Le chemin du retour se fit, pour une grande partie, dans un incroyable silence. Akuma, qui souffrait toujours de son mal de tête, pensa d’abord que la fatigue était responsable de ce mutisme généralisé. Pourtant, elle constata rapidement qu’exceptées sa sœur et elle-même, les autres ne semblaient nullement souffrir des effets du voyage. La présence de Walkier devait jouer un rôle dans ce silence. Les pensées de la cadette étaient, pour la plupart, tournées vers cet étrange sabre, capable de se régénéré tout seul. Crystal l’avait remis dans son fourreau décrépit et le tenait de la main gauche – sa main humaine –, par le milieu. Avec cette protection d’une autre époque, l’objet semblait bien moins impressionnant et pouvait même passer pour un simple bâton ramassé sur un bord de route. Akuma réalisa qu’elle ne devait pas être la seule à se poser des questions sur l’artefact.
Qu’allait donc bien pouvoir faire Crystal d’une telle arme ? D’après la légende, celui, ou celle, qui possédait Walkier devenait invincible. Même après avoir assisté à la démonstration flamboyante de la renaissance du sabre, la jeune femme peinait à croire en la toute-puissance de l’arme. Et cela ne l’aidait en rien à deviner ce qui allait se passer ensuite. Célina semblait avoir des plans précis quant à l’utilisation de Walkier. Mais comment savoir si ces plans étaient ou non acceptables. Par ailleurs, c’était une sorcière apparemment très puissante, si elle persuadait Crystal de s’allier avec elle, que pourrait-elle lui faire faire ? Après tout, elles ne savaient rien de cette petite bande. Ce pouvait très bien être des psychopathes dont le but était de contrôler la galaxie ou quelque chose d’approchant.
Il y avait bien trop d’inconnues dans tout ça, pensa-t-elle. Et elle était à bout de force.

Lorsqu’ils arrivèrent enfin tous dans l’appartement, Crystal posa l’épée sur le canapé et disparut dans sa chambre sans autre commentaire. Akuma l’imita. Ne restèrent que les deux sorciers et le pilote dans le salon.
— Je crois qu’elles sont crevées, lança Morten.
— Il était peut-être un peu tôt pour leur faire subir un tel voyage, acquiesça Célina. Et puis…
Célina se tut subitement. Elle était subjuguée par ce qui se passait sur le canapé. Les deux autres regards suivirent le sien. Sur le coussin, le sabre magique émettait une faible lueur. Après quelques secondes, un lent tourbillon de poussière se forma sous lui. Il était en train de se désagréger dans son fourreau, lentement.
— Que se passe-t-il ? demanda Morten.
— Il l’a vraiment choisie, chuchota Ascual.
Le tourbillon de particules s’élargissait en même temps que le sabre disparaissait. Lorsqu’il n’en resta rien, les minuscules grains de matière s’élevèrent en une fine ligne qui disparut en prenant la direction des chambres.
— Tu peux dire adieu à ton plan d’utiliser Walkier sans cette fille, lâcha Ascual. Impossible de le récupérer maintenant.
— Tu as raison. Mais ça n’a que peu d’importance. Ce sera un peu plus long que prévu, voilà tout, répondit-elle en se saisissant du vieil étui de bois mort.
— Un peu plus long ? Elle ne croit même pas en la sorcellerie ! Lui apprendre à maîtriser ce Vor va nous prendre toute une vie !
— Tu exagères. En plus, elle a la foi. Elle a du mal à mettre de côté tout un passé de fausses croyances, rien de plus.
— Ça ne change pas grand-chose au problème…

Lorsqu’Akuma se leva, trois heures plus tard, le soleil se couchait derrière les arbres de la forêt. Elle se rendit dans la salle principale et n’y vit personne. Après avoir patienté quelques instants, elle entreprit de vérifier si sa sœur était toujours là. Elle la trouva endormie, en travers de son lit. Akuma entama alors une visite en bonne et due forme de l’appartement tout en chaussant son traducteur dans son oreille. Elle ouvrit chacune des portes des chambres, toutes vides et avec le strict minimum de mobilier. Impossible de déduire à qui appartenait chaque pièce. Elle trouva les toilettes communes et la salle de bain. Jusqu’à présent, possédant tout le nécessaire dans sa chambre, elle n’avait pas eu besoin de ces pièces, mais il était toujours utile de savoir où elles se trouvaient. Elle trouva également une pièce totalement vide et une dernière qui devait être la salle à manger. Enfin, elle pénétra dans la cuisine. Là non plus, personne. En revanche, les placards et le réfrigérateur regorgeaient de nourriture. Elle piqua, un peu au hasard, des fruits et des gâteaux secs. Elle trouva une assiette pour y déposer son butin et retourna vers la salle commune pour le consommer. A peine fut-elle installée dans un des canapés que la porte d’entrée s’ouvrit.
