L’homme au pistolet s’arrêta devant son cadet pour l’aider à se relever. Comprimant la blessure en l’empoignant, il ignora le soupir plaintif de l’adolescent et le relâcha dans une totale indifférence.

— C’était risqué, marmonna-t-il en rangeant l’arme dans sa poche intérieure.

— Mais on ne pouvait pas rester là sans rien faire…

Négligeant momentanément la douleur, le garçon ouvrit la portière et libéra le conducteur inconscient pour le traîner au sol sur plusieurs mètres. Il s’accroupit à ses côtés, le menton posé sur ses genoux, puis détailla du regard le blessé au visage maculé de sang.

— Tu cherches quelque chose ? demanda-t-il en voyant son tuteur contourner le tout-terrain.

— De quoi appeler les secours.

L’adulte trouva l’objet désiré sous les feuilles éparpillées d’un dossier. Ramassant le téléphone portable, il quitta l’habitacle et composa le numéro d’urgence. L’écran était cassé. Par chance, les touches du clavier numérique n’avaient pas souffert lors de la chute.

Le petit brun s’assit en tailleur pour se reposer et prêta une certaine attention à l’échange vocal. Bien plus que les mots en eux-mêmes, c’était le sang-froid et l’efficacité de son partenaire qui suscitaient son admiration.

La communication venait de prendre fin quand un bruit de moteur attira leur regard vers la route au-dessus d’eux. L’homme avait pris soin d’enclencher ses feux de détresse en se garant et de nouveaux arrivants sortaient de leur voiture pour les rejoindre auprès du véhicule accidenté. La curiosité naturelle de l’espèce humaine n’était plus à démontrer, mais l’aîné devait reconnaître que se décharger de l’affaire l’arrangeait.

— Nous n’avons plus rien à faire ici, murmura-t-il en glissant le téléphone dans la main de la victime. Viens.

Le garçon s’apprêtait à protester mais un regard autoritaire l’en dissuada. Chagriné, il obéit et se rangea aux côtés de son compagnon.

— Que s’est-il passé ? s’enquit l’un des badauds en s’approchant.

— Un tout-terrain m’a coupé la route. Le conducteur est hors de danger et les secours ne devraient plus tarder.

Avec des propos emplis d’une compassion futile, les inconnus hochèrent la tête. L’un d’eux fit preuve d’une curiosité déplacée en jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule de leur interlocuteur. Craintif, l’adolescent se cacha un peu plus derrière la carrure de son tuteur et celui-ci se racla la gorge : un rappel à l’ordre poli à l’intention de l’indiscret.

— Restez près du blessé et maintenez-le au chaud en attendant l’ambulance, conclut-il simplement.

Sans plus attendre, les deux partenaires reprirent leur ascension jusqu’à la route. L’aîné savait combien son protégé était farouche face à de parfaits inconnus. Compatissant, il passa un bras autour de ses épaules, ne manquant pas de le faire frémir à ce contact :

— Je n’aime pas leurs yeux.

— Tu leur accordes trop d’importance.

Trois individus étaient restés sur l’accotement pour accueillir les secours dès leur arrivée. En voyant les deux partenaires regagner leur voiture, ils s’empressèrent de les interroger mais toutes leurs questions furent déclinées. Le cadet bondit sur son siège et claqua la portière.

— À ton avis, il va s’en sortir ?

S’asseyant au volant, son gardien acquiesça et démarra la voiture. Ils pouvaient reprendre leur route, loin de cette effervescence qui ferait couler beaucoup d’encre dans les journaux.

• • •

Passer du noir profond d’un sommeil réparateur à la blancheur agressive des murs de l’hôpital lui éveilla une cruelle migraine. Maudite torpeur qui l’abandonnait trop tôt ! Dans un grognement, il ferma les yeux pour tenter de la retrouver. Malheureusement, son cerveau parfaitement conscient enregistrait le moindre bruit et l’amplifiait, lui interdisant tout repos. Même fourbu de fatigue, se rendormir s’avérait impossible. Un peu faible sur ses bras, il parvint toutefois à s’adosser contre le lit. L’effort n’avait rien d’insurmontable, mais le jeune homme était encore un peu sonné.

