Ï Prologue : Crougwals Ò

Les évènements relatés ci-après se déroulèrent il y a fort longtemps, bien avant la naissance de Gôhrr, puisque qu’au moment où débute ce récit, il ne subsiste aucune trace des violents affrontements qui agitèrent la plaine de Gohare. Cependant pour comprendre ce qui va suivre, il nous faut nous attarder quelque peu sur l’histoire des crougwals.
Car, au tout début, il s’agit bien d’eux dont il est question.
Les crougwals, de taille gigantesque, étaient dotés d’un tempérament redoutable et capables de terribles colères. Les plus grands, ceux de la première tribu, culminaient à l’âge adulte à plus de cinq mètres de hauteur. La taille des autres tribus allait dégressivement jusqu’à la dernière qui ne mesurait que trois mètres. Ils étaient tous trapus, massifs avec des longs bras disproportionnés, aux mains larges et doigts courts et épais. Malgré leur stature, ils étaient capables de se déplacer furtivement et pouvaient ne faire aucun bruit quand ils le décidaient. Pour un œil non averti, on aurait presque pu les confondre si ce n’est par leur grandeur. Mais on se tromperait grandement car certains avaient des lèvres plus charnues, tandis que d’autres louchaient légèrement. Les nez également étaient plus ou moins épatés … cela venait essentiellement du côté de la mère crougwale, qui, pour corriger ses rejetons, leurs assenait des claques formidables cet endroit : c’est que le crougwal avait la corne épaisse et était très têtu. Ainsi on pouvait deviner le caractère d’un adulte juste en regardant son nez : plus il était aplati, plus il avait été un petiot difficile au caractère fort. Inutile de souligner qu’avoir un nez écrasé était un critère de beauté chez un crougwal et de respect. Gare à celui, ou celle, qui conservait une arête de nez fine et bien dessinée !
Répartis en cinq tribus nomades, les crougwals parcourraient, au gré de leurs envies, l’immense vallée située tout à l’ouest des territoires connus. Ils voyageaient sans cesse, ne restant en place que peu de jours avant de repartir voir ailleurs si l’herbe était plus verte.
Carnivores, ils étaient d’une voracité insatiable (ce qui n’a guère changé depuis). Ils se nourrissaient de tout ce qu’ils trouvaient du moment que c’était de la viande et vivant. Leur régime alimentaire se composait de gibiers, de bétails et accessoirement de gastornis, qu’ils appréciaient pour leur viande faisandée et savoureuse. Cependant, à l’état sauvage, ce qui leur donnait ce goût incomparable et cette fermeté, ces oiseaux géants aux ailes atrophiées pourvus d’un bec acéré et de deux pattes arrière très puissantes, étaient très difficiles à pourchasser, même pour un crougwal et ne composaient de ce fait qu’une infime partie de leur nutrition. Pourtant, entre tous, il existait un repas incomparable pour un crougwal, qui lui mettait l’eau à la bouche : le « paisible ».
Le paisible est un terme qui désigne tous les êtres vivants à l’est de Gohare, bien après le Brûleur, un désert extrêmement dangereux, qui en barrait le passage aux crougwals ; et fort heureusement pour le paisible car les crougwals dévoraient goulument tout ce qui s’échouait sur leurs rivages. De toute sorte et sans distinction, ils se délectaient de nains, de centaures, d’hommes, ainsi que pleins de ces petites créatures magiques qui peuplaient les terres adjacentes.
Un vrai régal !
Mais aussi une denrée rare … car chaque tentative de traverser le Brûleur jusqu’au monde des êtres dit « paisibles » se soldait par un échec cuisant. Attirés par la viande succulente que représentaient leurs voisins et malgré le risque qu’il représentait, les crougwals essayaient malgré tout traverser ce désert ardent, aux sables mouvants et parcouru par des vents violents qui soulevaient la terre desséchée, ainsi qu’une multitude de petits cailloux de silex, en de mortelles rafales. Les crougwals les plus téméraires, ou bien les plus affamés ou les plus gourmands, les trois sûrement à la fois, qui pénétraient cette zone dangereuse, mouraient dans d’atroces souffrances, piquetés par ces petites pierres acérées. Aveuglés par les tourbillons et incapables de résister à la force du vent malgré leur gigantesque stature, ils chutaient et se retrouvaient pris au piège du sol instable.
