Un pillage est toujours impressionnant à voir. Généralement, nous attaquons de nuit. Personne ne ne nous voit arriver, ni débarquer. Un bon équipage pirate se fait remarquer que lorsqu’il est trop tard. Le plus souvent, c’est un cadavre que nous avons laissé derrière qui nous trahi. Ou le cri d’agonie ou de peur d’une de nos victimes.

Nous avons attaqué une petite ville portuaire mesrine près de la frontière de Corosis. Tyrad qu’elle s’appelle, je crois. Les canons qui protégeaient les murs de la cité ont été soigneusement détraqué par mes hommes. Personne ne pourrait atteindre le Déraisonné. Est-il utile de préciser que, sous mes directives, les coques des navires avaient été percé ? Personne ne pourrait prendre la mer pour nous fuir ou nous attaquer. Le pillage parfait. Les gardes peu expérimentés et pris par surprise dans leur sommeil tombaient comme des mouches. Nous avons procédé en deux groupe. Un était resté au port sous les ordres de Mac Alistair ; autant pour surveiller que pour vider les entrepôts. J’avais pris la tête du second groupe. Nous sommes entrés dans la ville. Les commerces et les riches demeures ont été nos cibles privilégiées. Ce fut avec étonnement que j’avais constaté que de nombreux gros propriétaires terriens ou riches marchands avaient élus domicile dans cette bourgade paumée. Ravissant étonnement. Nous avons pillé pas loin de huit de leurs grandes maisons.

J’ignore encore combien nous a rapporté ce petit interlude. Pour le moment, on fait la fête. Nous nous sommes bien sûr éloignés des lieux de nos forfaits. Je me souviens de la rive qui se voyaient de loin. Le port et plusieurs maisons flambaient. Les habitants étaient plus occupés à limiter et éteindre l’incendie qu’à nous poursuivre ou prévenir l’Armada de notre visite. Maintenant, l’armée doit être prévenue, mais nous sommes loin.

Comment ai-je pu oublier l’excitation, l’argent qu’apportaient les pillages de villes ? Suite aux difficultés auxquelles nous avons dû faire face à Port-Saint-Pierre, nous avions cessé cette activité. Stupide. Ce sont certainement les meilleurs moments qu’apporte la piraterie. Vraiment, il faut s’y remettre. J’ai trouvé mes hommes un peu rouillés. Nous aurions pu faire plus de dégâts et de profits. Mais recommençons doucement. De plus, le climat lourd et étouffant à tendance à les épuiser. Je jette un œil à ma carte en me demandant quel endroit nous accueillera prochainement.

J’ai la main droite qui tremble. J’ai encore la sensation d’une gorge chaude en son creux. Je crois que c’était une femme que j’ai étranglé dans son sommeil. Il faisait sombre, je voyais mal. Mais j’ai nettement vu ses yeux écarquillés et rougis. Vu, senti la panique. Aussi nettement que cette vie qui s’égrainait sous la force de mes doigts. La mort offre un sentiment de puissance à celui qui la donne. Je me sens tel un dieu terrible et implacable en ces moments. Une force, une invincibilité qui rendent accro. Il est facile de tuer, difficile de ne pas le faire. Tuer est une solution de facilité. Mais je n’oublierai jamais ce que mon oncle m’a dit une fois : « Un ennemi mort est un ennemi qui ne reviendra pas se venger. ». C’est pour cela que je tue soit pour le plaisir, soit par nécessité. Je ne laisse vivre que ceux qui ne pourront jamais m’atteindre. C’est ainsi que j’ai pu survivre aussi longtemps, je pense.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
*************************
Chapitre VIII : L’Empire des Glaces

Le vent semblait de plus en plus froid. Lorcas le sentait fouetter son visage. Il releva son col, enfouit son nez dans son écharpe. Il était plus que ravi d’avoir ses moufles. Il se demandait comment les doigts de Balram pouvaient encore être entiers et malléables. Ni l’un ni l’autre n’avait rouvert la bouche depuis leur petite discussion de la veille. La nuit s’était déroulée sans accro. Le pirate avait veillé durant des heures. Lorcas ne se souvenait pas quand il s’était endormi, les cheveux agités par le vent et l’estomac vide. L’aube se levait dans quelques heures quand il avait senti une main gelée le secouer. Balram lui avait indiqué la direction à garder et surtout donné l’ordre de ne toucher à rien et de le réveiller au moindre problème ou changement de temps. Malgré la semi-obscurité, le jeune coerlège avait été saisi par les cernes et le teint terni de fatigue de son compagnon de voyage. Il était vraiment épuisé. Il semblait lâcher ses dernières forces dans ce voyage. Il mourrait d’envie de lui demander depuis quand il n’avait pas dormi une nuit complète. Il s’était retenu de justesse, se mordant la langue. Il connaissait la réponse. La nuit qu’il avait passé dans la maison de son père. Mais avant ? Lorcas était fatigué, mais pas autant que le pirate. Alors, il n’avait pas discuté pas et s’était installé à côté du gouvernail. Balram avait décroché sa cape et il s’était couché à même le pont humide, emmailloté dedans. Il s’était endormi presque immédiatement. Encore ce matin, ses traits étaient tirés de fatigue et son regard vitreux. Lorcas craignait qu’il ne tienne pas le rythme jusqu’à Birenze. Sans lui, il ne survivrait pas quelques heures en mer.

Il détourna les yeux de son compagnon et leva le nez au ciel. Il était toujours aussi tristement grisâtre. Le soleil n’avait même pas daigné paraître. Un voile gris et blanc hantait le ciel et quelques nappes de brouillard flottaient en surface de la mer. Vraiment ce temps était déprimant ! Le vent continuait de les pousser vers Birenze. Ils devraient y accoster le lendemain dans la matinée. C’était un soulagement pour le jeune soldat. Même si son mal de mer s’était calmé, il n’avait pas disparu pour autant. Peut-être était-ce dû au fait que les vagues semblaient moins agitées que la veille ?

Balram avait négligemment posé son bras sur le gouvernail. Celui-ci était à nouveau bloqué sur le cap à suivre. Il devait se retenir de ne pas s’endormir. Il dormirait bien à Birenze. Il préférait au maximum éviter de laisser un gosse sans expérience diriger le bateau. De plus, il n’avait pas suffisamment confiance en Lorcas pour dormir tranquillement à ses côtés. Même s’il s’était calmé depuis son enlèvement, il avait toujours la rage envers lui. Ce qui était normal. Lui-même aurait tout fait pour balancer son ravisseur à la mer la gorge ouverte. Instinctivement, ses doigts s’enroulèrent autour du manche d’un de ses sais.