En observant la chambre qui l’avait accueilli durant la nuit, il comprit très vite qu’il se trouvait au centre hospitalier d’Ann Arbor. Une rapide plongée dans ses souvenirs lui permit de se remémorer le trajet vers Grand Haven, l’attaque subie contre son véhicule, la chute dans le ravin. À l’heure qu’il était, le tout-terrain devait être une triste épave au milieu d’autres cadavres de tôle et de pneus.

La porte s’ouvrit. Lila-Rose apparut avec deux thés fumants qu’elle venait d’acheter au distributeur du rez-de-chaussée. Constatant que son petit-ami avait retrouvé ses esprits, elle posa les gobelets sur la petite table et le serra contre elle. Un sourire aux lèvres, ce dernier répondit à son étreinte et lui caressa tendrement le dos pour la rassurer.

— Tu nous as fait peur, reprocha-t-elle en lui tapant l’omoplate en guise de punition.

— Eh, on ne frappe pas un accidenté !

Jarren était heureux de pouvoir la tenir dans ses bras. Il avait eu de la chance et il le savait.

Lila-Rose s’installa sur la chaise à ses côtés et lui tendit le gobelet fumant.

— Je suis ici depuis combien de temps ?

— Depuis hier soir. Tu t’es d’abord réveillé dans l’ambulance, puis une deuxième fois après les premiers examens quand tes parents étaient là… Et c’est tout naturellement que tu as demandé un beignet aux pommes, soupira la jeune fille en se massant les sinus.

— Tu es sérieuse ?

— Tous les médecins ont ri et quand on t’a dit que ce n’était pas possible, tu t’es rendormi…

Riant à son tour, Jarren goûta la boisson chaude du bout des lèvres et manqua de recracher la première gorgée.

— Désolée, ça ne vaut pas celui de maman, murmura-t-elle sur le ton de la confidence.

Le jeune homme haussa les épaules avec un sourire résigné. À force d’être reçu comme un prince chez les Li-Zhong, boire du thé oriental préparé dans l’art de la tradition chinoise était devenu une habitude.

— Tu as eu une chance insolente, les médecins n’en revenaient pas que tu t’en sortes aussi bien. Heureusement que des gens ont vu l’accident.

— Ils ont dit quelque chose à la police ?

La jeune fille esquissa une petite moue étrange.

— Ceux qui t’ont porté secours sont partis avant l’arrivée de l’ambulance. Du coup, on ne sait pas grand chose. La police a interrogé les personnes qui t’ont rejoint mais elles n’ont pas été témoin de l’accident. Tu te souviens de quelque chose ?

Secouant négativement la tête, Jarren trempa à nouveau ses lèvres dans l’infâme breuvage. La réaction de ses sauveteurs le surprenait un peu. Le plus frustrant dans cette affaire, c’était de ne rien savoir à leur sujet : pas un nom pour les retrouver afin de les remercier. Le jeune homme ne pouvait s’empêcher de se sentir redevable.

— Jen, que s’est-il passé ?

— J’ai voulu éviter un chevreuil, soupira-t-il d’un air penaud.

Bien qu’il excellait dans l’art du mensonge, Jarren détestait l’idée de tromper ses proches. Il préférait dire la vérité, même quand cela pouvait tourner à son détriment. Évoquer le loup ne lui portait pas préjudice, il n’avait aucune raison de vouloir cacher ce fait à Lila-Rose. Mais au fond de lui résonnait une voix en colère. Une voix menaçante, qui lui ordonnait le silence absolu. Était-ce un message laissé par le prédateur ?

Cette sensation était à la fois surréaliste et désagréable. Pire encore, il éprouvait de la culpabilité à l’idée de devenir paranoïaque, jusqu’à chercher une justification à ses délires. Pour autant, il ne parvenait pas à outrepasser les ordres de cette voix.

— Tes parents sont venus, hier soir. Les médecins ont mis deux heures à les convaincre que tu ne risquais plus rien.

