Tom monta au premier, grimpant les marches deux à deux, sous la lumière tamisée des appliques murales, et il suivit le tapis rouge jusque dans le fond du couloir qui menait directement à la Salle de Repos. Ce qui aurait pu paraître étrange à Tom, s’il n’avait pas été habitué depuis son plus jeune âge à l’unique conformité de cet endroit, était la nudité des hauts murs de la demeure victorienne. Pas une image, pas un cadre, pas un tableau n’habillait les revêtements ancestraux et tout semblait être figé à l’ère des temps immémoriaux. Il poussa la porte grinçante de la salle principale et entra dans la pièce assombrie. Seule la lueur vive d’un feu brûlant dans l’âtre qui crépitait lui permit de distinguer des pieds nus croisés qu’il connaissait et dont les fins orteils s’agitaient sur l’accoudoir d’un large divan central. Il s’approcha, sourire aux lèvres, et se laissa choir dans le moelleux canapé, reposant, dans un soupir, sa tête sur le dossier.

_ Tom, le french rebelle, était dehors, s’amusa la voix douce à côté de lui.

_ Pas vu, pas pris, répliqua Tom.

_ Tu as de la chance qu’Edgar couvre tes escapades.

_ Il m’a à la bonne, le vieux, sourit Tom.

_ Et si c’est moi qui te dénonçais à Pinchesec, taquina sa voisine en tournant ses fins pieds nus vers le visage de son camarade.

Tom se redressa d’un bon et repoussa les pieds envahissants.

_ Pouah ! Anna, tu pues !

Anna éclata de rire et ramassa ses jambes contre elle. Tom ne put résister à l’amusement communicatif de la jeune fille et offrit un sourire charmant à sa camarade préférée. Comme Tom et comme tous les pensionnaires de la PictCross Academy, Anna avait seize ans et venait, comme chacun, d’un pays ou d’un état différent. Elle était suédoise et avait tout d’une nymphe aquatique de conte de fée. Elle était douce, légère et d’une incontestable beauté avec de longs cheveux blonds raides et soyeux courant sur ses épaules et s’évanouissant dans les courbes de son dos, des yeux bleus à la couleur d’un ciel d’été, et un sourire à se damner.

_ Comment peut-on puer autant des pieds en les ayant toujours à l’air ? s’étonna encore Tom.

_ Tare héréditaire, supposa Anna. Si je savais… dit-elle, soudain pensive.

_ Tu te rends compte que cela fait des années que j’apprivoise le vieux sans succès, s’exaspéra Tom. Il a la couenne dure, papi Edgar.

_ Je n’arrive même pas à comprendre que tu arrives à lui tirer une phrase entière. On ne l’a jamais vu que pester.

_ C’est un ermite. Il n’aime pas être dérangé, mais au fond, il n’est pas un mauvais bougre.

_ Qu’est-ce que t’en sais ? rétorqua une voix rauque, bien que féminine, à l’entrée de la salle.

Logan avait cette façon très personnelle de rabrouer la moindre certitude. Elle-même n’avait jamais vraiment su si elle était une fille ou bien un garçon manqué, comme on lui avait souvent fait remarquer. Elle était nonchalament appuyée sur l’encadrement de la porte, les bras croisés, un signe d’opposition habituel qui trahissait toujours sa mise sur la défensive et les pieds croisés également qui indiquaient qu’elle était, toutefois, très à l’aise avec son rude tempérament. La jeune écossaise, avait une passion pour les mythes, les symboles et les tartans. Malgré, son attitude en marge de la féminité telle qu’on la concevait, la blancheur de sa peau avait quelque chose de pur contrastant avec ses yeux d’un sombre profond. Et ses cheveux auburn coupés courts s’indisciplinaient au gré de ses gestes de façon charmante, lui donnant un air sexy qu’elle ne soupçonnait même pas.

_ Salut Logan, lança Tom, sans même la regarder.

Anna se tourna vers l’arrivante et lui fit un sourire tendre lorsqu’un quatrième pensionnaire déboula en trombe.

_ Pinchesec ! s’essoufla un petit rondouillard en bousculant Logan appuyée à l’entrée.

Logan bascula légèrement sur le côté et repoussa, d’un souffle, une mèche de cheveux qui s’était posé devant ses yeux.

_ Tu as autant de délicatesse qu’un mammouth équilibriste, Nelson, s’exaspéra Logan devant l’air pathétiquement confus du nouvel arrivant.

_ Oui, mais j’ai commencé mon régime, s’enthousiasma Nelson, d’un joyeux sourire creusant son visage de poupon texan.

_ Quoi ? Le régime avec lequel tu nous bassines à peu près toutes les semaines et qui prend fin devant les burgers du mercredi ? railla Logan.

_ Je serai fort, cette fois, se motiva Nelson dont aucune remarque n’aurait pu altérer la joie de vivre.

_ Tu n’as aucune volonté, Nelson, ni aucune répartie, d’ailleurs, rit Tom avant de se lever, entraînant Anna avec lui.

_ J’entends les talons de la vieille racornie qui se rapprochent. On a plutôt intérêt à rejoindre le dortoir, dare-dare, avertit Logan.

Les quatre amis se pressèrent dans le couloir et grimpèrent, à la hâte, les escaliers vers le troisième étage sous le regard vert contrarié de Nanny Pinchesec. La rigide directrice de la PictCross Academy approchait la cinquantaine, mais avait conservé, toutefois, une étonnante jeunesse qui lui donnait bien cinq ans de moins. Seuls, les rides du lion qui creusaient son front et les cheveux blancs de sa crinière interminable relevés en chignon attestaient de son âge véritable. Au pied des marches, dans son tailleur impeccable et démodé, droite et lèvres pincées, la conservatrice responsable commençait à se demander si l’indiscipline de quelques-uns des Imaginati n’allait pas lui poser problème.

A suivre…
Chapitre 3

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