Le gamin observait le ciel, l’œil vide. Il avait repris quelques couleurs et ne vomissait plus. Ce n’était pas pour autant qu’il paraissait en forme. Le pirate n’osait penser à quoi lui-même devait ressembler. Il avait navigué depuis Sidhàn jusqu’aux îles de Coerleg de nuit. Il n’était resté sur la plage que le temps de rejoindre le village de pêcheurs où il avait dérobé de la nourriture et son cheval. Puis il n’avait que peu et mal dormi pendant la traversée des terres. La fatigue pesait de plus en plus lourd sur ses épaules. Il avait tout le temps froid ; autant à cause de la météo que de l’épuisement. Il resserra sa maigre cape autour de lui. Elle sentait les embruns à présent. Sa texture était devenue plus rêche à cause du sel. Elle était fraîche et légèrement humide. Balram doutait qu’elle sèche totalement en mer. L’air était trop chargé d’eau. Au moins, il avait pu la sauver. Il y enfouit son nez. Il était devenu complètement insensible.

On ne voyait pas encore les côtes de Birenze. Le manque de soleil et le brouillard qui s’installait devaient y jouer pour beaucoup. Balram sentait une inquiétude naître en lui. Il avait déjà du mal avec le climat de Coerleg. Birenze n’était pas surnommé le Continent des Glaces pour rien. Supporterait-il les températures basses ? Tomberait-il malade ? C’était déjà un miracle qu’il n’ait pas de fièvre. Tout ce qu’il pouvait espérer c’était qu’il ne crève pas de froid en chemin. Pourvu que l’Épine Pourpre ne soit pas allée plus loin encore vers la Mer d’Orient. Sinon, il ne pourrait peut-être pas la suivre. Et toutes ces années auraient été gâché en vain. Il n’allait certainement pas abandonner, mais cela valait-il la peine d’y laisser sa peau ? Il secoua la tête et ferma ses yeux pour les protéger de l’air froid. Il ne voulait pas mourir. Mais laisser tomber alors que chaque pas le rapprochait du but… Il n’avait personne pour l’attendre ou lui manquer. Il ne possédait rien d’autre que ce qu’il avait sur le dos. Sans objectif à atteindre, il ne savait pas ce qui le ferait tenir. Il ne voulait pas sombrer. Et pour ne pas errer et se perdre, il fallait un cap. De plus, le légendaire butin de Robinson lui revenait de droit. N’avait-il pas tout sacrifier pour y arriver ? Il avait l’impression que tout ce qui lui empoisonnait l’esprit s’envolerait une fois qu’il aurait mis la main sur le trésor. Qu’il serait enfin délivré du poids des chaînes du passé. De lui-même aussi peut-être. L’homme de Valenc avait raison : il était bel et bien prisonnier. Mais pas du trésor, non de lui. Il avait juste besoin de payer la rançon.

Que ferait-il une fois l’or entre les mains ? Il n’y avait jamais vraiment réfléchi. L’idée de se trouver un coin tranquille – et chaud – pour s’y poser et vivre en paix était tentante. Cependant, il doutait de pouvoir résister longtemps à l’appel du large. Alors, un vrai bateau peut-être avec un équipage. Mais il pouvait être trahi par un de ses hommes, tué lors d’un combat, assassiné. Bref, ne pas vraiment profiter de la vie. Une petite maison dans le sud des Terres d’Ædan semblait la solution la plus raisonnable. Et la plus ennuyante et contraire à lui-même également. Demeurait-il un pauvre type perdu et seul jusqu’à la fin de sa vie ? Elle ne serait pas longue de toute façon. Il ne parvenait jamais à se voir vieux. Sa condition de pirate solitaire ne lui avait pas permis d’espérer atteindre ses trente-cinq ans. Dépasserait-il seulement la trentaine ? Soudain, il se mit à envier Lorcas. Ce gosse avait une famille, des amis. Sa tête fourmillait de rêves et de projets d’avenir. Lui, il pourrait un jour se marier et avoir des enfants. Une jolie maison avec une bonne situation. Être simplement heureux et en paix avec lui-même. Balram n’était pas né des bonnes personnes au bon endroit ni au bon moment pour posséder un jour ces petites choses si simples et qui semblaient à portée de tous. Tout ce qu’il avait fait, voulu depuis son premier cri était de survivre. En voilà un projet des plus limités. Lorcas pensait-il seulement à la mort ? Ou n’était-ce qu’une ombre lointaine qui ne frappait que les autres ? Le pirate, lui, la sentait à chacun de ses souffles peser un peu plus sur sa nuque ; prête à y mettre fin. Comment était-il parvenu à arriver jusqu’ici avec la peur chevillée au ventre ? Grâce à sa putain de détermination à un jour la chasser définitivement. Il serra les poings, s’enfonçant les ongles dans ses paumes. Il était hors de question de se laisser abattre. Il montrerait à ce monde de chiens qu’il avait autant le droit qu’eux d’être là et d’enfin creuser de force sa place et l’imposer aux autres.

 J’aurais mieux fait de te noyer à la naissance. Comme avec un chiot galeux. 

« Ta gueule ! » s’entendit-il rager entre ses ses dents.

Lorcas sursauta et se tourna vivement vers Balram.

« Quoi ? fit-il, interdit. J’ai rien dit. »

Balram releva brutalement la tête. Il dévisagea un instant la figure pâle et enfantine du garçon comme s’il le voyait pour la première fois. Il se rendit compte qu’il avait parlé à voix haute. Il déglutit. Pourvu que seule la réponse ait franchi ses lèvres. Ce qui devait être le cas vu la réaction du gosse. Balram détourna le regard et se renfonça dans sa cape. Lorcas ne le quittait pas de ses yeux ronds d’étonnement et de questions.

« Rien, marmonna le pirate. Je crois que j’ai rêvé. »

N’importe quelle excuse qui s’éloignait de la vérité. N’importe quelle excuse pour que le coerlège cesse enfin de le dévisager ainsi.

« Vous êtes épuisé, reprit Lorcas d’un ton hésitant. Vous devriez dormir. Vous ne l’avez pas assez fait cette nuit.

