Ce n’est qu’en sentant la passerelle se mettre à trembler violemment sous ses pieds que Lucie revint à la réalité. A l’instant précis où son regard avait croisé celui de la dénommée Céline à travers le hublot graisseux de la porte du sas, elle s’était trouvée comme transportée dans une bulle de béatitude de l’intérieur de laquelle les sons comme les images lui paraissaient estompés. A ses yeux, il n’y avait plus que cette ravissante jeune femme aux traits tirés qui comptait ; tous les autres lui étaient devenus complètement indifférents, tout comme l’urgence de leur situation. Si Céline avait décidé de faire face au danger et refusé de quitter la couronne, Lucie l’aurait suivie sans hésiter.

Le bruit de l’explosion lui-même lui sembla venir de très loin. La grille métallique qui se dérobait sous ses pieds lui fit perdre l’équilibre et elle tomba lourdement, s’écorchant les genoux mais s’agrippant au manche de sa lampe comme si sa vie en dépendait. Arrachée à son rêve éveillé, elle sentit la passerelle se mettre à tanguer comme un hamac, et elle s’aplatit au sol, soudain nauséeuse. Pourtant, une fois encore, toute son attention était tournée vers Céline, que le grand jeune homme avait déclarée enceinte. Elle ne savait pas ce qui se passait au juste, mais elle rampa dans sa direction, bien décidée à la protéger coûte que coûte. C’est alors qu’elle entendit Martha pousser une exclamation étouffée.

Lucie tourna les yeux vers elle et suivit la direction de son regard. Les pupilles agrandies en une expression horrifiée, elle fixait la cité-bulle au-dessus d’eux, sous le choc. Cette dernière constituait de toute évidence l’épicentre de l’explosion. Elle était en feu et les nimbait d’une lueur changeante. La partie haute de l’immense sphère de verre avait été arrachée et des débris projetés dans toutes les directions. Leur course était heureusement ralentie par l’eau, qui empêchait aussi le feu de se propager, en envahissant le moindre interstice de la structure. Il y avait fort à parier que les survivants se compteraient sur les doigts de la main. Un haut-parleur se mit alors à crachoter et Lucie chercha machinalement sa position dans la pénombre.

— Mes amis… Il y a quelques jours à peine, lors de la cérémonie d’accueil du second cycle, j’évoquais avec vous le sort funeste qui attendait ceux dont nous avons eu la sagesse de nous écarter, il y a vingt-sept ans de cela : l’engloutissement. Toutes les personnes ayant embarqué à bord de Nouvelle Atlantide avaient été désignées, marquées par les Dieux, et nous étions en droit d’attendre beaucoup d’elles. Elles nous ont déçus. Elles les ont déçus. Très vite, j’ai su ce que les Dieux attendaient de moi : que je fonde une nouvelle communauté de braves et de justes destinés à sauver l’humanité au jour du jugement dernier.

La voix résonnait haut et clair dans la passerelle en perdition, et probablement dans toute la couronne d’amarrage qu’ils avaient crue abandonnée pendant tant d’années. Le ton calme et posé de l’orateur, en lequel Lucie avait bien évidemment reconnu Amaury Duvignac, contrastait avec le chaos ambiant qu’ils observaient, incrédules, au-dessus de leurs têtes. Les câbles qui avaient maintenu la sphère principale lâchaient les uns après les autres. La rampe d’accès hélicoïdale penchait comme la tour de Pise que la psychologue avait eu l’occasion d’aller voir dans sa prime jeunesse. C’était toute la structure qui menaçait de s’effondrer, et quelle que soit la direction qu’elle choisirait pour tomber, ils en subiraient les conséquences de plein fouet.

— Ce jour est venu. La vérité est proche, mes amis. Nouvelle Atlantide est en train de sombrer et toute sa structure avec elle, englouties par les flots noirs de la rédemption. Parce que nous avions connu un second cycle, nous étions persuadés d’avoir convaincu les Dieux que nous méritions d’être sauvés. Quelle présomption ! Aujourd’hui, une ultime épreuve nous attend. Nous allons enfin savoir s’Ils sont réellement avec nous. Si nous mourrons noyés et écrasés comme nos voisins atlantes, répudiés, ou si nous accéderons à la lumière dans un triomphe étincelant.