— Tu dis n’importe quoi ! s’énervait Ascual. Avec un tel moteur, il est absolument impossible de voyager en atmosphère et hors atmosphère. C’est proprement impossible.
— Parle pour toi, sorcier, répondit Morten. Avec les bons réglages, c’est possible. Je l’ai fait !
— Vous allez faire peur à notre invitée, intervint enfin Célina en fermant la porte.
— Salut, fit Ascual en levant une main. Bien dormi ?
Akuma, la bouche pleine, se contenta de hocher la tête. Célina sortit d’une poche, cachée sous les plis de sa tenue, ce qui ressemblait à un téléphone. Il s’agissait en fait d’un simple petit rectangle de verre aux bords arrondis. Il émettait une faible lueur qui fit dire à la jeune femme que quelque chose s’affichait. Célina lut quelques lignes sur le dispositif et sourit.
— Rumata accepte de nous recevoir, dès que nous le voudrons, fit-elle.
— Bonne nouvelle.
— Qui est-ce ? demanda Akuma.
— Un de mes nombreux enseignants. Je voudrais qu’il vous forme, ta sœur et toi, à l’art de la sorcellerie.
Akuma manqua s’étouffer.
— Pour quoi faire ? Je n’ai pas envie de devenir une sorcière, moi.
— Je t’avais dit que ça ne les intéresserait pas, reprit Ascual.
— Tu n’es pas obligée de suivre cette formation, en fait. Cependant, pour que Crystal puisse tirer profit de Walkier, il lui faudra au minimum la formation de base. Ascual pourrait s’en charger, en l’occurrence, mais Rumata est un professeur extraordinaire et il a des connaissances théoriques dans le domaine du combat au sabre qui pourraient être utiles.
— Et il ne connaissait pas Walkier et Kiddrin ?
— Si. C’est d’ailleurs lui qui nous a mis sur leur piste. Cependant, je ne lui en avais pas parlé immédiatement. Mais tout ceci n’a plus d’importance… Bonjour Crystal !
— Bonjour… répondit-elle, encore un peu endormie. Il est quelle heure ?
— Presque vingt heures.
Crystal leva vers lui un regard dubitatif et sembla se remémorer quelque chose. Elle sortit de sa poche son traducteur, qu’elle enfila maladroitement tout en venant s’installer près de sa sœur. Elle lui vola un biscuit qu’elle croqua doucement. Son regard balaya ensuite les différentes personnes présentes. Son esprit était totalement embrouillé, elle avait du mal à remettre de l’ordre dans ses pensées : elle s’était levée trop vite.
— Tu te rappelles de nous ? s’inquiéta Célina.
L’ainée Gashira la dévisagea un instant puis, une lumière sembla s’allumer dans son esprit et elle lui sourit.
— Célina… la sorcière du futur, répondit-elle avec malice. Je suis pas bien réveillée, mais j’ai tous mes esprits. Où est Walkier ?
Akuma remarqua enfin l’absence du sabre magique et passa la main sous ses fesses afin de vérifier qu’elle n’était pas assise dessus.
— Il est avec toi, répondit Ascual. Lorsque tu es allé te coucher, tout à l’heure, il s’est dématérialisé. Maintenant qu’il t’appartient, tu ne peux plus le perdre. Dès que tu t’éloignes un peu trop, ou lorsque tu le désires, il perd sa forme physique pour se fondre en toi. C’est ainsi que fonctionne les Vors physiques.
— Donc, là… si je comprends bien, j’ai un sabre avec une lame de quatre-vingt-dix centimètres dans le bide, et je ne le sens pas ?
— Ce n’est pas aussi simple que ça, mais… oui, admit Ascual.
— Et je le sors comment ?
— Nous allions y venir, répondit Célina. Ce sabre a beau être une arme à tes yeux, c’est avant tout un objet magique, un Vor. Il te sera pratiquement impossible de t’en servir sans une formation de sorcellerie.