Les deux amoureux partagèrent un rire tendre. Les Lothamer savaient faire preuve de retenue pour ne pas embarrasser leur unique fils. Ils ne s’immisçaient jamais dans sa vie privée, le jugeant assez mature et averti pour faire ses propres choix. Mais lorsque la santé de Jarren était en jeu, ils devenaient plus acharnés que des lions.

— Et toi, tu es venue comment ?

— Papa m’a déposée ici. J’ai quitté la maison dès que ta mère m’a prévenue.

Elle baissa les yeux un court instant, troublée :

— J’étais vraiment inquiète…

Jarren lui sourit, le regard empreint de douceur. Il ferma ses doigts autour de la main de Lila-Rose et la porta à ses lèvres pour y déposer un baiser au creux de la paume.

Rompant brutalement cet instant d’intimité, une infirmière entra dans la chambre. Âgée d’un peu plus de cinquante ans, elle avait les cheveux blonds cendrés, retenus en une queue de cheval basse sur sa nuque. Le visage émacié par la fatigue d’une dure journée, elle n’avait pas l’air de vouloir s’encombrer avec la pudeur du couple.

— Vous avez de la visite, M. Lothamer, déclara-t-elle simplement.

L’infirmière s’effaça pour laisser passer les deux inconnus. L’aîné la congédia d’un regard avant de refermer la porte.

Les vêtements de ce quarantenaire semblaient s’inspirer des modes victoriennes : une chemise blanche à jabot, un gilet en toile orné d’une montre à gousset, un pantalon de cuir noir et des bottes à lacets, le tout dissimulé sous une redingote baroque en velours. Il était plutôt bel homme et sa silhouette élancée, ajoutée à cette apparence peu commune, lui conféraient un charme indéniable.

Malgré un teint pâle, les traits de son visage trahissaient une ascendance japonaise parmi ses ancêtres et son port altier témoignait d’une certaine noblesse. De beaux cheveux blonds ondulaient jusqu’à la ligne fine de ses mâchoires parfaitement imberbes, tandis que ses iris gris portaient un regard conquérant sur le monde. Ses sourcils délicatement épilés, son nez droit et ses lèvres joliment dessinées soulignaient un peu plus sa beauté énigmatique. Un adulte en pleine force de l’âge, au charisme indéniable mais dérangeant.

À ses côtés se détachait une silhouette un peu frêle qui tenait un bouquet de fleurs. Âgé de dix-sept ans tout au plus, le garçon aux traits enfantins dépassait à peine le mètre soixante. Japonais de souche pure, il avait la peau claire typique de la population sud-nipponne et une tignasse brune indisciplinée encadrait son visage androgyne. En adoptant un style punk rave, lui aussi affichait une vêture particulière, bien que plus anachronique que celle de son partenaire. Cependant, toute les attentions se concentraient sur son regard : ses iris vert pâle, presque jaunes dans leur nuance, ressemblaient à deux péridots portant toute la bonté du monde.

L’adolescent s’approcha timidement. Il déposa le bouquet sur la table basse et s’écarta de quelques pas.

— Nous avons entendu un médecin parler de votre autorisation de sortie… Il semblait plutôt confiant…

Jarren écarquilla les yeux, quelque peu déstabilisé par la présence insolite de ces deux étrangers. Toutefois, il n’oublia point la politesse et répondit le plus naturellement possible :

— Merci, c’est vous qui m’avez sauvé ?

— Votre voiture nous est passée devant, intervint l’adulte d’une voix grave et neutre. Nous avons dû nous arrêter pour vous venir en aide. Et comme aujourd’hui, ce jeune garçon voulait à tout prix s’assurer de votre état de santé…

— Oh, il ne fallait pas vous donner cette peine, rétorqua Jarren, piqué au vif par le désintérêt manifeste de l’homme.

Ce dernier se contenta de lui sourire, le fixant sans sourciller. L’idée de le défier du regard démangeait furieusement le blessé, mais quelque chose lui disait qu’il valait mieux oublier cette joute verbale. N’ayant aucune forme d’instinct belliqueux, il lui semblait plus sage de passer à autre chose.

Il jeta un coup d’oeil au petit brun qui s’était contenté de baisser les yeux pendant l’échange. Ses longs cils noirs ombraient légèrement ses pommettes tandis qu’il gardait le silence. Incapable de laisser le garçon dans l’embarras, Jarren fit l’effort de reprendre leur discussion pour lui changer les idées.