La réponse était sous leurs yeux. La rampe avait une chance sur six de basculer de leur côté, et bien que Lucie ait compris qu’ils étaient tous condamnés, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait somme toute une certaine justice. Dans quelques secondes, quelques minutes tout au plus, Cendre finirait écrasée sous la gigantesque structure de verre et d’acier, et le Veilleur avec elle. Elle vit Martha arracher l’écouteur qu’elle avait dans l’oreille et qui ne lui servait plus à rien. Elle lui sourit avec une surprenante sérénité, résignée, et prit la main Céline dans la sienne. Mais la voyante ne l’entendait pas de cette oreille, elle interpella Duvignac avec virulence.

— Pauvre fou orgueilleux ! Tu vas crever ici, et tous les entraîner avec toi. Mais tu t’en fiches, pas vrai ? Tu étais prêt à tout pour conserver ton ascendant sur eux, même à déclencher un génocide, même à sacrifier ton complice de toujours en l’envoyant ad patres ! Mais je ne te laisserai pas emporter ceux-là, tu m’entends ? Tu ne les auras pas !

En près de trente ans, Lucie n’avait jamais vu pareille expression sur les traits de Martha. Le mépris le disputait au dégoût, et ses lèvres tremblantes affichaient un pli amer et haineux, tandis que ses yeux brillaient d’une détermination provocante. Elle n’appréciait pas Victor De Vallois et ne l’avait jamais caché, mais ce qu’elle manifestait là pour Amaury Duvignac allait bien au-delà. Lucie avait le sentiment de se trouver face à une étrangère sortie de nulle part, elle ne la reconnaissait plus. Avec un claquement étouffé, l’un des derniers câbles qui empêchait la structure de s’effondrer se rompit.

— Ne restons pas là, nous n’avons plus beaucoup de temps. Courrez !

Pour aller où ? C’est ce que Lucie aurait voulu lui demander, mais elle n’en eut pas le temps. Martha n’était plus toute jeune, et sa pénible progression sur la passerelle inclinée ressemblait à tout sauf à une course. Pourtant, Lucie lui emboîta le pas sans hésiter, entraînant d’autorité Céline dans son sillage, et les deux garçons les imitèrent. En définitive, tout valait mieux que de regarder la mort en face dans ce fichu tunnel. Elle préférait ne pas savoir ce que sa vieille amie avait en tête, ni même si elle avait réellement quelque-chose en tête, d’ailleurs. Elle courait à perdre haleine, le souffle saccadé et le cœur battant contre ses côtes, ses muscles hurlant leur désaccord face à ce soudain surcroît d’exercice.

Les détonations assourdies nées de la rupture des câbles se multiplièrent, et dans un sinistre grincement, ce qui restait de la sphère principale bascula lourdement dans le vide. Martha avait atteint l’extrémité de la passerelle, elle hurlait en exhortant Lucie à saisir le code d’accès au plus vite. Cette dernière, à bout de souffle et en pleine panique, dut s’y reprendre à deux fois avant d’y parvenir enfin. Ils s’engouffrèrent dans la couronne centrale. Le calme qui y régnait donna à Lucie le sentiment que la course du temps s’était infléchie. Elle jeta un coup d’œil en arrière.

Au-dessus de leurs têtes, les dernières flammes se mouraient dans un épanchement de fumée noire, et la faible luminosité qu’elles dégageaient encore lui révéla un bien triste spectacle. Dans l’axe des deux hublots positionnés de chaque côté du sas, elle eut un dernier aperçu de la masse trapue de Cendre. Telle un gigantesque mammifère marin, la couronne d’amarrage avait l’air de s’être recroquevillée sur son socle métallique et de s’y accrocher de toutes ses forces. Lorsque les premiers débris touchèrent le sol, soulevant un mélange opaque d’algues et de sable, Lucie se détourna enfin. Elle ne voulait pas assister à la suite. Il lui suffisait d’imaginer l’ombre de Nouvelle-Atlantide s’étendre lentement sur Cendre, avant que la cité-bulle elle-même ne l’écrase sous son poids massif.

Le sol trembla à nouveau sous leurs pieds. L’obscurité était presque complète à présent, mais Lucie refusait obstinément de lâcher la main de Céline. A un moment quelconque de leur folle équipée, elle avait perdu sa lampe torche et elle courait à l’aveuglette à présent, sans même chercher à savoir dans quelle direction les autres l’entraînaient. Ils s’arrêtèrent brusquement, et elle butta dans le dos d’Artus, puis elle se sentit entraînée vers l’avant et propulsée dans un siège sur lequel on la sangla étroitement. Elle émit un cri de protestation qui mourut sur ses lèvres lorsque le fauteuil se mit à vibrer doucement sous ses fesses. Des voyants s’allumèrent, nimbant la cabine d’une lueur bleuâtre.

