Les Pics du Crépuscule, Zénith.
Dimanche 13 octobre 2013.
21h30.
Un an plus tard.

Un an.
Un an que Kaël et Lily subissaient les tortures physiques et psychologiques incessantes de Jézabel sous les ordres de Sian. Néanmoins, elle n’avait absolument aucune idée depuis combien de temps elle était arrivée aux Pics du Crépuscule : un mois, six mois, trois ans, un siècle ? Elle l’ignorait fermement. On s’amusait parfois à lui donner de fausses dates afin de la déboussoler davantage. On lui disait qu’elle était là depuis une semaine, parfois dix années. Elle était si atteinte psychologiquement qu’elle les croyait, quoi qu’ils disent, et n’avait plus aucune certitude sur rien. Bien qu’elle ait en sa possession les trois Trésors — précieusement cachés dans ses entrailles — et qu’elle en était la Maîtresse, Lily Aurora n’avait plus la notion du temps.
Quoi qu’elle sache, cela faisait un an qu’elle n’avait plus vu la lumière du jour. Elle était si pâle à présent, qu’elle ressemblait à une Ombre comme autrefois. L’époque où elle avait retrouvé son humanité, dans ces lieux magiques qu’étaient les Lacs du Sud, lui semblait lointaine, comme un vieux souvenir. Sa vie était si floue qu’elle croyait n’avoir jamais vécu. Elle avait cette vicieuse impression que son existence était celle d’une autre personne.
On avait fait endurer à son corps et à son âme des choses tellement dures qu’elle était devenue une machine qui refusait de penser, et s’efforçait de ne plus rien ressentir. On l’avait fouettée des heures entières, peut-être des jours entiers, sans arrêt, pour lui faire avouer ; avouer quelque chose qu’elle avait oublié, refoulé. On lui avait arraché la moitié de ses dents ; on l’avait enfermée dans une cage au fin fond de la montagne, sans qu’elle puisse boire ni manger, et réveillée toutes les heures pendant des semaines ; on lui avait expliqué en détails comment on l’exécuterait, lui faisant croire que ce serait le lendemain. Mais ce jour n’était encore jamais arrivé. Elle ignorait quand son heure viendrait, et la façon dont elle serait enfin libérée de cet enfer.
Au cours de ces périodes affreuses de torture, elle était épuisée à un point qu’elle avait des hallucinations. Parfois, elle ne parvenait plus à distinguer le cauchemar du réel, et vacillait entre les deux univers.
Puis il y avait ces périodes, si courtes mais libératrices, où on la soignait et la nourrissait sommairement de manière à ce qu’elle ne succombe pas. Son instinct de survie et son désir de mourir ne cessaient de batailler en elle. Et lorsqu’elle s’endormait sur Zénith, elle retournait sur la Terre.

Sur la Terre justement. Elle s’était montrée idiote à l’époque, lorsqu’elle s’était enfermée dans ce maudit hôtel. Sans le savoir, un an plus tôt, elle avait fabriqué sa propre prison. Elle avait construit à l’aide de l’Héliogie des murs en plomb, si bien qu’il n’y avait plus de fenêtre, de porte, et donc plus de lumière. Elle l’avait fait pour se protéger des Ombres qui envahiraient la ville. Pour ça, elle était bien protégée !
Mais sans lumière, elle était incapable de retirer cette muraille, la condamnant jusqu’à la fin de son existence sur cette planète à rester captive entre ces quatre murs. La seule chose qui aurait pu la connecter avec le monde extérieur était la télévision mais elle l’avait cassée l’autre fois, lorsqu’elle avait assisté à l’invasion de l’armée de Sian. Elle avait essayé de la réparer à maintes reprises, sans jamais aucun succès.
En revanche, dans cette prison, il n’y avait personne pour la torturer. En règle générale, elle restait éveillée le plus longtemps possible sur la Terre, échappant à la prison sur Zénith, jusqu’à ce qu’elle soit trop fatiguée ou que des blessures apparaissent sur elle, spontanément, signifiant qu’on tentait de la réveiller de l’autre côté.
Elle l’ignorait, mais l’hôtel dans lequel elle était condamnée à Paris était abandonné, comme beaucoup d’autres établissements au coeur de la capitale. Il y avait eu une période — qui avait duré quelques semaines — où l’armée de Sian avait fait de sérieux ravages dans Paris, détruisant tout sur son passage et tuant des milliers d’innocents.
Mais le monde entier n’avait pas été indifférent à de telles menaces terroristes d’un autre genre. Leur riposte avait été si efficace qu’elle avait éliminé une bonne partie des Ombres, des Géants, des Hybrides et même des Morts-vivants.