— Merci pour les fleurs. C’est gentil.

Un sourire radieux éclaira le visage de l’adolescent qui s’inclina légèrement.

— Oh, ce n’est rien ! J’avais pensé prendre une boîte de chocolats, mais je ne savais pas si vous aimiez ça.

— Un gourmand pareil ? intervint Lila en glissant un regard complice à son ami.

Se tournant vers le garçon, elle ajouta sur le ton de la confidence :

— Jarren mange toutes les sucreries qui lui passent sous le nez sans jamais prendre un gramme !

Les trois jeunes se mirent à rire ensemble. Le garçon restait toutefois réservé. Discret, il plaçait le revers de sa main devant la bouche pour masquer élégamment ses sourires. Seul l’homme n’exprimait aucune chaleur. Il se contentait d’observer de loin ce petit monde, sans faire le moindre effort de convivialité.

— Allons-y.

Le ton était sans appel et dans la soumission la plus totale, le benjamin du groupe rejoignit aussitôt son tuteur. Ce dernier s’attarda un instant sur Jarren, ses yeux gris sondant littéralement l’étudiant comme pour le mettre à nu. Prenant conscience de l’aspect agressif de son attitude, il se ressaisit ferma brièvement les yeux et s’exprima avec une étonnante sincérité :

— Ravi que vous soyez sorti indemne de cet accident.

D’un signe de tête respectueux, il annonça le terme de leur visite et quitta la chambre en compagnie de son protégé. Le couple garda le silence pendant que la porte se refermait. Jarren avait accueilli les inconnus avec le sourire, mais il s’était senti pris au dépourvu en leur compagnie. À aucun moment, ils ne s’étaient présentés. Et là, ils disparaissaient sans même un au revoir ?

Qui étaient-ils ? Pourquoi partir avant l’arrivée des secours ? Avaient-ils vu les circonstances exactes de l’accident ?

Le jeune homme glissa un regard vers Lila-Rose. Bouche bée, elle fixait toujours la porte de la chambre. Elle se tourna vers lui et ne put réprimer un rire nerveux :

— Oh Jen, l’espace d’un instant, j’ai cru qu’on avait changé de siècle !

— Tu penses qu’ils sont au courant pour le troisième millénaire ?

Avec un sourire, Jarren porta le gobelet à ses lèvres. La boisson avait un peu tiédi et il n’était plus nécessaire de se brûler les doigts au travers du carton brun. La chaleur du liquide se répandit dans sa gorge et malgré son goût infect, il avait la sensation que l’infusion l’aiderait à atténuer sa migraine persistante.

— Ce n’est pas tous les jours qu’on croise ce genre de personnages à Ann Arbor, murmura-t-il.

— C’est vrai, mais ils t’ont sauvé la vie et sont venus prendre de tes nouvelles. On peut bien leur pardonner cette excentricité.
Jarren lui glissa un sourire.
— Tu réussis même à leur trouver des qualités ? Dis-moi, je vais peut-être devenir un objet de paix entre les Japonais et les Chinois…
— Je n’ai rien contre les Japonais ! rétorqua la jeune fille offusquée. C’est mon père qui ne les apprécie pas trop.
— Je sais bien, mon cœur… Je voulais juste te taquiner.
Lila esquissa une grimace en guise de réponse et but à son tour deux gorgées de thé. Bien plus observatrice que Jarren, elle avait remarqué quelque chose de surprenant dans le comportement du quadragénaire :

— Il avait l’air soulagé…

— Pardon ?

La Chinoise leva les yeux au ciel, à la fois amusée et désabusée par le manque de perspicacité de son petit-ami. Il n’était pas très attentif à son environnement, sans doute parce qu’il ne se méfiait pas assez.

— Ce gamin a de ces yeux, soupira le jeune homme admiratif.

— Oh, tu as au moins remarqué ça ?

— Je te trouve bien moqueuse…

— Je voulais juste te taquiner, répéta Lila qui retrouvait son humeur espiègle.