– Et c’est toi qui va tenir la barre peut-être ? lança ironiquement le pirate en se frottant les yeux.

– Si y a un soucis, je vous réveillerai. Comme cette nuit.

– Sauf si on a déjà coulé.

– Alors, montrez-moi vite fait les bases, répliqua le gamin qui n’en démordait pas.

–  « Vite fait les bases », répéta Balram, venimeux. Tu te rends compte du nombre de mois qu’il faut pour un marin d’appréhender la mer ?

– Mais on les a pas et vous vous endormez sur le gouvernail. »

Faire une sieste, comme c’était tentant ! Mais il ne parvenait à faire suffisamment confiance au plus jeune pour lui laisser les commandes. Au moindre ennui, le temps qu’il s’en rende compte et le réveille, ils pourraient déjà être morts. Et si un navire de l’Armada arrivait, il était bon pour un aller simple à Comminatie. Mais il devait admettre que Lorcas avait raison. Il était à bout de forces et rêvassait plus qu’il ne dirigeait le bateau. Le regard implacable de l’adolescent ne le lâchait pas. Balram soupira, vaincu. Sans un mot, il se leva, laissant sa place. Sans tarder, Lorcas se glissa à côté du gouvernail. Le pirate se dénicha près du mât un coin à peu près à l’abri du vent. Il s’y pelota, emmitouflé dans sa cape. Il était vraiment au bout du rouleau. Il ferma les yeux et s’endormit très vite, bercé par le mouvement des vagues.

Pensif, Lorcas l’observait en silence. Seules quelques mèches noires dépassaient de la cape. Le jeune coerlège avait du mal à savoir sur quel pied danser avec le pirate. Pouvait-il lui faire confiance ? Allait-il vraiment le laisser partir en vie ? Pour le moment, il ne lui avait nullement mal et pourtant plusieurs fois le garçon avait tenté de le pousser dans ses limites. Cependant, il avait encore du mal à digérer ses accusations contre l’Armada et l’ombre d’une guerre contre Sidhàn avec le sacrifice de Coerleg sur un plateau d’argent. Ce scénario, bien que n’étant pas dispensé de logique, lui paraissait beaucoup trop gros et extrême. Cela devait venir de l’esprit paranoïaque et misanthrope de Balram. Avait-il sciemment menti ? Ou était-il persuadé de ses dires ? Lorcas secoua la tête et resserra son écharpe. Pour l’instant, tout lui semblait loin. Il était bloqué en pleine mer et ne pouvait rien faire. Il détestait ce sentiment d’impuissance qui ne cessait de croître depuis la veille. Qu’une guerre se déclenche ou pas, il n’y pouvait rien et n’avait pas la possibilité d’y participer ou d’en protéger les siens. Il n’était même pas parvenu à capturer ni à échapper à Elkano. La honte lui empourpra les joues. Le pirate lui paraissait bien frêle et innocent, là allongé sur le sol, épuisé et grelottant. L’adolescent avait faim, mais il ne se souvenait pas avoir vu son compagnon avaler quoique ce soit. Entre sa fatigue et sa faim, il n’était plus étonnant que le pirate se soit si facilement laissé convaincre de se reposer. Des cernes assombrissaient son visage qui paraissait plus terne et dur que la première fois où il l’avait vu.

Lorcas enveloppa ses genoux de ses bras. Du coin de l’œil, il perçut quelques mouvements secs venant du gouvernail. Les vagues l’agitaient, mais Balram l’avait fermement attaché et il ne dévia pas de sa route. Par prudence, le garçon préféra le tenir. La mer demeurait grise et l’horizon blanchâtre. Le brouillard ne déniait pas se lever et devenait de plus en plus important. Devant eux, il était opaque. Lorcas songea que si le temps se dégradait encore il faudrait réveiller le seul véritable marin du bateau. Mais la brume restait encore bien éloignée d’eux. Il baissa les yeux et vit quelques volutes de fumée qui semblaient sortir des flots. Il émit un sourire amusé devant ce charmant phénomène qui lui rappelait les vieilles légendes que sa mère lui racontait quand il était enfant. Elle disait que les brumes sortaient des mers pour cacher l’île des dieux aux yeux des hommes. Seules les prêtresses magiciennes possédaient l’incroyable pouvoir de les créer, de les lever et surtout de les traverser. Elles transportaient les messages des dieux aux mortels et ramenaient des offrandes ou les corps des héros. À présent, Lorcas savait qu’aucune île de se cachait dans le brouillard et aucune mystérieuse sorcière en sortirait sur une barque d’argent. Mais penser à sa mère le réconfortait toujours quand il allait mal. Certes, il était aux mains d’un pirate. D’un autre côté, il n’était pas blessé et, à part quelques cris et menaces en l’air, Balram ne lui avait rien fait. À dire vrai, il paraissait avoir plus besoin de Lorcas que Lorcas devait à craindre de lui. Au fond, il était plutôt bien tombé. Les talents de navigateur du flibustier le rassuraient. Une fois qu’il serait réveillé, il devrait s’empresser de prendre quelques cours. Cela ne lui serait que bénéfique.

Le vent se fit de moins en moins fort. La voile se dégonflait à vue d’œil. Lorcas piétina sur place. Que devait-il faire ? Il savait qu’il y avait des rames rangées dans la petite cale du navire. Mais il ne tenait pas à ramer seul – et d’ailleurs le bateau était un peu trop grand pour cela. Balram n’avait quasiment pas dormi et il se sentait coupable à l’idée de le priver d’un sommeil dont il avait vraiment besoin. À part le fait qu’ils allaient moins vite, il n’y avait rien. Pas de danger. Alors, il laissa filer. Le bateau faisait presque du sur-place. Tant pis. Et le brouillard, à l’horizon, s’épaississait.

Malheureusement, Balram ne dormit pas longtemps. Deux heures plus tard, il commençait à s’agiter. Peut-être que le mouvement peu prononcé du bateau l’avait réveillé. Un peu pâle, il émergea difficilement de sa cape. Il tourna très vite ses yeux gonflés et rouges vers Lorcas.

« Vous devriez vous rendormir, dit directement le garçon. Vous n’avez pas assez dormi.

– Si je suis réveillé, c’est que ça a suffi. » argua le pirate en se redressant.

L’adolescent comprit que cela ne servait à rien d’argumenter. Elkano était une vraie tête de mule. Très rapidement, il reprit les rennes de l’embarcation. Il vérifia le cap sur sa boussole. Lorcas l’entendit marmonner à propos d’une légère déviation à l’est. Il s’attarda, critique, sur la voile pendante.

