Youna n’eut guère l’occasion de profiter de l’abri que lui offrait le manoir d’Anton. Très vite, après avoir posé les yeux de Lana, il fallut aux deux femmes partir. Quitter Vhaly. Un passeur particulièrement tenace les pistait et bien qu’il ne pût pénétrer sur la propriété de son enfance, cela ne l’empêcherait pas de mettre ses petits copains sur le coup. Youna se résigna donc à emmener Lana loin de la ville, sans garantie de lui offrir la sécurité qu’elle espérait.
Hostile, le pays regorgeait de bandits, d’alchimistes mal intentionnés, de rebelles Noon et de repris de justice libérés faute de place dans les cachots. Latan se situait loin, au-delà du tristement célèbre mont des évadés d’Ihkr, par-delà la Forêt Profonde. Le cœur de Youna se serra quand elle y songea. Sa mère y avait disparu, supposément morte dans la cascade qui s’en jetait.
— Youna ? s’enquit Lana en posant une main compatissante sur son épaule.
L’ancienne danseuse la prit et la serra fort pendant un moment. Elle perdait le regard vers les tours des Trois sœurs. Malgré tout, cet endroit lui manquerait. Un peu. Elle y avait ses repères : le remue-ménage des habitants qui couraient quand une pluie fine et acide commençait à tomber, la vue du manoir depuis ce qu’elle appelait son domicile, les traînées de nuages presque à portée de main comme dans un rêve pétri d’une liberté formidable. La liberté… n’était-ce pas ce qui l’attendait, d’une certaine manière ? Même relative, même en gardant toujours un œil par-dessus son épaule, Youna ne se préparait-elle pas à briser les chaînes qu’elle s’imposait depuis trois ans ?
— Sens-tu vraiment ce que j’éprouve ? questionna-t-elle sans se tourner.
Elle distinguait le reflet pâle de Lana dans la vitre sale de la porte-fenêtre. Ses courts cheveux encadraient son visage fatigué et ses épaules affaissées traduisaient un début de lassitude. Ainsi, elle subissait déjà les premiers effets de cette vie à laquelle elle n’avait rien demandé. Tout dans sa posture suggérait une volonté de se dresser contre ce qui les attendait, mais au fond, serait-elle un jour prête ?
— Pas tout, répondit Lana d’une voix blanche. Disons que ma capacité empathique est différente. Exacerbée.
— Tu parles bizarrement.
— Je me suis toujours exprimée ainsi.
Toujours. Youna trembla. Comment pouvait-elle s’être toujours exprimée ainsi, puisqu’elle découvrait à peine la vie ? Elle était persuadée d’exister depuis longtemps, comme une personne normale. Youna se doutait de devoir lui avouer la vérité sans tarder. Pouvait-elle cependant risquer de rompre le lien si ténu entre elles ?
— Il faut partir, décréta-t-elle, la gorge nouée.
Elle saisit la poignée du sac clair qui l’attendait à ses pieds. Lana l’imita avec son propre bagage. Elles saluèrent ensuite Anton, debout dans l’entrée. Il n’y eut ni effusion ni échange de bons conseils. Rien que le silence. Et une boule au fond de la gorge de Youna. Elle commençait à se sentir bien, ici, malgré le côté peu loquace de l’inventeur. Les lieux ressemblaient à s’y méprendre à un foyer qu’elle aurait toujours connu.
Les deux femmes quittèrent le manoir sans se retourner, et le sentier qui descendait de la colline vers la vallée parut interminable à Youna. Elle aurait aimé prononcer quelques mots pour Anton, qui avait tant accompli pour elle. Pour Lana. Pour elle-même, se rassurer.
— Je suppose qu’un jour ou l’autre, il faut partir à l’assaut du monde, murmura-t-elle.
— Mais ce n’est pas un monde que tu souhaites découvrir ?
Elle hocha non de la tête.
— J’aimerais rentrer chez moi. Un trône m’attend.
Lana pencha légèrement la tête, intriguée. Un peu de contrariété se lisait aussi sur son visage.
— Je n’ai pas accès à cette information, dit-elle avec déception.
— Je sais.
Youna comprenait de quoi il en retournait. Depuis trois ans, elle enfouissait un pan entier de son passé dans les méandres de sa mémoire. Elle ne souhaitait pas se souvenir. Pas avant d’être prête. À refaire le monde, à réapparaître, à prendre ses droits sur la vie, sa revanche. Ce moment approchait peut-être. Dans ce cas, Latan lui tendait les bras. La bâtarde royale s’apprêtait à rentrer chez elle et l’allégresse lui remontait désormais le moral.
Quand elle descendit le chemin de terre qui menait à Vhaly, quand elle tourna pour de bon le dos à la ville, elle réalisa combien elle lui manquerait finalement. Un pincement au cœur entailla sa volonté, mais elle se ressaisit, carra les épaules et leva la tête. L’heure d’affronter le monde avait sonné ; elle ne se retournerait pas.
— J’aurais tout de même préféré connaître la position des rebelles, fit savoir Lana en emboîtant le pas à sa compagne de voyage.
— Quelque part entre ici et Latan.
— Et ne pourrions-nous pas essayer quelque chose… ailleurs ?
Youna se figea. Ailleurs ? Quel endroit s’avérait mieux que Latan pour tout recommencer ? Le domaine lui offrirait le réconfort et la sécurité dont elle manquait.
— Quand tu dis quelque chose…, commença-t-elle en pivotant sur ses talons. Tu penses à quoi, au juste ?
— Inutile d’adopter ce ton. J’espère autant que toi une vie meilleure, mais Vhaly…
— Vhaly est morte dans mon cœur ! Elle a abrité une moins que rien en attendant que le vent tourne.
Lana acquiesça, et l’ancienne danseuse s’interrogea sur les motifs d’une capitulation si soudaine, avant de reprendre la route. Son amie finirait par comprendre. Elle n’avait pas vécu à Vhaly, mais possédait toutes les informations nécessaires à une analyse. Youna ne désirait pas que Lana se pliât à la moindre de ses volontés. Pour fonctionner, leur duo nécessitait de la communication, des opinions, même contraires. Surtout contraires, car l’ancienne danseuse commettrait forcément des erreurs ; il faudrait quelqu’un pour redresser la barre.

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