Malheureusement, une autre partie avait réussi à survivre et à se cacher dans les catacombes, le réseau métropolitain et les égouts de Paris. Leur menace était devenue plus discrète. Nombre d’entre eux avaient réussi à se fondre dans la masse, à se mêler aux Humains, parvenant à vivre comme eux pour les plus intelligents. Néanmoins, une grande majorité des Zénithiens n’appréciait guère cette autre planète et était définitivement retournée dans son monde d’origine, haïssant le mode de vie trop futuriste des Terriens.
Concernant les Ombres, deux groupes s’étaient rapidement formés : ceux qui se repaissaient de la chair fraîche des Humains disponibles sur la Terre, et ceux qui préféraient utiliser leur fragment de l’Ambre pour user d’Héliogie et se nourrir par leurs propres moyens, en synthétisant de l’eau ferreuse et du sang.
Quoi qu’il en soit, les parisiens ayant survécu avaient migré vers la banlieue, et rares étaient ceux qui continuaient de vivre au coeur de cette ville déserte. Les atrocités qui s’y étaient déroulées avaient marqué pour toujours plusieurs générations d’habitants, et bien au-delà des frontières françaises. Cette capitale, autrefois attractive et luxueuse, était devenue en l’espace de quelques semaines une ville en ruine et maudite, dont plus personne ne voulait y mettre les pieds.
Concernant Kaël, elle ne l’avait plus vu depuis son entretien avec Sian Valtori, lorsque ce dernier les avait conviés à un repas « d’honneur », un an plus tôt. Si elle avait su, elle lui aurait fait ses adieux, mais on ne l’avait pas prévenue. Elle ignorait s’il était encore en vie à l’heure actuelle. Elle avait oublié son visage, le son de sa voix et l’éclat de son rire. Elle ne savait pas ce qui était le plus atroce : avoir oublié les visages des êtres qu’elle aimait, ou n’avoir comme seuls souvenirs les yeux noirs de Sian, son rire cynique, la froideur de Jézabel et la douleur qu’elle commençait à ne plus ressentir.
Lily était si perdue et désespérée, qu’elle ne trouvait du réconfort que dans la lecture de son précieux Livret qu’elle avait caché dans sa cellule, et où elle avait décrit toutes les visions concernant l’Inconnu pour la plupart, et un mystérieux enfant.
Il y avait sept visions : le garçon de sept ans au bord du lac ; l’Inconnu jouant du piano aux côtés d’Éléna ; l’Inconnu au bord de la falaise se mettant en colère à la vue du Médaillon ; l’Inconnu et le Vulci ; elle qui était mourante et paralysée au milieu d’une plaine, et une personne venait la secourir ; son baiser avorté avec l’Inconnu au coeur d’une caverne ; et sa rencontre avec lui chez Noah, après avoir descendu des escaliers.
Mais elle avait inscrit deux visions supplémentaires. Celles-ci étaient particulières dans le fait qu’elles ne soient pas de simples songes. Il s’agissait de véritables voyages dans le futur ou le passé : le soir de la Fête de l’Ambre où elle avait porté la robe noire, dansé avec un blondinet et rencontré l’Inconnu ; puis la fois où elle s’était retrouvée dans une vieille maison, et elle avait enlacé le fameux enfant du lac qui devait se noyer.
Voilà que ces neuf évènements étaient parfaitement détaillés dans son Livret. Elle avait cru savoir, jadis, que le petit garçon qu’elle avait vu au bord du lac, se noyant à cause de voyous, n’était autre que Sian Valtori lui-même alors âgé de sept ans, au moment où il avait vécu son premier voyage sur Zénith.
Mais cette information là, elle l’avait volontairement — ou inconsciemment — refoulée. Elle ignorait s’il avait un lien ou pas avec l’Inconnu, et ne savait toujours pas qui était cet homme qui revenait sans cesse dans sa tête. Elle lisait, lisait, lisait inlassablement, chaque jour et avec frénésie les pages de son Livret. Elle espérait revivre ces visions qui l’habitaient, et voyager là-bas, peut-être, pour enfin échapper à la terrible emprise de Sian.
Lily avait pour habitude de s’allonger et de se remémorer les mystérieux voyages effectués dans ces songes. D’abord, elle se rappelait celui concernant le soir de la Fête de l’Ambre. Elle se représentait sa danse incongrue avec ce blondinet qui répondait au prénom de Victor, mais qui n’avait aucun lien avec son frère. Elle se souvenait de l’Inconnu qui l’avait observée au loin, pendant un bref instant, avant qu’il se volatilise. Puis elle l’avait cherché avec avidité, voulant enfin rencontrer cet homme pour de vrai. Elle était sortie en trombe de la salle, ignorant la Reine, courant dans la pelouse, haletante, l’air frais du soir emplissant ses poumons. Elle s’était approchée de lui, timidement, alors qu’il fumait seul sa cigarette. Il s’était retourné, lui avait adressé la parole, et n’avait pas semblé comprendre pourquoi elle ne le reconnaissait pas. Il avait paru agacé par elle, son comportement et ses « histoires de voyage dans le temps ».