« Ça fait longtemps que c’est comme ça ? s’enquit-il.

– Le vent ? Un peu plus d’une heure.

– S’il ne repart pas, on sortira les rames. Sinon, on arrivera jamais à Birenze demain. »

Lorcas ne répondit rien. Balram savait ce qu’il faisait et passer une nuit supplémentaire en mer ne le tentait pas. Surtout qu’ils n’avaient plus rien à manger et l’eau diminuait fatalement. Au vu de la saison, ils pourraient espérer qu’il pleuve très vite et recueillir l’eau de pluie. Mais ils n’avaient rien pour pêcher. Mourir de faim en mer après s’être fait enlever tel une jeune fille en détresse était la mort la moins enviable aux yeux de Lorcas. Il sursauta quand il remarqua que le pirate l’observait, pensif. Il ne comptait tout de même pas le manger ? Le garçon avait entendu des rumeurs à faire froid dans le dos sur le cannibalisme en mer.

« Qu’est-ce que tu as appris dans ta super école militaire ? demanda brusquement Balram.

– Je comprends pas, souffla le jeune soldat, déboussolé.

– À part tirer sur les pirates et faire le beau dans ton uniforme, tu as bien été formé à quelque chose là-bas, non ? On a essayé de t’apprendre des trucs au moins ?

– Heu, oui, oui. Les lois, le règlement intérieur de l’Armada, le maniement des armes…

– Et les bateaux ? T’as appris des trucs dessus ?

– Un peu de théorie et de vocabulaire. Il faut avoir passé les deux premières années de classe sur trois pour pouvoir être embarqué en mer.

– Trois ans de formation ? s’étonna Balram, les yeux écarquillés. N’importe quoi ! »

Il se reprit et secoua la tête, se pinçant le nez entre ses doigts. Il se redressa très vite et reprit :

« Si je comprends bien, il va falloir tout voir de A à Z. Ça va être condensé. »

Ce ne fut qu’à ce moment-là que Lorcas comprit ce que son compagnon avait en tête.

« Vous allez m’apprendre à naviguer ? s’exclama t-il en sentant l’excitation monter en lui.

– Doucement, Boucle d’Or, fit Balram, la paume vers Lorcas, voulant calmer l’enthousiasme de l’adolescent qui s’était levé d’un bond, des étoiles plein les yeux. Naviguer est un bien grand mot. Survivre un minimum de temps tout en guidant un bateau serait autrement plus réaliste. »

Mais Lorcas ne parvenait pas à se calmer. Naviguer signifiait la liberté et le voyage. Mais aussi une indépendance. Il pourrait enfin être utile avec Balram et prendrait de l’avance sur ses camarades de Valenc. Il avait complètement oublié son mal de mer. Il avait hâte de prouver sa valeur et de ne plus être un boulet aux yeux du pirate. Un boulet pour personne. Il se demanda vaguement s’il devait avouer à Balram qu’il ne savait pas nager. Il ne tenait pas vraiment à ce que le pirate se moque de lui ou se désespère encore plus devant la taille de la tâche à accomplir. Il était certain que le pirate savait nager, lui.

Le boucanier s’installa plus confortablement. Il se frotta les yeux. La tâche qu’il s’était assigné le fatiguait d’avance. Il devait s’y sentir obligé. Il ne pouvait pas tout faire tout seul et la sieste qu’il avait dû s’imposer l’avait ramené à la réalité. Le coerlège grimaça légèrement en espérant qu’il n’en deviendrait pas un mauvais professeur agressif et impatient.

« On va commencer rapidement par le vocabulaire de base que je ne sois pas obligé de tout traduire, débuta Balram, pragmatique. Qu’est-ce que tu sais déjà ?

– Bâbord, tribord, deux ou trois noms de voile. J’ai vu aussi les différents types de navires utilisés par l’Armada. On a eu droit à un petit exposé sur les différences, points forts, points faibles des bateaux à voiles, vapeur ou rames. C’est tout, acheva t-il après un temps de silence.

– Elle est belle l’éducation navale de l’armée de la Fédération. » marmonna l’autre, sardonique.

Il jeta de brefs coups d’œil autour de lui. Il finit par montrer du pouce la voile.

« C’est quoi ça ?

– Ben, c’est la voile, répondit rapidement Lorcas, la moue interrogative.

– Mais encore. Précise.

– Oh ! s’exclama le garçon, les yeux ronds. La grand-voile. C’est-à-dire la principale du bateau. En même temps, on en a qu’une sur celui-là.

– Je tiens le ?

– Gouvernail, fit Lorcas, fier de lui. Il sert à diriger le bateau, précisa t-il face au regard insistant du pirate.

– En vérité, le gouvernail est un ensemble de deux pièces. L’une dirige, l’autre permet d’actionner la première. Comme une porte dont on tourne la poignée pour actionner la serrure. Comment s’appelle cette poignée ? »

Lorcas se sentait se perdre. Tout le monde parlait de gouvernail. Personne ne précisait les différentes parties. Il ignorait même qu’il y en avait. Il avait toujours vu cette pièce en un seul bloc.

« …  et c’est là qu’entre en jeu le safran»

Il sursauta au son de la voix de Balram. Le pirate reprit son explication, comprenant que l’autre ne l’avait pas entendu.

« Le safran – outre une épice – est la partie immergée du gouvernail. C’est elle que tu fais bouger en tripotant la barre, le morceau émergé. Celui qui tient la barre est un timonier, mais ça on s’en fout. C’est quoi la proue ?

– L’avant du bateau et la poupe l’arrière.

– Le bastingage ?

– Hein ?

– C’est ça, répondit Balram en tapant le bord du bateau. Ça désigne les bords surélevés du navire. C’est un peu une barrière, un garde-fou, qui t’évite de tomber à l’eau et à l’eau d’arroser le pont. Montre-moi l’écoute. »

Lorcas sentait déjà le mal de crâne poindre. Il n’avait quasiment rien vu à l’Armada. En vérité, il pensait devoir retenir quelques noms de voiles, les côtés du bateau et situer l’ancre. Il se disait que le reste ce n’était que du manuel. Le découragement l’avait gagné quand Balram avait décortiqué le gouvernail. Même le pauvre gars qui tenait la barre avait un nom.

