Le ciel était blanc cassé et bas, plus encore quand on l’observait d’en haut. Depuis le dernier étage de l’une des trois tours de Vhaly, Youna avait l’impression de se trouver à moins d’un mètre des nuages délavés, de n’avoir qu’à tendre la main pour les effleurer et éprouver un sentiment de liberté ultime.
En contrebas, les gens qui s’activaient sous le jour naissant ressemblaient à des fourmis. Ancienne danseuse, la jeune femme appréciait cette succession de mouvements, leur ballet incessant, mais ces personnes lui rappelaient aussi qu’elles-mêmes contribuaient à son exil. Amère, Youna crispa le poing sur la roche effritée du mur et releva ses yeux améthyste vers la voûte céleste. Le temps tournait au vinaigre. Bientôt, le ballet muerait en cavalcade, car les pluies en ville étaient si acides qu’elles commençaient à creuser le sol.
Une cacophonie se préparait donc. Par bonheur, Youna n’entendrait rien depuis son poste d’observation, hormis l’averse sur l’épais toit de plomb. Judicieusement installée au dernier étage de sa tour, elle bénéficiait d’une vue splendide avec la grande forêt et les falaises qui cernaient Vhaly. Pour le reste, la solitude lui convenait à merveille ou plutôt, elle s’en contentait. Mieux valait pour le moment qu’elle demeurât solitaire. Sa colère envers le monde entier restait encore trop vive, trop fraîche, malgré les trois ans écoulés. Elle attisait le mépris, attirait l’agressivité. On ne pouvait ni vraiment l’aimer ni vraiment la haïr ; elle avait tant souffert. La danse représentait tout pour elle, et elle n’avait plus esquissé un seul pas depuis les trois dernières années. Elle en était interdite. À cause de sa magie, pour usage illégal. Le sang des guérisseurs ne coulait pas dans ses veines. Pas tout à fait. Son arrière-grand-mère travaillait à leur service, apprenant ainsi à préparer bon nombre de potions, de remèdes, d’onguents. Si chacun, au pays, possédait une source naturelle de pouvoirs, l’employer à des fins personnelles se résumait à une infraction, et ces usagers endossaient alors la marque des Illicites : une flèche qui pointait vers le haut, symbole de la prise des responsabilités. Youna se vit privée de son art pour avoir soigné l’une de ses blessures au lieu de consulter la seule guérisseuse de la cité, trop chère pour ses modestes revenus.
Elle quitta la crevasse qui lui servait de fenêtre et se posta devant le miroir fendu en son milieu, accroché au-dessus de la couchette. Il renvoyait l’image d’un visage émacié aux traits tirés. De profonds cernes soulignaient les yeux presque transparents de Youna et ses cheveux roux blanchissaient déjà aux tempes. Elle faisait plus que ses vingt-sept ans.
Les premières gouttes retentirent dehors. Elle leva le nez pour vérifier les rares fuites : une près de la table – elle devait songer à la déplacer – et quelques-unes à côté de la porte légère qui la séparait du couloir. Au-delà, une odeur d’urine piquait les narines. Au-delà, c’était le monde. Le vrai. Celui qu’évitait autant que possible la jeune femme, soumise par une rage qu’elle jugeait indomptable. Cette cité qu’elle ne reconnaissait plus. Cet endroit grouillant de déchets que l’on osait à peine appeler humains, tant une partie la population essuyait les affres de la misère.
Youna ne regrettait rien du passé. Il se trouvait bien mieux derrière elle, à sa place. L’avenir ne promettait cependant guère d’être plus enviable. Ce que l’ancienne danseuse en entrapercevait la soulageait sur un unique point : un jour, elle serait trop vieille pour en subir les conséquences, trop sourde pour entendre les autres gémir ou trop aveugle pour les voir s’enliser dans leur indigence.
Une lumière brève éblouit Youna. Un roulement de tonnerre suivit au loin. Le vent sifflait en s’infiltrant par les brèches qui couraient sur les murs. Les tours de Vhaly, surnommées les Trois Sœurs, ne gardaient aucune trace de leur solidité d’antan. Elles avaient pourtant défendu la ville, l’avaient préservée de l’invasion de magie. Car si l’on prohibait son usage en dehors du cercle des guérisseuses, on pensait avant tout à éviter un état anarchique dans lequel chacun disposerait de ses pouvoirs à sa guise. Le véritable danger résidait dans la conduite d’un vieux fou, qui avait insufflé une sorte de vie dans une machine, à l’aube de la première révolution industrielle. Afin d’améliorer ses capacités, disait-il.