Puis elle se remémorait son second voyage qu’elle avait fait pendant la bataille qui avait opposé les Elfes et les Ombres. En pleine confrontation avec Sian Valtori, elle avait fait un bond dans un autre lieu, peut-être même dans une autre époque. Elle s’était retrouvée dans cette vieille maison, et une belle femme s’apprêtait à lui servir le thé. Pendant ce temps, l’enfant qui s’était noyé dans le lac était assis dans le salon. Lily le serrait dans ses bras tandis que la dame la remerciait de l’avoir sauvé de la noyade…
Elle était perdue et ne comprenait plus rien. Elle se sentait à la fois heureuse, soulagée et mélancolique de se remémorer de tels moments, qu’elle n’avait pourtant pas vécus. Ces souvenirs intacts qu’elle entretenait grâce au Livret représentaient sa seule lueur d’espoir, sa seule lumière dans cette nuit sans fin.
Lily songeait au fait qu’elle perde la tête.
Mais l’Inconnu ne représentait pas l’unique espoir et source de joie au milieu de cette souffrance incommensurable. Victor en faisait aussi partie. Quelques fois, son frère venait lui rendre visite. Il lui apportait à manger, des restes de son dîner gargantuesque. Il essayait, à sa façon, de la réconforter, même si son relationnel n’était pas son fort au vu de son éducation. Il faisait ce qu’il pouvait, donnait ce qu’il avait. Malgré toutes les crasses que son frère lui avait faites dans le passé, elle ne pouvait pas lui en vouloir. Elle ressentait que de la pitié à son égard. Il était aussi victime de Sian qu’elle, mais d’une autre manière.
Ses visites étaient rares, très courtes aussi, car il n’avait pas le droit de la voir. Sian le menaçait de l’exclure des Pics du Crépuscule, de le renier, voir même de le tuer s’il rentrait en contact avec Lily, ou pire, s’il tentait de la libérer. Son frère était totalement embrigadé, et la torture qu’elle subissait ne changeait rien à la fidélité étrange que Victor consacrait à leur bourreau.
Ce jour-là — ou cette nuit-là — Lily se sentait vraiment mal, c’était bien pire que d’habitude. Elle avait un mauvais pressentiment, ce genre de vicieuse impression qui prenait racine dans son esprit et l’obsédait. Elle était allongée dans sa cellule sale, étroite et obscure. Son corps était recouvert d’hématomes, de sang, de sueur et de suie. Elle était chétive et ses membres tremblotaient. Elle claquait violemment des dents et sa mâchoire était bloquée parce qu’elle avait trop forcé dessus pour résister au mieux à la douleur.
Le froid rongeait ses os et l’humidité obstruait ses bronches. Le désespoir qu’elle ressentait était à son comble. Des idées noires l’envahirent, la persuadant qu’elle ne retrouverait plus jamais la lumière, qu’elle ne serait plus jamais heureuse. Son diaphragme se contractait si fort qu’elle avait cette continuelle envie de vomir. Des maux de ventre l’obligeaient à se tordre de douleur. Sa tête allait exploser, et sa gorge brûlait férocement tellement elle contenait de la rage et de la colère depuis trop longtemps. Lily se sentait véritablement malade.
À bout de force, la vulnérable jeune femme éclata en sanglots, recroquevillée sur elle-même, en position foetale, la joue collée contre le sol froid et poussiéreux. Elle hurla de chagrin, perdit les pédales. Soudain, elle se redressa fébrilement, s’approcha des barreaux, les tint fermement — avec le peu de force qu’il lui restait — et vociféra :
— POURQUOI IL N’Y A PAS DE PUTAIN DE LUMIÈRE ICI ?
Silence.
— SIAN ! SIAAAAAN ! hurla-t-elle en pleurant de plus belle.
La jeune femme se roulait par terre, ne parvenant plus à maîtriser ses émotions en ébullition. Elle devenait folle à lier et perdait l’esprit.
— Je suis là moi, dit une voix familière.
Lily se figea aussitôt, sécha ses larmes et se redressa. Son frère était là, debout, en train de la dévisager d’un air triste.
— Victor, murmura-t-elle, sincèrement soulagée de le revoir.
Le jeune homme s’accroupit et posa à travers les barreaux un petit paquet qui sentait merveilleusement bon.