« Je n’ai appris que quelques mots de base, se justifia t-il, penaud.

– L’écoute est une base. Même ceux qui n’ont jamais fait de bateau connaissent le nom.

– Je ne sais pas ce que c’est. »

Balram se leva et s’approcha de la voile. Il dénoua un long cordage fin et l’étira pour la montrer à Lorcas. Voilà donc la fameuse écoute. Juste une corde perdue au milieu des autres. Sans ajouter un mot, Balram tira un coup brusque dessus. La voile tourna à l’opposé. Lorcas dut se baisser pour ne pas la recevoir dans la figure. Le bateau qui n’avançait qu’à très faible allure s’immobilisa complètement.

« Tu as saisis à quoi elle sert, conclut Balram en remettant la voile dans sa position d’origine.

– À faire bouger la grand-voile.

– Exactement. »

Il revint s’asseoir face à son nouvel élève.

« Comme je te l’ai dit, ça va être condensé. Ce bateau est petit, il n’y a presque rien dessus. Alors, je vais me contenter de ce vocabulaire. Certains mots sont évidents comme le pont, hisser ou le tangage. D’autres sont des éléments qu’on a pas. Je ne vais pas me mettre à déblatérer sur le foc, la godille ou le big boy. D’autres demandent une précision. Je ne t’ai parlé que de l’écoute en cordage. D’ailleurs, on dit bout pour désigner les cordes sur un bateau. Les autres servent surtout à attacher la voile ou la hisser. Certaines parties du navire, on s’en fout de leur nom comme des manœuvres. On a pas le temps d’entrer dans les détails. La suite concerne les méthodes de navigation et c’est là que ça se corse. Là encore, je vais être bref. À part une ou deux choses, le reste je m’en occuperai et tu n’as pas besoin de les savoir. Pour la composition pure et simple du bateau, on zappe. Tu n’es pas là pour devenir armateur. »

Le garçon déglutit. La partie la plus complexe allait commencer. Et il n’avait même pas de quoi noter. Il ne se souvenait déjà plus du nom de la moitié immergée du gouvernail. Entre son mal de mer et la complexité du seul matériel naval, il sentait son rêve de voyage s’éloigner encore plus de lui.

« À ton avis, qu’est-ce qui commande la vitesse du bateau comme celui-ci ? Qu’est-ce qui fait qu’on va plus ou moins vite ?

– Le vent.

– Mais le vent ne souffle pas toujours du même endroit. Voir pas du tout.

– Ben, ça dépend de sa force et s’il souffle dans les voiles.

– Si y a pas de vent ou qu’il va contre les voiles, on bouge pas ?

– J’en sais rien !

– Et la direction du bateau, comment on fait ?

– Ça je sais. C’est le gouvernail.

– Et si le vent souffle de la proue vers la poupe, il va où ton bateau ?

– Il peut pas aller contre le vent.

– Exactement. Tu fais quoi dans ce cas là ?

– On enlève les voiles ?

– Perdu ! L’écoute, elle sert à quoi ?

– On bouge la voile ?

– La vitesse et le cap d’un bateau – un voilier tout particulièrement – dépendent du vent. De sa force, de sa direction. Pour s’adapter à lui et ne pas se retrouver comme des cons, on le prend d’une façon ou d’une autre. Pour se faire, on adapte l’allure. Il n’est aucunement question de vitesse dans ce cas-là, ajouta t-il précipitamment en voyant Lorcas ouvrir la bouche. L’allure sur un voilier l’angle d’un bateau par rapport au vent. S’il le prend à bâbord, la proue piquera vers tribord et inversement. Un bateau qui prend le vent par derrière filera droit devant. Et s’il le prend par la proue…

– Il recule ! s’exclama Lorcas, ravi d’avoir saisi la logique.

– Tu as déjà vu un bateau qui fait marche arrière ?

– Non.

– Normal. Il peut pas. À contre-vent, le navire fait du sur-place ou tourne sur lui-même dans le meilleur des cas. Si le vent est suffisamment puissant, il se retourne. Cela ne signifie pas qu’il fasse un demi-tour, précisa Balram avant que Lorcas ne l’interrompe une seconde fois. Ça veut dire qu’il se retrouve la coque à l’air. D’où le fait que ne pas affronter le vent de face est un assez bon conseil. Le gouvernail n’est là que pour accompagner le mouvement du bateau et améliorer le cap. Influencer la direction. Mais le vent est le principal facteur de la route que prendra un voilier. Si on va contre ce vent, la pression exercée sur le gouvernail risque de le briser. Quant aux voiles, elles peuvent se déchirer. Est-ce utile de dire qu’en cas de tempête, le mât peut se briser ?

– Mais comment on fait pour aller où on veut si on doit tout le temps suivre le vent ?

– Le gouvernail donne un angle au bateau. Grâce à cet angle, on choisit notre allure et donc là où on prend le vent et où il nous pousse. Les voiles accentuent cette démarche et propulse le bateau. L’angle, l’endroit, qui reçoit le vent s’appelle l’amure. Donc, si je te dis de changer notre allure pour mettre l’amure à bâbord, tu fais quoi ?

– Je bouge la barre pour que le bateau bouge et qu’on reçoive le vent à gauche, répondit Lorcas, hésitant.

– C’est ça. En simplifié.

– C’est vachement dur quand même.

– C’est pour ça que le type qui tient la barre a un nom. C’est parce que c’est un métier. Ce n’est pas le matelot de base qui va te le faire. Mais un gars qui s’y connaît.

– Mais comment on peut alors calculer notre cap et le temps que ça prendra si on dépend principalement du vent ?

– Il faut connaître les vents et la géographie de l’endroit. Les vents ne sont pas là par hasard et ne changent pas tous les quatre matins. Par localité, nous avons un nombre de vents limités et ce sont toujours les mêmes. Dans la plupart des régions, le climat est répétitif et le vent se lève toujours au même endroit au même moment. Quand on connaît tout ça, on peut tout prévoir. Il faut aussi savoir décrypter la météo et anticiper les changements de temps. Ça, c’est le boulot du pilote. Qu’on peut aussi appeler navigateur. C’est lui qui va choisir la route à prendre et la direction. Après, cette science n’est pas aussi précise qu’on peut l’espérer et l’erreur est humaine.

– Mais vous vous savez où vous allez. Vous savez combien de temps environ on va mettre à arriver. Vous êtes pilote.