Le Brûleur était une barrière naturelle infranchissable. Sans concession, il tuait quiconque voulait en franchir ses frontières. Autrement dit, aucun des crougwals, qui s’y essayaient, ne le passait ou ne revenait chez lui.
Telle était la dure réalité de la chasse aux paisibles. Et quelle désolation pour les crougwals qui avaient déjà eu le plaisir de goûter cette chair et ne rêvaient plus que de recommencer. Ils ne comptaient absolument se passer de ce met de luxe. C’était comme ôter du foie gras ou de la dinde farcie aux marrons lors des fêtes du renouveau chez les paisibles … tout bonnement inconcevable !
« Mais comment faire ? Impossible de ne plus en manger ni en donner aux petiots !» se désespéraient les mères crougwales. A cette évocation, les enfants pleuraient à chaudes larmes, se serrant dans le giron de leur mère. Ils aimaient tellement détacher doucement des lambeaux de viandes qui fondaient sur leur langue pour ensuite garder les squelettes qu’ils conservaient dans leur besace. De la qualité des ossements ainsi que de leur provenance se déterminait la future position sociale du jeune crougwal. C’était une étape incontournable dans sa vie et l’évolution même de la tribu au regard des autres. Autrement dit, afin de faire perdurer cette pratique quelque peu douteuse, les crougwals devaient absolument trouver une autre solution que la traversée du désert.
Celle-ci fut trouvée tout à fait par hasard par un crougwal qui se perdit dans les Cendreux, contrefort situé à la limite nord de Gohare. Il y découvrit un passage pour le franchir et atteindre, enfin, la terre des paisibles. Dès lors, régulièrement, les géants passèrent le col pour leur ration hebdomadaire et fournir le buffet des diverses fêtes crougwales.
De l’autre côté des Cendreux, les paisibles frontaliers, en réponse aux nombreuses disparitions, s’organisèrent et surveillèrent la montagne. Sans jamais parvenir déterminer l’endroit exact par lequel arrivaient les crougwals, ils instaurèrent un système d’alerte qui permettait à la population de se mettre rapidement l’abri.
A partir de cet instant, ce fut la fin des jours prolifiques pour les géants. De leurs incursions, ils revinrent de plus en plus souvent bredouilles.
— Alors … y a quelque chose ? murmura un crougwal à un éclaireur qui rejoignait le petit groupe.
— Non rien ! grogna-t-il. Y a plus rien, à des lieues.
— Mais ils doivent bien être quelque part …
— Tu en vois, toi ? Monsieur je sais tout … ben si tu sais mieux faire que les autres, tu n’as qu’à y aller !
— Chut ! lança le chef d’expédition, un crougwal dénommé Kârr. Fermez-la ! Sinon je vous assomme tous les deux.
Les fautifs se turent aussitôt et se mirent au garde à vous. Il n’était jamais bon d’énerver le chef des Kroglls, car de toutes, la cinquième tribu était de loin la plus belliqueuse et hargneuse. Elle était aussi très brutale, son chef étant le pire des kroglls. Il avait un nez presque complètement rentré dans sa vilaine face et arborait avec fierté cette quasi absence d’appendice. Cette tribu était, par ailleurs, la seule qui parvenait encore à ramener le plus de viande de paisible … sans pour autant partager. « Ils n’ont qu’à y aller tous seuls, ils connaissent le chemin » grondait Kârr quand il était question de distribuer son butin. C’était bien connu, un krogll n’était pas partageur, un point c’est tout.
— On fait le tour par le sud et si on ne trouve rien on rentre. On ne doit pas s’attarder de trop dans les parages, précisa Kârr.
Tous opinèrent, ramassèrent leurs armes et suivirent leur chef en silence. Ils avaient aperçu un groupe de centaures, lourdement armés, qui faisait une ronde près de leur passage secret. Il ne fallait aucunement leur en montrer l’accès.
Finalement l’expédition rentra chez elle les mains vides, comme souvent maintenant. Cela n’augurait rien de bon. Les réserves de paisibles s’amenuisaient à vue d’œil et les crougwals trouvaient difficilement de la nourriture digne de ce nom. Cette disette engendra les fameux affrontements dont il était question au tout début.
Fratricides et terribles, des luttes apparurent dans la plaine de Gohare dues essentiellement à l’attitude de certaines tribus qui se contentaient d’attendre le retour des chasseurs pour leur voler leur victuailles, plus qu’à la pénurie de paisible elle-même. Une longue guerre s’installa et de nombreux crougwals périrent jusqu’au jour où l’un d’entre eux prit le pouvoir et instaura la paix.