— Je suis venu t’apporter à manger, chuchota-t-il en tendant l’oreille vers ce qui se passait à l’autre bout du couloir.
Il était sur le qui-vive. Sa visite était clandestine et il risquait gros pour sa petite soeur. La jeune femme ne lui adressa pas un regard, s’affaira à déchirer le paquet et dévora son repas avec les doigts, sans prendre le temps de mâcher. Il aurait pu y mettre du poison qu’elle s’en fichait, elle avait trop faim malgré la nausée qui tiraillait son estomac. Mais avant même qu’elle ait pu terminer, elle se retourna et vomit.
— Calme-toi, mange doucement, dit-il.
— Je n’attendais pas une visite aussi précoce, remarqua-t-elle après avoir retrouvé une respiration normale. Je n’ai peut-être aucune notion du temps, mais je connais parfaitement l’intervalle entre chacune de tes visites. Que se passe-t-il ?
Victor s’assit contre les barreaux et baissa la tête, l’air très grave.
— Ont-ils enfin décidé de mon sort ? devina-t-elle. Où est Kaël ?
— J’ai réussi à écouter une conversation entre mon père et Jézabel, commença-t-il.
Mais il s’interrompit lorsqu’il vit Lily grimacer au moment où il avait employé le mot « père ». Il rectifia aussitôt son vocabulaire.
— Sian Valtori, pardon.
— Qu’est-ce qu’ils disaient ? demanda-t-elle en mangeant plus calmement.
— Ils ont jugé que tu n’avais plus rien à leur apprendre, ton ami non plus…
— Kaël est toujours en vie ? coupa-t-elle d’un air enthousiaste, les yeux exorbités.
C’était la seule information qui l’intéressait.
— Il est toujours en vie oui, mais dans un sale état, comme toi…
La jeune femme se renfrogna et attendit qu’il en révèle davantage.
— Ça va bientôt faire un an qu’ils vous interrogent. Et vous n’avez toujours rien révélé au sujet des Trésors du Temps…
— Un an ? s’offusqua-t-elle, abasourdie. UN AN ?
— Ne crie pas ! souffla-t-il d’un regard noir. Quelqu’un pourrait descendre et me voir ici !
Silence.
— Un an ? répéta-t-elle en chuchotant fortement au point de s’irriter la gorge.
— Oui, un an ! Mais c’est terminé à présent, dit-il. La date de ton exécution est fixée.
Lily ne put dire s’il s’agissait de la pire ou de la meilleure nouvelle qu’on lui ait jamais dite.
— Ce sera quand ?
— Le 15 octobre, dans deux jours, à midi précisément, lorsque le soleil sera au zénith.
Silence.
— La Fête de l’Ambre… C’est très symbolique, remarqua-t-elle.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas… Il s’est passé beaucoup de choses à cette date. Premièrement, ce n’est pas très important, mais c’est le jour de mon anniversaire… et du tien, par ailleurs. Puis c’est le jour de la Fête de l’Ambre, la Fête des Elfes… C’est le jour où la Guerre a été déclarée un an plus tôt.
— C’est le jour de ton anniversaire, vraiment ? demanda-t-il d’un air surpris.
— Oui, pourquoi ?
— C’est aussi celui de Sian.
La jeune femme réfléchit à vive allure et trouva ces coïncidences très étranges.
— Ah oui, tu as raison, j’avais oublié, remarqua-t-elle, abasourdie.
Silence.
— C’est bizarre. Nous sommes tous les trois nés le 15 octobre, exactement le jour où l’Ambre flamboie ! ajouta-t-elle, très intriguée. Cela a peut-être un lien… Peut-être qu’un descendant Aurora ou Valtori peut devenir un candidat seulement s’il nait ce jour-là, ce qui réduit encore les chances d’en devenir un…
Victor agita soudainement la tête et dit :
— Où voulais-tu en venir au départ ?
— Je disais que cette date est très symbolique ! Encore plus maintenant ! Cette journée représente la puissance des Elfes, mais en même temps leur perte puisqu’ils se sont éteints autour de cette date, un an plus tôt. Et voilà que ce sera ce jour-là que leur Élue, c’est-à-dire moi, sera exécutée.
Silence.
— Je crois que cette date est très importante pour Sian, ajouta-t-elle à toute vitesse. Il ne l’a pas choisie au hasard, que ce soit pour déclarer la Guerre à ses ennemis ou m’éliminer, il ne l’a pas choisie au hasard, répéta-t-elle, étourdie par ces mystères qui éclairaient de plus en plus son esprit, ce qui la revigora.
— Il a trahi les Elfes au Crépuscule du 15 octobre 1912, précisa Victor d’un ton lugubre.