– J’ai eu une petite formation quand j’étais gosse, répondit vaguement Balram. Après, j’ai beaucoup appris sur le tas en naviguant seul. »

Décidément, ce pirate l’étonnait à chaque nouvelle découverte. Et tout ce savoir à accumuler pour naviguer en mer, tout ce vocabulaire si précis et varié, ces connaissances qui paraissaient infinies lui donnaient le tournis. Et Balram ne lui avait fait qu’un résumé simplifié des bases.

« On va s’arrêter là, décréta le damrique. Ça ne sert à rien d’entrer plus dans les détails. Tu es déjà à moitié perdu.

– Mais si y a un problème, comment je fais pour le savoir ?

– Si le bateau tangue fort ou qu’il coule, c’est qu’il y a un soucis.

– C’est vachement encourageant !

– Pourquoi crois-tu qu’il y ait autant de morts en mer ? »

Lorcas avait l’impression de ne pas être plus avancé. Cette courte leçon ressemblait plus à un bond en arrière. Tout ce qu’il croyait savoir était faux ou incomplet. Si un jour il parvenait à monter sur un bateau sans tomber malade à peine le port quitté, il ne pourrait jamais retenir et accomplir tout ce que Balram venait de lui dire. Il demeurerait en bas de l’échelle. Naviguer en mer et avoir des responsabilités demandaient des années de formation. Il comprenait à présent quand Balram avait au début refusé de lui laisser la barre pour dormir. Et même avec quelques connaissances de base, il ne s’en sentait pas capable. Il aurait préféré rester dans son ignorance, il n’aurait pas eu cette nouvelle angoisse qui lui serrait la gorge. Au moins, il pouvait faire confiance à Balram en ce qui concerne le voyage en mer. Le pirate était tellement dans son élément, il savait tant de chose, il semblait si sûr de lui. À croire qu’il était né en mer et non sur terre. Un être humain pouvait-il vivre sur les eaux sans jamais toucher terre ? Lorcas déglutit et il sentit une nouvelle vague de nausée le prendre.

« Tire pas cette gueule là, gamin, lança Balram. T’as presque autant de chance de mourir sur terre que sur mer. »

Visiblement, le flibustier avait pris son malaise pour de la peur suite à sa dernière réplique. Non, c’était seulement son sentiment infériorité qui refaisait des siennes. Mais cela il était hors de question que le pirate le sache. Sache les complexes qui agitaient le garçon face à un homme de son envergure. Devant chaque homme meilleur que lui en vérité et ils étaient nombreux. Et encore moins ses excès de jalousie et d’envie. Il détestait se sentir si bas. Peut-être était-ce pour cela qu’il avait longtemps rêvé de réussir au sein de l’imposante Armada.

Lorcas passa le reste de la matinée à se répéter ce que Balram lui avait dit. Il tentait de se rappeler chaque mot et surtout comment on utiliser le vent pour prendre ou garder une trajectoire. Mais il ne s’en sentait toujours pas capable quelques heures plus tard.

Le froid continuait à se renforcer. Même l’épais manteau de Lorcas devenait insuffisant. Il tenta de faire quelques pas sur le pont, mais il manqua seulement de tomber. La mer si calme commençait à s’agiter. Le vent repartait et gonflait à nouveau la voile. Le pirate était satisfait de ce changement de temps. Pas le garçon dont le mal de mer revenait en force et dont l’équilibre était beaucoup trop incertain pour profiter pleinement de la vitesse. Les embruns se transformèrent en vagues et l’eau se déversa régulièrement dans leur petit bateau. De mauvais cœur et sous les ordres de Balram, Lorcas écopa le pont comme il put grâce à un seau trouvé dans la cale. L’activité ne l’empêcha pas de rendre par dessus bord en rejetant l’eau. Balram demeura à la poupe près du gouvernail. Le vent et les remous de la mer risquaient de les dérouter. Le garçon dut user de l’écoute plusieurs fois sous ses directives pour conserver le vent en leur faveur. Lorcas craignait qu’une de ses célèbres tempêtes du nord ne se lève. Mais le pirate demeurait calme et confiant.

Le brouillard, lui, n’avait pas cessé de croître. Étrange vu la force du vent. Les yeux de Balram suivaient, l’air méfiant, les nuages blancs et compacts. Quelques volutes volaient près d’eux. Il sortit sa boussole et grimaça. La brume leur barrait le chemin. Ils devraient faire un détour. Il braqua la barre et rapidement le bateau vira au nord plutôt qu’au nord-ouest. Lorcas avait vu la boussole. Il s’en étonna à haute voix.

« Je veux éviter le brouillard, expliqua Balram.

– Vous avez peur qu’on rentre dans un iceberg ?

– Non, y en a pas dans le coin. Seulement dans la mer d’Orient et le Détroit de Mim. Sans compter que l’hiver débute à peine. C’est ce fichu brouillard qui ne m’inspire pas. Il est pas naturel.

– Comment on peut créer un brouillard artificiellement ? s’interrogea l’adolescent. C’est un bateau à vapeur ?

– Toi, t’as jamais vu un bateau à vapeur, se moqua Balram. Ça fume pas autant. Sauf s’il brûle ; et encore.

– Alors, c’est quoi ? »

Balram eut un moment d’hésitation. Il rejeta un regard vers les nappes de brouillard. Il finit par soupirer et s’en détourner.

« Laisse tomber. C’est juste pas prudent dans tous les cas de naviguer à l’aveugle. »

Cela, Lorcas le concevait parfaitement. C’était suffisamment difficile par beau temps. Il reprit son seau. Il pataugeait dans l’eau et sentait un ordre qui allait arriver. Autant l’accomplir sans se faire crier dessus. Alors qu’il s’était penché par dessus la balustrade car il craignait de vomir, il crut entendre quelque chose. C’était infime et il se dit sur le coup l’avoir imaginé. Il ignora donc. Il réglait la voile sous les conseils avisés de Balram quand le son se répéta. Une cloche qui résonnait étrangement. Il n’avait pas rêvé. Le pirate lui-même s’était figé et glissait son regard vers le brouillard, la mâchoire contractée.

« C’est un appel de secours n’est-ce pas ? intervint Lorcas. J’ai appris ça en cours. C’est en cas de naufrage ou de visibilité nulle qu’on l’utilise pour signaler sa position.

– On laisse tomber, gamin. On continue.