— Nous sommes dans une des navettes d’évacuation de la couronne centrale. Le sas est en cours de remplissage… Accrochez-vous, j’aime autant vous prévenir que ça va secouer !

Assisté d’Artus, Piero s’était installé derrière la console de commande. Sous le choc, Lucie ne pouvait s’empêcher de songer à Edna. Toute rancune balayée, elle regrettait de ne pas avoir insisté pour qu’elle les accompagne, mais il n’était plus temps d’y penser. La navette fit un bond qui la plaqua contre le dossier de son siège et l’instant suivant, ils slalomaient, dans un affreux ballet aquatique, entre de gigantesques débris. Les dizaines de milliers de mètres-cubes de vase soulevée des profondeurs rendaient la visibilité quasi inexistante. Lorsque le gros de la cité-bulle toucha le fond, le souffle de cette nouvelle explosion projeta le petit appareil en avant, et Piero en perdit le contrôle. La tête projetée de côté contre une cloison, Lucie sombra dans les ténèbres.

* * *

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Lucie aurait été bien en peine d’évaluer depuis combien de temps elle avait perdu connaissance, et elle s’en fichait d’ailleurs éperdument. Malgré les sangles censées la protéger, elle avait été expulsée de son siège et gisait sur le sol dans une position pour le moins inconfortable. La moindre parcelle de son corps hurlait de douleur, et elle sentait son sang pulser violemment contre ses tempes. Sa vision était floue, assombrie en périphérie. Mais le pire venait indéniablement de son épaule, qui la brûlait comme un fer chauffé à blanc.

Les bruits et les sifflements qui avaient accompagné leur fuite chaotique au moment de l’explosion s’étaient tus au profit d’un goutte-à-goutte régulier et hypnotique. La structure externe de la navette semblait avoir plus ou moins tenu le choc, mais ses tympans vibraient sous l’effet d’une pression anormale. Pendant quelques minutes, elle laissa sa conscience dériver sans but. La pénombre avait une texture étrange, qu’elle connaissait sans arriver à remettre le doigt dessus, comme si elle ne l’avait pas vue depuis des années. Rien à voir avec la lumière artificielle de la cité-bulle, c’était celle du jour…

Ce fut ce qui la sortit de son hébétude. Elle chercha à se redresser mais la douleur fusa dans son épaule, fulgurante, et faillit bien lui faire perdre à nouveau connaissance. Elle poussa un cri déchirant. La sueur envahit instantanément son front, associée à une nausée qu’elle ne réprima qu’à grand peine, et elle se mit à haleter tandis que des points noirs envahissaient son champ de vision.

— Ne bougez pas, je crois que vous avez quelque chose de cassé…

La voix était celle du dénommé Piero, dont elle ne tarda pas à voir apparaître la tête et le torse au-dessus d’elle. Il avait l’arcade sourcilière en sang, et il appuyait sur la plaie avec le bas de son tee-shirt pour faire cesser l’hémorragie. Sans réel succès, le tissu rougissait à vue d’œil. Il avait perdu ses lunettes et clignait des yeux comme un hibou.

— Céline ?

La bouche pâteuse, Lucie avait lâché ce prénom comme une interrogation, d’une voix incertaine. Piero marqua une hésitation inquiétante. Mâchoires crispées comme pour se préparer au pic de douleur à venir, Lucie tenta à nouveau de se redresser, mais il l’arrêta fermement d’une main.

— Attendez, attendez ! Elle respire. Elle n’a pas encore repris connaissance, c’est vrai, mais elle respire. Son pouls est peut-être un peu faiblard, mais ça va aller, j’en suis sûr. En revanche… je crois qu’elle a perdu le bébé, elle perd du sang.

Lucie gémit. Si elle se fiait aux chocs violents qu’elle avait de toute évidence elle-même subis, il n’y avait pas la moindre chance que Céline ait été épargnée. Les conséquences pouvaient s’avérer dramatiques dans son état, tant pour elle que pour le bébé. L’histoire avait une fâcheuse tendance à se répéter de la pire des manières. Elle avait perdu son enfant, ou cru le perdre, suite aux manigances de deux mégalos, et voilà que sa propre fille perdait le sien, à cause des mêmes ordures. Elle avait envie de hurler, au lieu de quoi elle étrangla un sanglot et tenta de s’éclaircir les idées. Ils devaient agir, et rapidement.