— Tu… tu as raison, balbutia-t-elle, troublée.
— Et je sais aussi que c’est le 15 octobre 1910 que Jézabel a perdu ses yeux et qu’on l’appelle maintenant La-femme-aux-yeux-bandés.
Lily émit un petit rire nerveux et lâcha :
— Il y a un mystère qui se cache derrière cette date. J’en suis certaine… J’aurais voulu vivre assez longtemps pour le savoir, résoudre l’énigme du Médaillon où sont inscrites les initiales A.V.. Et cet Inconnu…
Victor fronça les sourcils, ne comprenait pas tout, et songea même un instant qu’elle devenait folle.
— Rien n’a plus d’importance maintenant, je vais mourir dans deux jours, je ne le réalise pas encore, avoua-t-elle.
Son espoir retomba bien vite et les larmes ne tardèrent pas à ruisseler sur ses joues. Son frère hésita un instant, il ne savait pas trop quoi faire. Puis, timidement, il passa ses bras à travers les barreaux rouillés et l’attira vers lui. Ils finirent par s’enlacer précipitamment, avec passion. Victor plaqua sa grande main sur la tête de Lily et embrassa longuement son front perlant de sueur.
— Merci, merci, merci, souffla-t-elle à son oreille, pleurant de plus belle. Merci pour tes visites…
Elle sanglotait. Victor fut d’abord décontenancé, puis touché par ce contact physique et cette démonstration d’affection qu’il n’avait pas l’habitude de voir. Leur étreinte s’éternisait, mais aucun n’osa la briser.
— Tu te souviens quand tu étais emprisonné aux cachots d’Aurora, et que les Elfes et Éléna te torturaient pour obtenir des informations sur Sian ? demanda-t-elle entre deux sanglots.
— Oui, je me souviens très bien, dit-il avec amertume.
— Je suis venue te voir plusieurs fois et… et tu m’as dit que j’étais « ta lumière ».
Silence.
— Oui… je me souviens.
— Et bien, c’est à ton tour d’être ma lumière, Victor. Tu l’as été pendant tout ce temps où j’ai croupi dans ce trou à rat !
Silence.
— Mais il y a une grande différence entre toi et moi, ajouta-t-elle. C’est que moi, quand j’ai su que tu ne donnerais aucune information aux Elfes au sujet de Sian, et que tu lui resterais fidèle, j’ai détourné les yeux de toi et j’ai aussitôt cessé de te voir. Tu étais mon frère mais je t’ai abandonné dans cette cellule… Tandis que toi, malgré une année passée sans que je ne révèle la moindre information, tu n’as jamais cessé de me soutenir.
Fragilisée par la situation, Lily ne contenait plus ses émotions et se remit à pleurer.
— Je suis tellement, mais tellement désolée de t’avoir abandonné, gémit-elle.
Victor la serra un peu plus fort et lâcha quelques larmes, ce qui lui arrivait très rarement.
— Avant ma mort imminente, mon frère, tu représentes ma dernière lumière…
Un long silence planait. Lily entendait seulement les battements de coeur réguliers et réconfortants de son frère. Il n’y avait plus d’espoir. L’histoire de Lily Aurora s’achèverait bientôt, dans deux jours, ce fameux 15 octobre à midi précisément, lorsque le soleil serait au zénith.
Au zénith.
— Au zénith ? dit-elle en s’écartant brusquement de Victor. Où est-ce que je vais mourir, et comment ?
— Dans la salle du Grand Théâtre, répondit-il. Il est prévu que tu sois exécutée sur scène, par la guillotine, en même temps que l’Elfe.
— La guillotine ? répéta-t-elle, à la fois surprise et terrorisée.
Elle espérait seulement mourir sur le coup, sans douleur. Son corps fut parcouru d’un vif frisson. Elle eut un soudain haut-le-coeur et refusait d’y être. C’était affreux et insupportable. Malgré ce qu’elle avait enduré depuis son premier voyage sur Zénith, elle ne voulait pas partir maintenant, c’était encore trop tôt.
— Pourquoi la guillotine ? demanda-t-elle. N’ont-ils pas trouvé une manière moins barbare d’exécuter leurs prisonniers ?
— C’est une idée de Sian. Selon lui, c’est la machine de mise à mort utilisée en France, dans son monde…
— Oui ! Mais il y a très longtemps !
— Il est né en 1887, objecta-t-il.
La jeune femme agita la tête, ferma solidement les yeux un instant, et s’efforça de ne pas s’imaginer la scène, puis demanda :
— Est-ce que… est-ce que cette salle de théâtre sera éclairée ?