Pris dans son propre piège, Jarren se permit un petit rire.

— Je m’incline.

— Ceci dit je suis d’accord avec toi… Je n’ai jamais vu de tels yeux et encore moins chez un Asiatique.

— Il porte peut-être des lentilles ?

— Je ne crois pas…

La jeune fille quitta sa chaise et arrangea la disposition des fleurs avant de se pencher pour apprécier leur fragrance. Sans sa vocation pour la cause animale, nul doute qu’elle serait devenue fleuriste comme sa grand-mère maternelle. Cependant, elle espérait pouvoir cumuler ses deux passions en créant sa propre gamme de phytothérapie, une fois devenue vétérinaire. Une idée audacieuse qui restait à l’état de projet pour l’instant.

Les pensées de Lila s’évanouirent à la vibration d’un téléphone. En consultant son portable, elle esquissa un sourire.

— Tes parents m’invitent à manger à la cafétéria… ils passent te voir après le déjeuner.

L’Asiatique posa doucement sa main sur la sienne.

— Profites-en pour te reposer… Tu veux que je laisse la porte ouverte ?

— Je veux bien, ça m’aidera à passer le temps…

Lila enfila son manteau, noua la ceinture et enroula une écharpe blanche autour de son cou. Après un dernier sourire, elle saisit son sac à bandoulière et quitta la chambre.

Jarren fixa la poignée pendant un long moment. La présence de Lila-Rose lui apportait tellement de réconfort que son absence lui était difficilement supportable. Un peu troublé, il tourna la tête dans tous les sens, cherchant désespérément une activité pour se changer les idées. Entre les images de l’accident qui défilaient dans sa tête et le ciel grisâtre au-dehors qui ternissait les murs blancs, une humeur maussade commençait à le gagner.

Sans retenir un soupir de désarroi, il laissa son regard se perdre dans l’embrasure de la porte. Il ne prêta guère attention aux détails, mais contempler cette colonie humaine l’aidait à chasser la morosité. Infirmières pressées, patients qui se dégourdissaient les jambes ou civils venus rendre visite à un proche en convalescence, tout ce beau monde se mélangeait dans cette petite portion de couloir qu’il apercevait depuis son lit.

Cette distraction eut l’effet escompté et bien vite il apprécia la sensation de torpeur qui le gagnait. Ses yeux mi-clos ne distinguaient plus que des taches informes qui se mouvaient telles une peinture vivante. Son cerveau s’était lassé de ce spectacle répétitif. Pourtant, une silhouette sombre mais élégante se distingua soudain du reste de la foule. Adossé au mur face à sa porte, l’inconnu figeait le temps par sa simple prestance et ses iris ambrés scrutaient Jarren sans ciller. La sensation d’être dévisagé incita ce dernier à rouvrir totalement les paupières.

La confrontation ne dura pas plus de dix secondes, interrompue par un groupe de médecins passant devant la porte. Une fois l’angle de vue libéré, le blessé s’attendait à soutenir une nouvelle fois ce regard particulier. Il cligna des yeux, surpris de constater que l’étranger n’était plus là. En une fraction de secondes, il avait disparu. Un sentiment inconfortable gagna alors Jarren.

Zut… C’est quoi ça ?

Cette journée n’était définitivement pas banale. Le jeune homme s’affala contre le dossier de son lit, exaspéré d’avoir été arraché à son sommeil naissant.

• • •

Se fondre dans la masse impersonnelle des visiteurs relevait de l’impossible pour l’étrange duo. L’accoutrement de l’adulte et les yeux de l’adolescent représentaient de véritables aimants écartant toute chance de passer inaperçus. Dans la maison de presse intégrée à l’hôpital, seul le rayon livres leur offrait un semblant de tranquillité.

— Tu veux vraiment lui acheter un roman ? marmonna l’aîné. Il n’a pas l’air du genre à perdre son temps en efforts intellectuels.

— Ne dis pas ça, je l’ai trouvé très vif !

Et sans s’occuper davantage de la mauvaise foi de son protecteur, le garçon s’empara d’un titre et se dirigea vers l’hôtesse de caisse. Après avoir payé, il salua l’employée et quitta le magasin.