– Mais y a peut-être des gens en danger ! riposta le garçon qui regardait de toutes parts pour trouver l’autre bateau. Je crois que ça vient du brouillard.

– Raison de plus pour ne pas s’arrêter.

– Ils ont dû se perdre. Ils ne voient rien et tournent en rond.

– Que dalle ! Ils ont pas besoin de toi. Termine de me tourner cette voile.

– Je les vois ! Y de la lumière ! »

L’adolescent pointait du doigt la brume d’où quelques faibles lueurs perçaient. Exaspéré, Balram lâcha la barre et vint tirer l’écoute lui-même. Une fois dans l’angle voulu, il retourna à sa place en marmonnant contre les enfants à qui on n’avait pas appris à obéir.

« On s’éloigne d’eux !

– Excellente nouvelle.

– Je refuse d’avoir la mort de pauvres marins sur la conscience.

– Et comment comptes-tu les sauver en les embarquant sur notre gigantesque dix-huit mâts ?

– Alors, vous ne comptez rien faire car vous n’avez pas le navire adéquate ?

– Même si j’avais le plus grand bateau du monde, je n’y serais pas y aller.

– Ah, oui, j’oubliais, s’esclaffa Lorcas, amer. L’homme est un monstre et compagnie.

– Non, parce que c’est un piège. »

L’adolescent se figea un instant. La cloche résonnait de plus en plus fort et de plus en plus rapidement. Comme si les marins paniquaient à les voir s’éloigner.

« Je t’avais dit que le brouillard n’était pas naturel. C’est ce maudit bateau qui le produit si on peut dire. J’ai déjà vu ce genre de phénomène. Personne n’en ressort vivant de ce traquenard.

– Je ne comprends pas. En quoi il consiste ?

– Que ce soit par une cloche ou par des chants, le navire qui se cache dans la brume attire les marins. Je ne sais pas ce qui se trouve à bord. Et ceux qui l’ont vu ne sont plus là pour le raconter. Tout ce qu’on sait vient de légendes qu’on se raconte de marin à marin. Certaines disent que ce sont des démons, d’autres des mauvais esprits ou des mânes d’hommes morts en mer. Pour pouvoir demeurer dans ce monde, ils ont besoin d’aspirer la vie des imprudents qui suivent leurs lumières dans le brouillard ou montent sur leur navire.

– Vous croyez à ces légendes ?

– D’où vient ce brouillard ? Avec ce vent, il aurait dû se disperser. Et écoute tes pauvres erres en détresse. »

Ils firent silence sur le bateau pour tendre l’oreille. La cloche avait cessé et à présent des chants lointains, comme désincarnés, se faisaient ouïr. Ces voix d’outre-tombe lui hérissaient le poil. Une peur mêlée de répulsion instinctive le fit frissonner. Soudain, il était ravi que Balram n’eut pas fait demi-tour.

« On ne peut pas accélérer ? demanda Lorcas, la voix tendue.

– Nous sommes hors de leur portée, le rassura le pirate. Bientôt, nous ne les entendrons même plus. »

Encore une fois, son compagnon avait raison. Poussé par le vent, leur petit bateau s’écarta davantage des nappes de brouillard. Les bruits devinrent indistincts avant de s’éteindre. En voyant le teint blême de peur de Lorcas reprendre des couleurs, Balram eut un sourire nostalgique. Il se souvenait la première fois qu’il avait croisé la route d’un tel navire. Il n’avait pas treize ans, mais il avait senti la peur qui avait envahi l’équipage où il servait comme mousse quand un brouillard soudain et inexpliqué s’était levé. Le pilote avait fait faire un demi-tour immédiat au navire et jamais les matelots n’avaient manœuvré aussi vite. Le malaise avait persisté même après avoir quitté la froideur des brumes. Le soir même, un des pirates avait daigné lui raconter les légendes. Pendant plusieurs semaines, les hommes s’étaient amusés ensuite à lui faire peur. Pourtant, c’étaient eux qui avaient le plus tremblé ce jour-là. Balram avait ensuite vu ces étranges phénomènes trois fois, dont une alors qu’il naviguait seul. Dans les bars d’Anabella ou de Thalopolis, il n’avait de cesse de croiser des pirates et des marins qui se vantaient d’avoir échappé aux terribles prédateurs des brumes. Il était évident à ses yeux que la plupart mentaient. Mais ces vaisseaux fantômes faisaient partie intégrante du folklore du Golfe d’Urian.

Moins d’une heure plus tard, le brouillard s’était entièrement et soudainement levé. Balram avait alors pu corriger le cap et repartir vers les côtes de Stalinsky.

**

Le reste de la journée se poursuivit sans accros. Le vent continuait de souffler et ils approchaient à grands pas de leur destination. D’après le pirate, ils arriveraient le lendemain comme prévu. La nuit tomba et Lorcas se sentait mal à l’aise. Durant la précédente, il n’y avait pas eu autant de vent. Là, le bateau tanguait, il était malade et le ciel demeurait noir. Pas une seule étoile ne perçait la couverture nuageuse. Il avait vraiment beaucoup de mal à voir ce qui se passait autour de lui. Par crainte de tomber à l’eau, il s’assit contre le mât et décida de ne pas y bouger. Il s’était tellement enserré et enfoui dans son manteau et son écharpe que seules quelques mèches de cheveux dépassées.

Quand s’était-il assoupi ? Il ne saurait le dire. Mais il fut réveillé au milieu de la nuit par des bruits d’éclaboussures. Il ouvrit difficilement un œil. Bien sûr, Balram était réveillé. Il s’activait sur le pont. Le bateau tanguait moins. Les nuages s’étaient levés ainsi que le vent. La nuit devenue calme rayonnait sous les éclats de la lune. La silhouette du pirate demeurait parfaitement visible. Il était accroupi et lui tournait le dos. D’étranges bruits peu ragoûtants parvenaient à l’oreille du coerlège. Il se leva mollement et avala la distance qui le séparait de l’autre en deux pas. Il regarda par dessus son épaule. Balram évidait un poisson. Un vieux drap trempé traînait près de la barre.

« Comment vous avez réussi à l’attraper ? On a pas de matériel de pêche.