— Par des flambeaux, répondit-il d’une voix sans timbre, ne comprenant pas où elle voulait en venir.
— Ah…
Elle agita les yeux de droite à gauche, réfléchissant intensément, et se massa les tempes avec ses doigts frissonnants.
— Je veux dire… est-ce la lumière du jour rentrera dans cette salle ?
Victor resta interdit un moment, fronçant durement les sourcils.
— Pourquoi cette question ?
Silence.
— Je ne crois pas qu’il y ait la lumière du jour qui pénètre les lieux, comme tout autre endroit dans les Pics du Crépuscule, poursuivit-il, perplexe.
Silence.
— Enfin si, peut-être… Je crois bien qu’il y a une ouverture dans cette caverne, là où tu seras exécutée. La lumière n’y passe jamais, l’orifice est trop étroit… Sauf lorsque le soleil est au zénith, peut-être. Mais je ne suis pas certain, révéla-t-il.
De l’adrénaline fusa aussitôt dans les veines de Lily, accélérant dangereusement son rythme cardiaque. Ses paupières se dilatèrent et ses lèvres rougirent. Une lueur d’espoir subsistait encore. Elle devait à présent jouer sa carte des sentiments. Sa vie, celle des Elfes, de ses proches et de milliers d’innocents reposaient sur cet hypothétique faisceau de lumière.
La jeune femme attrapa le visage de son frère entre ses mains et plongea ses yeux dans les siens. Laisser les larmes inonder ses joues fut une chose aisée afin de l’amadouer. Elle s’approcha doucement de lui et plaqua sa tête contre lui, à travers les barreaux.
— J’ai peur de mourir, gémit-elle. J’aimerais vraiment… mais vraiment voir la lumière du jour avant de mourir, avant de me retrouver dans le noir le plus total…
— Je ne peux pas te faire sortir de là, tu le sais bien, dit-il d’un ton lugubre, en caressant ses cheveux.
Lily marqua un silence calculé, renifla grossièrement, et poursuivit :
— Je ne te demanderais jamais cela. Je ne souhaite pas que tu risques ta vie pour moi, mais…
Silence.
— J’aimerais vraiment que la lumière m’inonde au moment où je me retrouverai seule, attachée sous cette monstrueuse guillotine, prête à mourir…
— Mais pourquoi ? insista-t-il avec douceur, de peur de la froisser.
— Je veux voir la lumière avant de mourir, voilà ma seule exigence, est-ce trop demandé ? s’égosilla-t-elle avec aplomb, furibonde. Ça fait un an que je ne l’ai pas vue !
Victor était sa dernière chance, il devait lui obéir sans poser de question. Il ne devait pas non plus comprendre ses intentions. Le jeune homme ne dit rien pendant quelques secondes, avant de déclarer :
— Je vais voir ce que je peux faire. Avec un miroir, peut-être que je parviendrais à te renvoyer la lumière…
Folle de joie, Lily le serra un peu plus fort contre elle, et descendit ses mains tremblantes le long de son corps. Ses doigts finirent par effleurer un objet dur et froid : le manche d’un couteau. Délicatement, en embrassant longuement la joue de sa proie de manière à détourner son attention, elle attrapa le manche et le retira sans bruit de son étui en cuir. Étant accroupie, elle glissa le couteau entre ses cuisses et ses mollets, et frissonna au contact de la lame glacée.
— Je ne te remercierais jamais assez, mon frère, pour ce que tu fais pour moi, dit-elle en s’écartant de lui. J’ai besoin d’être seule maintenant. Je dois me préparer mentalement à ce qui m’attend.
Victor ne semblait pas vouloir partir. Quelques instants plus tard, il adressa un dernier regard témoignant d’une profonde tristesse à Lily, se releva solennellement, et dit :
— On se reverra le 15 octobre, en espérant pouvoir projeter la lumière du jour sur toi, et t’apaiser un peu avant…
Il s’interrompit.
— Merci, souffla-t-elle.
Puis il s’en alla, laissant une jeune femme en détresse derrière lui, seule, dont les yeux remplis d’espoir brillaient dans le noir.

Les Pics du Crépuscule, Zénith.
Mardi 15 octobre 2013.
10h00.

Lily ignorait l’heure qu’il était. Elle avait passé ses derniers instants à fixer la lame tranchante du couteau, les mains tremblantes. Elle savait pertinemment ce qu’elle devait faire, mais c’était si barbare et contre-nature qu’elle n’avait toujours pas franchi le pas. Elle eut le vague sentiment que son heure était proche et qu’elle n’avait désormais plus le temps ni le choix.
C’était absolument effroyable de ne pas savoir quand on débarquerait dans sa cellule pour l’emmener à la « machine ». Mais elle avait encore une chance d’épargner sa vie et de se volatiliser avant que la lame atteigne sa nuque.
