, et sur la Charles River, par une large terrasse arborée à l’arrière. Le logement était immense. Possédant deux chambres, deux salles de bains, une grande cuisine aménagée et un salon séjour, il était situé dans l’un des quartiers les plus chics. Pas le plus huppé, mais tout de même, pour deux étudiants, Allan et Raoul étaient mieux que bien lotis. 

Tamina fut étonnée de rentrer dans une chambre bien rangée. Son bocal déposé sur l’appui de fenêtre, elle eut l’impression d’avoir une partie de la ville à ses pieds. Elle apprécia le calme qui s’offrait enfin à elle. Cependant, son répit ne fut que de courte durée. 
L’entomologiste dévissa le couvercle de métal de sa prison de verre. Avant de faire rentrer en catastrophe une mouche encore vivante, il lui parla :

« Bon appétit, petite âme ! »

La jeune botaniste n’en croyait pas ses yeux à facette. Il n’avait pas sérieusement l’intention de la nourrir de diptères ! Tout d’abord, elle était végétarienne. Ensuite, même si elle avait faim, elle ne savait pas chasser les muscidés. L’insecte noir tourna plusieurs minutes avant de se poser. Elles se fixèrent un moment, puis son prétendu repas tomba inanimé à ses pattes. 

Comme si sa journée n’avait pas été assez catastrophique, elle devait maintenant partager un bocal à olives avec un cadavre.

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