Le roi Gnul, c’était son nom, assagit son peuple et rassembla les tribus en une seule et unique grande nation.
Cette structuration inquiéta les mages-régnants du Haut-Directoire qui contrôlaient la terre des Paisibles. Eux qui n’avaient pas réagit lors des disparitions sporadiques de quelques frontaliers sans intérêt, virent un danger dans ce remaniement des tribus crougwales. Ils envoyèrent donc des émissaires proposer à Gnul d’annexer Gohare à leur territoire. De cette manière, en devenant les hauts-gouverneurs des crougwals, ils espéraient pouvoir en contrôler l’appétit débordant et éviter un quelconque désir d’invasion.
Gnul refusa catégoriquement. Il aurait été bien idiot de se conformer aux exigences des mages-régnants. S’ensuivit alors de longs pourparlers pour arriver finalement à un compromis. : les crougwals restaient chez eux, entre eux, mais arrêtaient de manger des paisibles. Le Haut-Directoire informa Gnul qu’il entrerait en conflit avec la jeune nation pour la conquérir si les crougwals ne respectaient pas leur parole.
Le nouveau souverain accepta les conditions.
C’est ainsi que Gnul promulgua l’arrêt total et définitif de dévorer hommes, nains et créatures magiques. Cette décision, très importante, fut un pivot majeur dans l’histoire crougwale et la nôtre également. Elle détermina la suite des événements et eut des répercussions fracassantes.
Le roi des crougwals organisa la chasse et demanda à ces congénères de cultiver la terre. Usés par ces guerres intestines, désireux d’une paix durable, les crougwals devinrent à leur tour de paisibles paysans et se partagèrent la plaine pour y édifier leur village. Ils élevèrent aussi des troupeaux de gastornis domestiques que leur fournit le Haut-Directoire en très grande quantité.
Malheureusement, ce ne fut pas du goût de tous les crougwals car les kroglls s’insurgèrent. Il fallait s’y attendre, car avec leur tempérament réfractaire à toutes obligations, ils n’allaient pas accepter si facilement cette interdiction. Haut et fort, les kroglls revendiquèrent leur nature profonde de crougwal et l’injustice de leur refuser le droit de consommer de la chair fraîche et juteuse. Kârr, en chef digne de se nom, se chargea d’en informer le roi sur le champ juste après la divulgation des arrangements royaux. Il rejoignit Gnul dans la grande pièce commune servant de salle d’audience publique.
— Je suis né pour dévorer toutes sortes de viandes ! grogna-t-il sans préambule, ses yeux globuleux lançant des éclairs sous ses sourcils broussailleux.
Furieux et incapable de rester en place, il tournait en rond sur le sol de terre battue.
— Je refuse qu’on m’oblige à bouffer de la volaille élevée en batterie. Ca n’a pas la même saveur et c’est tout flasque, continua-t-il en venant se planter devant le souverain, les jambes écartées et les bras croisés.
Gnul haussa un sourcil : les gastornis étaient loin d’être aussi faciles à élever que du poulet et autrement plus dangereux. Quant leur goût, il ne voyait pas beaucoup de différence. Il suffisait de faire courir les oiseaux pour qu’ils gardent leur viande ferme.
— C’est moins la question de l’élevage de la volaille que de la nature même de la viande ! Nous avons signé un traité avec les mages-régnants : nous ne mangerons plus de viande de paisibles, reprit-il d’un ton ferme.
Kârr montra ses dents en signe de désaccord et frappa du poing le plateau de la table en chêne près de laquelle il se trouvait. Le bois, fendillé sur toute sa longueur, émit un craquement sinistre. Kârr haletait et faisait de louables efforts pour contenir sa hargne car s’il était en total désaccord avec Gnul, ce dernier n’en restait pas moins son roi et il lui devait le respect gagné lors des dernières batailles.
Il se rapprocha un peu plus du trône et pointa un doigt accusateur.
— TU as signé un accord, pas les kroglls ! dit-il. Les autres tribus peuvent te suivre comme des moutons qu’elles sont devenues (il eut une grimace de dégoût), mais il en sera différemment pour nous. Tu aurais dû nous consulter avant de prendre de tels engagements !
La voix de Kârr montait crescendo au fur et à mesure qu’il s’exprimait rendant la situation intenable pour Gnul qui devait garder sa toute nouvelle position et la pérenniser.