— Je t’attends ici, déclara l’adulte en se plaçant dans un coin du hall. Fais vite.

Son cadet hocha la tête et pressa le pas en direction des escaliers. Il gravit les marches avec souplesse jusqu’à atteindre la chambre deux cent trente-sept. La porte était ouverte, malgré tout il manifesta son arrivée en frappant poliment avant d’entrer. Un sourire satisfait éclairait son visage.

— Ma solitude fait-elle à ce point pitié ? s’exclama Jarren dans une attitude théâtrale.
Amusé, le petit brun s’approcha de la table de nuit pour y déposer le livre.

— Cela vous permettra de passer le temps, répondit-il timidement.

Et il quitta la pièce sans laisser au jeune homme le temps de le remercier. Il ferma la porte derrière lui, les joues un peu roses. Parler à un étranger sans la présence de son tuteur l’avait impressionné et son cœur battait fort dans sa poitrine. Entre soulagement et satisfaction, il se hâta de retrouver l’homme qui patientait dans le hall. Les médecins pouvaient bien lui rappeler qu’il était interdit de courir, il préférait ne pas abuser de la patience qui lui était accordée.

Ce fut au détour d’un couloir que l’adolescent, emporté par son élan, heurta de plein fouet un visiteur. Surpris par le choc, il perdit l’équilibre et tomba peu dignement sur les fesses.

— Aïe, murmura-t-il en fermant un œil sous l’impact.

Il leva le nez vers l’individu qui n’avait pas bougé, parfaitement stoïque, comme s’il avait attendu cette rencontre physique. Le sang du jeune garçon se glaça littéralement. Lui ?! Pendant une fraction de seconde, leurs regards se rivèrent l’un à l’autre en un affrontement muet, puis il bondit sur ses pieds et déguerpit sans présenter d’excuse.

L’intrus ne le suivrait pas. Cette entrevue brève et silencieuse avait suffi : le message était transmis. Mais l’adolescent ne pouvait s’empêcher de fuir, malgré les remontrances du personnel de l’hôpital qu’il bousculait dans sa course. Alors qu’il dévalait les escaliers, une main se posa sur son épaule.

— Viens.

C’était son partenaire, resté près des marches pour le réceptionner. L’adolescent le suivit vers la sortie et put s’éloigner du regard ardent qu’il sentait posé sur sa nuque. Il prit place sur le siège passager de la longue voiture noire stationnée un peu plus loin et poussa un soupir.

— J’ai croisé…

— Je sais, coupa l’homme en s’asseyant à son tour.

Le garçon se tut et baissa les yeux un instant avant de les relever vers le ciel. La masse de nuages grisâtres s’était fendue et laissait apparaître un bout de ciel bleu.

— J’ai eu peur…

— Et tu as eu tort de le lui montrer. Il n’aurait rien pu faire ici.

Ce ton âpre avait quelque chose de blessant, mais les erreurs étaient indiscutables.

— Je ne savais pas qu’il était revenu, reprit l’adulte pensivement. Mais sa présence explique beaucoup de choses, en particulier la succession d’accidents causés par les loups…

— Ce n’est pas lui qui a causé celui d’hier soir, je l’aurais senti, rétorqua l’adolescent.

— Je ne mets pas en doute ta clairvoyance, Rain. Mais un loup sain n’attaque pas un humain sans raison et encore moins une voiture en plein mouvement.

Un lourd silence s’imposa et Rain baissa à nouveau la tête, mille questions grouillant dans son esprit confus. Il posa ses mains sur ses tempes, les doigts légèrement crispés. Après une nuit blanche à soigner la blessure de son bras, puis cette rencontre dans les couloirs de l’hôpital, il était exténué et ses yeux le brûlaient. Dans une attitude enfantine, il les frotta de ses petits poings serrés.

— Akio… Je suis fatigué… geignit-il.

— Rentrons… conclut l’homme, conscient de l’épuisement de son petit protégé.

Rien ne valait la sérénité de sa propriété à l’écart de la civilisation, sur les hauts versants d’une vaste forêt. Après un dernier regard en direction de l’hôpital, il démarra la voiture et quitta le parking.

201