Elle tourna la tête de côté, cherchant à apercevoir la jeune femme, mais seules les jambes de Martha apparurent dans son champ de vision. Apparemment, sa vieille amie était toujours harnachée à son siège, ce qui était plutôt bon signe. Mais tout était sens dessus dessous dans la cabine. La silhouette de Piero s’éloigna de quelques pas, et elle l’entendit déplacer des objets en jurant. Lorsqu’il réapparut, il transportait une volumineuse trousse de premiers secours.

— Il faudrait y mettre de la glace, mais je n’ai rien de tel sous la main, alors vous allez devoir vous contenter d’un antalgique et d’une écharpe pour le moment, d’accord ?

Lucie hocha la tête silencieusement, et le laissa procéder en étouffant des cris d’animal blessé. Lorsque Piero l’aida enfin à se remettre sur ses pieds, elle chancela et dut s’agripper à lui pour ne pas tomber tête la première. Les vertiges étaient tels qu’elle avait l’horrible sensation que la navette tournait sur elle-même comme une toupie. Elle doutait sérieusement d’arriver à tenir debout plus de quelques secondes. Elle allait demander à Piero de la reconduire à son siège quand quelque-chose, dans la posture de Martha, attira son attention. Cela tenait à l’angle fort peu naturel que faisait sa tête avec le reste de son corps. Horrifiée, elle tourna vers le jeune homme un regard plein de détresse l’implorant de la rassurer, mais il secoua lentement la tête.

Trébuchant à chaque pas, mais déterminée à rejoindre son amie, Lucie se précipita en avant en sanglotant. Martha était morte, et elle se sentait déchirée de l’intérieur. Elles s’étaient rencontrées le jour même de l’embarquement à bord de Nouvelle Atlantide, et ne s’étaient plus quittées. Pourtant, près de vingt ans les séparaient, mais Lucie était très jeune à ce moment-là, et la voyante avait constitué pour elle un formidable substitut à la mère qu’elle avait laissée sur la terre ferme. Durant toutes ces années d’immersion, les épreuves n’avaient pas manqué : la disparition de Céline, l’abandon de Victor, la terrible nouvelle de la surface irradiée et la seconde immersion… Martha avait toujours été là pour elle, et en retour, elle n’avait pas su la protéger de la folie de Duvignac et De Vallois.

Les deux hommes avaient probablement péri eux aussi à cette heure, mais Lucie n’en éprouvait aucune satisfaction. Elle avait simplement le sentiment d’un épouvantable gâchis. Les yeux noyés de larmes, elle secouait vainement la tête lorsqu’une silhouette se dressa à ses côtés. C’était Artus, ce grand jeune homme dont elle avait deviné que sa fille était tombée amoureuse et avait attendu l’enfant. Il avait le regard enfoncé par le chagrin, mais un pli déterminé marquait ses lèvres.

— Je suis désolée, Lucie, vraiment, mais nous ne pouvons plus rien faire pour elle. En revanche, Céline a besoin de vous. Elle a probablement perdu le bébé, mais moi, je ne veux pas la perdre, elle, et je sais que vous non plus. Je ne suis pas médecin, mais je crois qu’elle est dans le coma. Vous devez lui parler, si une voix peut l’inciter à se battre, c’est bien la vôtre.

— Oh Artus, à quoi bon tout cela ? Nouvelle Atlantide a volé en éclats, et les restes de la sphère se sont abattus sur Cendre, il ne reste rien ni personne pour nous aider. Vous ne comprenez pas ? Nous allons mourir ici, par manque d’air et de nourriture. Il n’y a plus rien à faire, et il vaut sans doute mieux la laisser partir ainsi…

Un éclair de fureur traversa le regard du jeune homme, qui fronça les sourcils.

— Oh non, nous n’allons pas mourir ici ! Il est plus que temps d’éprouver les théories de ceux qui, il y a vingt ans, prétendaient qu’il y avait forcément des survivants en surface malgré les radiations. Nous ne faisions pas partie des débats, à Cendre, mais Piero a retrouvé des traces de pas mal de choses sur le réseau, au fil des ans. Juste avant de quitter la couronne centrale, il a enclenché le pilotage automatique de la navette pour qu’elle nous ramène à la surface. Nous y sommes, regardez la lumière… Si je dois mourir dans les heures qui viennent, ce sera à l’air libre, je vous le garantie !

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