— Nous ne sommes pas une démocratie, JE suis ton roi et JE décide, toi, tu te contentes d’obéir !!! rétorqua-t-il d’une voix forte afin que ses mots portent jusqu’à l’attroupement qui attendait au fond de la salle.
Le roi s’était levé de son trône et fusillait du regard les kroglls. A travers ses paroles lancées à Kârr, c’était à toute la tribu qu’il s’adressait. De cet affrontement se jouait l’entente des crougwals avec les paisibles : pas question de faire s’écrouler cette harmonie si difficilement acquise.
Kârr était aculé et n’avait que peu d’option : soit il acceptait les termes de l’accord, soit il s’insurgeait.
— Si c’est ainsi que… commença-t-il
— Tu dois te soumettre Kârr, l’interrompit Gnul. Les crougwals ont besoin de stabilité et cela passe par une entende durable avec les paisibles et l’arrêt de leur consommation. Les temps sont révolus, il n’est plus question de guerres incessantes et improductives. Nous devons aller de l’avant. Les mages-régnants peuvent causer encore plus de dégâts de nos guerre passées. Leur magie est puissante et ils disposent d’armement et de contingents de centaures redoutables. Malgré notre taille nous ne pourrons pas faire grand-chose face eux.
Gnul, de toute sa haute taille, restait sur son estrade pour surplomber le chef krogll. Il assurait ainsi son autorité et bombait le torse. Bien visible, il plaça sa main sur son immense épée. Kârr comprit le message et aussitôt recula. Il leva les mains en signe d’apaisement, puis les garda bien éloignées de son ceinturon où pendait sa panoplie de poignards. Il n’était pas question d’affronter le roi physiquement, sinon c’était à toutes les autres tribus réunifiées qu’il aurait à rendre des compte. Dans ce cas, il ne donnait pas cher de sa peau.
— Que veux-tu Kârr ? reprit Gnul, ses yeux lançant des éclairs de colère. Notre ruine à tous ? Car c’est ce qu’il arrivera à terme si nous ne respectons pas ce compromis. Que tu le veuilles ou non, nous honorerons nos engagements et je m’en assurerai personnellement.
Kârr comprit sa défaite et ne le contredit pas. Silencieux et frustré, il rejoignit sa tribu qui resserra les rangs autour de lui. D’un signe silencieux, il leur intima de sortir. Avant de quitter la salle, il jeta un regard mauvais vers le trône où se tenait Gnul, silencieux et tout puissant : ils allaient s’expatrier par la faute d’un seul crougwal et cela il ne le pardonnerait pas. Le krogll se moquait de l’accord avec le Haut-Directoire, n’en reconnaissant pas l’autorité. Il était libre et le resterait jusque dans sa manière de s’alimenter.
Kârr rassembla ses fidèles et les guida le soir même jusque dans les Cendreux, où, grâce à leur relative « petite » taille, ils purent se cacher et y disparaître totalement. Ils investirent les nombreuses grottes que Kârr avait découvertes durant sa jeunesses. Reliées entre elles par de nombreux tunnels, elles leur offraient une certaine liberté de mouvement et un espace privilégié pour pérenniser leur installation.
C’est ainsi que la cinquième tribu se détourna de la « grande » nation crougwal.
Durant quelques années, les kroglls survécurent grâce à leurs incursions dans le monde des Paisibles. Ils se nourrissaient essentiellement de vagabonds, indifféremment humains ou êtres magiques, en prenant garde, toutefois, à ne pas attirer l’attention du Haut-Directoire. Ils effectuaient également des raids nocturnes dans la plaine de Gohare pour chaparder dans les champs. Ces vols leur permettaient de se nourrir sans avoir à fournir de labeur et ainsi que d’exercer leur vengeance à l’encontre du roi. En outre leur propension au pillage et au rapt, couplés à leur fainéantise flagrante par rapport au gros travaux, étaient des traits caractéristiques de leur tribu. Et puis, de toute façon, comment auraient-ils pu faire pousser quoi que ce soit sous la montagne volcanique ? Cela tenait de l’impossible et il était bien plus amusant de venir se servir directement au producteur.
Hélas, au fil du temps, entre accidents, maladies et infertilité, la tribu s’étiola de telle sorte, qu’au final, et servant, enfin, de point de départ à notre histoire, il ne resta plus que deux frères, Gôhrr et Prol.

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