Malheureusement, la Sablier se trouvait sous la peau et les muscles de son abdomen ; il n’était pas certain que Victor parvienne à dévier la lumière pour l’inonder ; et bien sûr, elle ne savait toujours pas si elle était capable de faire fonctionner le Sablier avec si peu de lumière, dans ces conditions chaotiques où elle manquerait à chaque instant de perdre connaissance. Elle devrait veiller à cacher le Trésor dans sa main, en le tournant discrètement derrière son dos bien que ses mains soient liées. Sa mission relevait de l’impossible, ses chances de réussir étaient extrêmement minces.
Elle déchira le bas de sa robe en haillon et forma un ruban qu’elle tendit. Elle s’allongea sur le dos, souleva son vêtement de manière à exposer son ventre, et attrapa le couteau de la main droite. De sa main gauche, elle tâta son abdomen, le visage crispé. Elle était si maigre qu’elle sentait parfaitement chaque bijou sous ses doigts, et devinait très bien leur forme. Les sensations étaient désagréables, mais ce n’était rien à côté de ce qu’elle s’apprêtait à faire.
Avec des gestes fébriles, elle ramassa un morceau de bois qui traînait par là, et le mit dans sa bouche de manière à pouvoir le serrer avec les dents. Elle approcha la lame de sa peau, tâta de nouveau avec ses doigts pour s’assurer que c’était bien le Sablier qu’elle touchait. Son front était ruisselant de sueur. Haletante, elle posa la pointe du couteau à un endroit très précis. Elle inspira vigoureusement, hésita, ferma les yeux, gémit de terreur et enfonça la lame d’un demi centimètre.
Elle hurla et referma sa mâchoire sur le morceau de bois, jetant sa tête en arrière. Mais elle ne s’arrêtait pas d’inciser pour autant. Elle parcourut la lame autour du Trésor avec des gestes fébriles. Son visage était écarlate, et les veines de ses tempes ressortaient tellement qu’on aurait cru que sa tête exploserait. Elle lâcha quelques larmes avant de reprendre sa respiration. Elle inspira et expira avec frénésie comme si elle s’apprêtait à accoucher, lâcha le couteau ensanglanté et reprit ses esprits pendant de longues minutes. Elle se mordit la langue pour ne pas s’évanouir, retint sa respiration et massa sa plaie de manière à faire sortir le petit bijou.
Plus tard, il s’extrayait doucement. Elle le retira avec délicatesse, attrapa le tissu de sa robe, et l’enroula entour de son abdomen en serrant très fort de manière à stopper l’hémorragie. Elle frotta ensuite le Sablier et ses mains dans la poussière pour se débarrasser du sang. Elle s’empressa vers le mur, récupéra le Médaillon et le Livret cachés dans une fente, et y introduisit le couteau à la place. Elle inséra les deux objets entre le bandeau ceignant sa taille et ses reins, et se revêtit de sa robe grisâtre. Le Sablier, lui, était soigneusement caché dans sa main droite. Elle le serrait si fort qu’elle en avait mal aux articulations.
Exténuée par son opération, elle s’affala sur le sol et attendit que son heure vienne. Tout était en place, elle était enfin prête. C’était à Victor de rentrer en jeu à présent. Lui seul pouvait lui transmettre la dernière lumière de sa vie passée ici.
La dernière lumière d’une époque sombre.

Une heure plus tard, Lily était couchée à même le sol, recroquevillée en position foetale. Son abdomen lui faisait affreusement mal, le tissu qui entourait son ventre s’était imbibé de sang. Le pire n’était pas la douleur, non. Le pire était la terreur qu’elle ressentait à ce qui l’attendait. Elle résistait à l’envie de se laisser aller, de s’endormir… pour toujours.
Mais elle devait rester forte, elle avait encore une petite chance de s’en sortir. Elle n’aurait su dire si son état second était dû à la douleur, à la perte de sang ou à l’épouvante qui la cernait. De toute son existence, elle n’aurait jamais cru devoir un jour attendre le moment de sa mort, de son exécution ; et surtout, elle n’aurait jamais cru se faire guillotiner comme les français d’autrefois. C’était indescriptible et terrifiant. Aucun Humain n’était préparé à un tel moment, c’était au-delà du supportable. La jeune femme commençait à voir trouble, et à quitter la réalité.