L’auréole de protection qui surplombait la ville avait perçu une menace dans le geste de Youna quand elle avait lancé son sort de guérison, trois ans auparavant, pour la marquer aussitôt du sceau des Illicites. Le tatouage encré dans son cou brûlait parfois comme le soleil sur sa peau blafarde. Le plus souvent, elle laissait tomber sa tignasse rousse en cascade sur ses épaules carrées pour le cacher.
Elle attrapa la bassine en faïence émaillée qui trônait sur le meuble bas, y trempa un morceau de tissu et l’appliqua sur la marque. Après examen, elle nota que la chair rougissait un peu autour.
— Voilà pourquoi ça me fait un mal de chien, aujourd’hui ! cracha-t-elle en grimaçant.
Elle osait à peine y toucher. Sa main tremblait. Elle serra les doigts autour de son poignet pour en calmer les soubresauts. Il lui fallut plusieurs longues secondes avant d’y parvenir. Soulagée, mais surtout épuisée par ces crises de plus en plus fréquentes, Youna s’avachit sur la couchette et énuméra les solutions qui s’offraient à elle pour adoucir la douleur. Consulter une guérisseuse ? À moins de réunir assez d’argent, elle ne voyait pas comment régler les honoraires. Seule la prostitution le lui permettrait. Attendre que ça se passe, alors ? Parfois, elle se disait qu’elle souffrait depuis si longtemps qu’elle n’était plus à quelques mois près. Pour autant, son endurance diminuait à vue d’œil. L’isolement devait jouer un rôle important dans sa façon de supporter les choses et de considérer le monde. Elle ne serait pas contre une petite voix, de temps à autre, pour la soulager à sa manière. Juste une petite voix de rien du tout. Un murmure, même. Une présence à peine détectable, elle s’en contenterait.
Un courant d’air ouvrit la porte avec violence et le battant claqua contre le mur. Youna sursauta, grogna, puis se leva pour le refermer. Son cœur n’en finissait plus de palpiter. La moindre contrariété, le moindre bruit soudain instaurait un état de tension grandissant. Il arrivait que les autorités intervinssent chez certains Illicites pour les emmener. En faire un exemple devenait alors leur préoccupation. Si elles laissaient l’ancienne danseuse tranquille depuis le début, les voir débarquer du jour au lendemain restait du domaine du possible. Finir sa vie en haut de cet édifice décrépi ou dans un cachot sombre et humide, quelle différence, au fond ?
Celle des nuages, songea-t-elle.
Les cellules ne disposaient pas de fenêtre afin de réduire le nombre de tentatives d’évasion. La tour de Youna non plus, mais la crevasse lui offrait un diaporama magnifique, de la cime des sapins, dans les hauteurs, au Lac sans fond, à la sortie de la ville. La maison biscornue d’Anton l’inventeur côtoyait le précipite et sa cheminée instable pointait sur de longs mètres. Youna apercevait la fumée blanche qu’elle crachotait quand il allumait un feu. Le vieux fou qui avait animé de vie une machine, c’était lui. Un homme presque aussi solitaire qu’elle, marqué. Taillés dans une souffrance similaire, ils menaient la même expérience misérable.
La jeune femme tourna le verrou de la porte et retourna sur la couchette. Sa conscience lui paraîtrait plus légère si elle pouvait se confier à quelqu’un, si elle avait au moins l’impression qu’on l’écoutait. Elle n’attendait ni empathie ni protection. Qu’on la comprît non plus. Qu’on la portât en martyr, encore moins. Son visage se creusa.
— Je n’en peux plus, soupira-t-elle.
Ses épaules s’affaissèrent.
— Je n’en peux plus de cette odeur de pisse, de croiser des miséreux semi-comateux dans le couloir, qui déambulent toute la journée.
Youna aurait aimé sortir tout de suite, là, maintenant, et en profiter. Elle baissa les yeux pour masquer sa tristesse aux courants d’air et écouta la pluie qui continuait de se déverser dans les gouttières branlantes.

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Elle dut s’assoupir, car le soleil pointait désormais haut au-dessus d’elle. Un rayon glissait dans la fissure et éclairait jusqu’au coin chambre miteux qu’elle s’était aménagé en arrivant. Les particules de poussière voletaient dans son sillage et offraient ainsi la perspective de résidus d’étoiles. Cet endroit possédait des ressources d’émerveillement surprenantes.
— En parlant de ressources…, grommela Youna en se levant.
Elle s’étira de façon sommaire, se rafraîchit le visage, puis jeta un coup d’œil dehors. Elle avait rendez-vous avec le monde. Celui-ci en avait fini de peupler ses rêves les plus fous. Des souvenirs attendaient qu’elle les ravivât.

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