— Tu veux faire de moi une sorcière ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je voudrais te permettre de comprendre et utiliser Walkier. Si tu souhaites devenir sorcière, ce sera un autre défi, mais avec Walkier comme allié, ça te sera tout à fait possible.
— Quel est votre plan ? A vous trois je veux dire. Qu’est-ce que vous voulez exactement ?
Célina marqua une brève pause. Elle cherchait ses mots. Elle avait rêvé de Crystal à ses côtés, combattant un Xarq, mais elle savait que c’était un avenir possible. Pas forcément celui qui se réaliserait. Il était tout à fait possible qu’une maladresse de sa part change ce futur. Crystal avait effectivement activé le sabre de la légende mais ça n’en faisait pas encore une alliée. La pauvre cherchait probablement encore ce qu’elle pourrait faire de sa vie dans cet univers inconnu. La prêtresse devait agir avec tact. Pourtant, il n’y avait qu’une seule façon de dire les choses…
— Je te l’ai dit déjà, reprit-elle. J’ai besoin de Walkier… donc de toi, pour ouvrir un passage vers le monde Unigumi. Je ne vous forcerai pas à nous suivre. En revanche, je voudrais tout de même insister sur le fait que tu nous aides à ouvrir ce passage.
La prêtresse avait un regard implorant et Crystal ne put réprimer un léger sourire. Elle avait encore du mal avec ces histoires de magie, mais elle avait bien compris que Célina était toute puissante parmi eux. La voir supplier de l’aide avait un côté amusant et pathétique. C’était le moment de tirer profit de la situation, pensa-t-elle.
— Je veux quelque chose en échange, alors…
— Tu as déjà quelque chose en échange, ma belle, fit remarquer Morten. L’épée restera avec toi, je te rappelle.
— Une clé pour aller dans un univers encore plus barré que celui-là ? Super ! Non, je veux autre chose, quelque chose qui puisse avoir un véritable intérêt pour nous, fit-elle en désignant sa sœur du menton.
Célina eut un frisson. Elle n’avait pas vu cette situation venir. Cette Crystal était décidemment pleine de surprises. Que pouvait-elle vouloir ? La prêtresse réfléchit un instant sans trouver de réponse satisfaisante. Elle se rappela sa vision et décida que, quoi qu’il arrive, elles s’associeraient… à long terme. C’était inévitable.
— Je t’écoute…
— Je veux… Quand vous serez dans l’autre dimension, je veux garder cet appartement. J’en veux la propriété, je veux dire. Il nous faudra aussi un peu d’argent, de quoi tenir quelques mois en attendant de trouver un travail.
Célina soupira. Ce n’était rien, ce qu’elle demandait.
— C’est entendu.
— Je n’ai pas fini. Je veux aussi que vous nous appreniez la langue que vous parlez…
— Le standard ? demanda Morten ?
— Peu importe le nom, je veux qu’on puisse se faire comprendre où qu’on aille dans l’EMM.
— Accordé, répondit Célina avant qu’Ascual n’émette d’objection. Veux-tu que nous signons un papier ?
— Ne me prends pas pour une débile, fit Crystal, sur la défensive. T’es une magicienne, signer un papier n’a aucune espèce d’importance pour toi ! Le sabre est en moi, et je suis à peu près sûre qu’il ne peut obéir qu’à moi, sinon on n’en serait pas là aujourd’hui. Ça me va comme garantie.
— Et nous ? demanda Ascual ? Quelles sont nos garanties ?
— Ma sœur tient parole ! répondit sèchement Akuma.
Elle lança un regard noir au sorcier face à elle. De leur côté Célina et Crystal semblait lancées dans un affrontement du regard. La scène se figea pendant près d’une minute. Finalement Célina sourit aux sœurs Gashira.
— J’ai l’impression que l’ambiance s’est un peu tendue entre nous. J’avoue ne pas bien comprendre pourquoi ni comment c’est arrivé. Je tiens à vous assurer, de nouveau, que nous ne vous voulons aucun mal. D’aucune façon. Je ne vous cache rien. Pas volontairement, en tout cas. Si vous avez le moindre doute sur quoi que ce soit, je vous en prie, demandez-moi, je me ferais un plaisir de vous répondre. Mon but… mon seul et unique but, c’est le Grand Livre. Vous n’êtes ni prisonnières ni esclaves. Le destin vous a placé sur ma route, rien de plus.