Quand soudain, un homme entra en trombe dans la cellule. À cet instant, elle n’aurait pu décrire l’envergure de son désarroi. Le monde s’écroula devant ses yeux, ses jambes fléchirent et son coeur fut prêt à imploser dans sa poitrine. Elle sentit sa main froide et rugueuse agripper son bras avec force et la soulever sans ménagement. On lui attacha fermement les poignets et les chevilles avec des chaînes. La seule chose sur laquelle elle se focalisait était le Sablier caché dans sa main. Elle ne devait surtout pas le lâcher.
— L’heure de ta sentence est arrivée, ma petite ! siffla-t-il.
Abattue, elle se laissa manipuler comme une vieille poupée de chiffon, et entraîner par l’homme dans des couloirs sombres. Ils gravirent des escaliers, des rues pavées, des passerelles et à nouveau des escaliers, au milieu d’Ombres lui crachant au visage. Les cris, les hurlements, les acclamations lui parvinrent. Elle se sentait happée par ce désordre et ce brouhaha qui résonnait au sein de l’immense caverne. Les lieux étaient lugubres et majestueux. Seule la lumière des torches éclairait la mystérieuse cité.
Ils pénétrèrent dans un sublime et spectaculaire amphithéâtre taillé dans la roche noire. Lily était debout, les pieds enchaînés comme une vulgaire prisonnière et les mains liées dans son dos.
Ses poings étaient solidement fermés.
L’homme l’entraîna à côté d’un autre prisonnier : Kaël. Ils se trouvaient tous les deux face à une foule déchaînée. Lily sentit sa robe bouger, baissa la tête et vit des doigts la frôler. L’Elfe était attaché comme elle.
— Tu vas me manquer, murmura-t-il, bouleversé. Je t’aimais…
Elle n’eut pas la force de lever les yeux vers lui. Elle fondit en larmes, impuissante, et souffla entre deux hoquets :
— N’emploie pas le passé, supplia-t-elle. Nous ne sommes pas encore morts… Ce n’est pas terminé…
— Tu vois une autre issue pour nous deux, toi ?
— À MORT ! À MORT ! À MORT ! hurlait la foule qui se tenait devant eux.
Soudain, une main glacée l’agrippa et l’entraîna vers la potence : une vertigineuse guillotine. Elle la regarda une seule fois car sa silhouette élancée l’étourdit. Elle baissa la tête et ne put la contempler une fois de plus. Lily était silencieuse, mais se trouvait dans un état second. Elle se sentit faiblir, et continuait de se mordre la langue jusqu’au sang pour ne pas s’écrouler d’épuisement. Sa tunique s’imbibait de plus en plus de son fluide écarlate.
Elle leva les yeux et chercha du regard un quelconque faisceau de lumière dans les parages. Victor lui avait-il menti ? Mais elle n’eut pas le temps de le chercher davantage car on l’obligea à s’agenouiller, plaça de force son cou fin sur le bois dur et froid de la lunette, et la referma sur sa vulnérable nuque. Enfin, on en écarta ses cheveux sanguinolents, de façon à l’exposer au mieux à la lame meurtrière.
— Je te laisse une dernière chance pour me révéler où se trouvent les Trésors du Temps, susurra la voix mielleuse de Sian au creux de son oreille.
Son haleine putride finit par lui donner la nausée.
— À MORT ! À MORT ! À MORT ! continuait de crier la foule.
Lily serrait les dents et plissait les yeux. Sa respiration était saccadée.
— Jamais, cracha-t-elle. Jamais je ne vous le dirai ! Vous pourriez exterminer tous les êtres de la Terre et de Zénith que je ne vous le dirais pas !
— Très bien, pesta-t-il froidement. C’était ta dernière chance.
Sans prévenir, elle entendit la lame grincer et trancher sa nuque. Elle sursauta vivement et son cœur cessa aussitôt de battre. Elle put entendre le bruit d’un boulet tomber sur le sol et rouler sur quelques mètres. Quand elle ouvrit les yeux, sa propre tête était toujours solidement attachée à son buste. Elle comprit alors que c’était Kaël qui venait de subir la sentence. L’instant d’après, elle voulut hurler, mais aucun son ne sortit de sa bouche pendant un bref moment.
— NOOOOON !
Elle tenta en vain de se débattre, hurla de plus belle et devint rouge de fureur.
Elle fit tourner frénétiquement le Sablier dans sa main.
Sa seule pensée fut pour Victor et la dernière lumière que pouvait lui offrir Zénith. Elle ignorait complètement si son frère réussirait, si elle réussirait…
— JE VOUS HAIS ! SIAN ! JE VOUS HAIS ! JE ME VENGERAI ! VOUS ENTENDEZ ? JE ME VENGERAI ! DANS CETTE VIE OU DANS UNE AUT…
Mais avant qu’elle ait pu terminer sa phrase, elle entendit sa propre lame, cette fois-ci, grincer affreusement.
Trou noir.

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