— Je ne demande qu’à te croire, Célina. Mais on a dormi longtemps et on ne sait rien de ce monde, pas plus que de vous. Je n’entraînerai pas ma sœur dans n’importe quoi sans un minimum de certitudes.
— Je comprends. Mais, si vous le voulez bien, j’aimerais terminer cette soirée sur une note plus joyeuse. Je vous propose donc de passer à table.
Elle fit apparaître, comme à son habitude, la table et le repas sous une pluie d’étincelles colorées. Aussitôt installés, Célina entreprit de commencer à leur apprendre le standard. Les sœurs enlevèrent leur oreillette traductrice et tentèrent de mémoriser les noms des objets du quotidien. Pour la plupart, il s’agissait d’évolution plus ou moins proche de la version anglaise. Cependant leur niveau d’anglais était basique. Quelques mots semblaient également empruntés au français ce qui les amusa beaucoup. Petit à petit la tension se dissipa et Célina s’en félicita.
Plus tard, alors que les plats avaient disparus de la table sans que personne n’ait eu besoin de se lever, Ascual leur fit un nouveau cours d’histoire et elles reprirent leur traducteur. En tant qu’archiviste, il était bien plus précis que Morten et les filles trouvèrent en lui, une mine d’informations.
Archiviste était à peu près l’équivalent d’un bibliothécaire de leur époque. En plus de consigner les ouvrages dans des étagères, il en recopiait des passages entiers dans un système de base de données partagée avec le reste de l’humanité à travers l’univers colonisé. Il avait une double spécialisation en histoire et en sorcellerie. C’était un véritable puits de connaissances, non seulement dans ces deux domaines, mais également dans beaucoup d’autres. Cependant, il n’aimait pas trop parler de lui et éludait toutes les questions un peu trop personnelles. C’est ainsi que, petit à petit, la discussion dévia vers Morten. Le pilote était encore un mystère pour les deux jeunes femmes. Il avait pourtant été leur premier contact hors de l’hôpital.
Il avait rencontré Célina par hasard, lui aussi. Elle avait eu besoin d’un chauffeur, quelques mois plus tôt, pour voyager hors du système EMM. Elle l’avait recruté par petite annonce. Ils avaient ensuite passé quelques semaines ensemble, avec Ascual. Très effacé au début, il s’intéressa de plus en plus aux recherches du couple et proposa ses services à long terme. Son passé dans l’armée spatiale de l’EMM leur serait sûrement utile à un moment. Célina ne se faisait pas d’illusion. Il était fort probable que dans le monde Shanak, peu de personnes soient au courant de la légende du grand livre. Par extension, il y avait également peu d’aventuriers à sa recherche. Cependant, de l’autre côté, ce serait certainement très différent, le monde Unigumi étant un monde de sorciers.
— Ça veut dire que vous risquez de vous battre avec d’autres sorciers pour ce bouquin ? demanda Akuma.
— Je l’ignore, mais ce n’est pas impossible, concéda Célina. De plus, le livre est normalement gardé par un sorcier, ou peut-être un mage. Il n’est pas dit que nous pourrons l’obtenir facilement.
— Mais qu’est-ce qu’un soldat pourrait faire contre un sorcier ?
— Les sorciers sont des gens comme les autres, intervint Ascual. Ils craignent les balles. Et puis, il n’y aura peut-être pas que des sorciers qui courront après le livre. Et surtout, nous n’avons aucune idée de ce qui nous attends de l’autre côté. Nous aurons peut-être également besoin d’un pilote. Pour faire simple, cette association nous sera profitable, c’est à peu près certain. Même si nous ignorons de quelle façon.
D’autres questions furent abordées. Qu’était devenue la France ? Y avait-il toujours des habitants là-bas ? Auraient-ils l’occasion d’aller voir Paris avant de partir sur Mars voir ce professeur de magie ? Les réponses ne firent pas plaisir aux filles. La France avait été désertée depuis des siècles et jamais reconquise. C’était à présent une immense forêt. Peut-être, comme dans certains anciens grands pays, y avait-il encore des habitants, vivant dans des ruines recouvertes par la végétation, mais le pays en lui-même n’existait plus. Et officiellement, il n’y avait plus personne…

29