– J’ai utiliser la voile de rechange comme filet, répondit mécaniquement le marin tout à sa corvée. J’ai eu de la chance que celui-ci soit suffisamment curieux pour y fourrer son nez. Ou alors est-il simplement stupide. »

Ce n’était pas un gros poisson et Lorcas ignorait son espèce. Mais ils n’avaient rien avalé depuis presque deux jours. Il se sentait parfaitement capable de le dévorer cru. Balram essuya son poignard sur le filet improvisé. Lorcas crut qu’il allait faire de même avec ses mains poisseuses. Elles étaient trempées et il avait enlevé ses mitaines. Elles devaient être gelées. Par empathie, il frotta les siennes à l’abri dans leurs moufles. À sa surprise, le pirate réunit les abats et autres organes du poissons et les jeta par dessus bord.

« Hé, je suis sûr que ça se mange ces morceaux-là ! riposta le garçon.

– Un seul poisson ne sera jamais suffisant pour nous deux. Y a quasiment rien à bouffer dessus. De plus, je n’ai pas d’argent et je doute qu’on trouve facilement à manger sur Birenze. Autant se faire quelques provisions.

– Les abats attireront de plus gros poissons, comprit le jeune soldat.

– Exact. Maintenant que tu es réveillé, prend la voile de rechange. Tu sais pêcher au filet ?

– J’en ai un peu fait quand j’étais môme.

– Tiens-toi prêt. On va attendre que les bêtes arrivent. Je doute qu’elles tardent. L’odeur du sang les fera venir. »

Lorcas s’exécuta sans discuter. Son ventre allait enfin être rempli. De son côté, Balram ramassa son carquois. Il en sortit son arc ainsi qu’une flèche. Le garçon se raidit, ne se souvenant que trop bien de sa prise d’otage. Il ne sentait pas vraiment l’envie de vérifier si le pirate savait utiliser son arme. Mais il ne s’intéressa nullement à son passager et se pencha par dessus le bastingage, arc bandé. Les abats flottaient mollement à la surface, teintant l’eau de rouge brunâtre. Lorcas se demanda quel genre de poisson ils allaient attirer ainsi. Il espérait que ce ne serait pas un requin. Les quelques minutes qui s’écoulèrent lui parurent des heures. La perspectives de manger enfin avait rappelé à son estomac qu’il était vide. À sa droite, Balram demeurait parfaitement immobile, sa flèche pointant l’eau. Craignait-il aussi l’arrivée d’un requin ? Ou pire d’une orque ? Sur le coup, l’adolescent n’avait pas pensé au mammifère prédateur, mais à présent il préférait la venue d’un requin. L’arc lui paraissait bien frêle et inefficace face à un tel mastodonte. Il en avait déjà vu de loin et se faisait une idée assez précise de l’ampleur de l’animal.

Un mouvement sous l’eau attira leurs regards. Une bouche goba un morceau de viande et disparut. Elle revint juste à côté. Le poisson restait presque en surface. Il paraissait assez gros. Lorcas amorça un mouvement pour lancer le drap, mais d’un geste Balram le stoppa. Il suivit de sa flèche le mouvement de la bête sous l’eau, visa un peu au dessus et lâcha la corde. La flèche frappa l’eau et le bruit emplit la nuit. Balram avait atteint sa cible. L’animal transpercé remonta flotter entre deux eaux. Le pirate se pencha et le récupéra. C’était un saumon.

« Voilà ! Là, y a de quoi bouffer ! » clama Balram en abandonnant sa prise sur le pont.

Cependant, il ne manqua pas de récupérer sa flèche. Il reprit son poste aux côtés de Lorcas et guetta à nouveau l’eau.

La plupart des poissons furent attrapés par Balram. Lorcas put néanmoins en prendre une petite dizaine grâce au filet improvisé en un seul coup. Les appâts avaient tous été avalé. En tout, ils comptèrent vingt-huit poissons. Beaucoup ne faisaient pas plus que la moitié de leur avant-bras. Balram les vida et sépara les poissons de leurs organes. Ils seraient plus faciles à conserver.

« J’espère qu’il a bien neigé ou gelé à Birenze. On pourra les conserver dedans, observa Lorcas.

– C’est bien ce que je compte faire. »

Cette nuit, ils en dévorèrent deux avec appétit ; bien que crus. Le pirate enveloppa soigneusement les autres et les enfouit dans son sac pour ne pas qu’un oiseau ne leur vole. Ce fut le ventre plein que Balram s’endormit et que Lorcas prit la barre. Bien que le plus âgé insista pour qu’il le réveille au moindre changement de temps.

Alors que l’aube teintait le ciel de gris, Lorcas parvint pour la première fois à voir les côtes de Birenze. Contrairement aux îles de Coerleg qui étaient principalement composées de falaises, le Continent des Glaces se présentait plat. Le garçon eut un sourire en voyant le paysage. Le village sur lequel ils arrivaient était petit et chaleureux. Il distinguait les maisons d’ici. Elles étaient colorées, pimpantes, la cheminée fumante. Les rouges et les jaunes criards côtoyaient les verts, les blancs et même du bleu clair. Elles étaient toutes de hauteur et de longueur différentes. Mais aucune ne dérogeait à la règle du bois entièrement peint et joyeux. Elles tranchaient tellement dans la neige qu’elles pourraient éblouir Lorcas. Elles n’avaient rien à voir avec les cabanes à un seul étage et au bois non peint de son village. Loin de la monotonie des demeures de pierre au toit plat de Valenc. Il avait l’impression de plonger dans un village de conte de fée. Il ne pouvait distinguer les détails des isbas, mais il était certain qu’elles étaient raffinées et accueillantes. Le port se composait uniquement d’une lignée de pontons. Mais cela importait peu. Du moment qu’ils pouvaient débarquer c’était le principal. Quelques barques de pêcheur se balançaient mollement. De la neige recouvrait le sol et les pontons. Son blanc tranchait artistiquement avec les couleurs des maisons. Lorcas souffla à travers ses moufles en regardant avec envie les cheminées des isbas. Néanmoins, le froid lui-même ne pouvait ôter l’émerveillement de ses yeux.

Le garçon sentit qu’on l’observait et vit l’œil noir de Balram qui le fixait au dessus du ourlet de sa cape.

« C’est la première fois que tu quittes ton île paumée, n’est-ce pas ? »

Lorcas acquiesça. Un sourire niais éclaira son visage rougi par l’air froid.

« Depuis que je suis petit, je parle beaucoup avec les marchands birenziens qui venaient à Valenc. Ils m’ont tellement parlé de leurs pays que j’ai toujours rêvé de visiter ce continent. Rien que de là, c’est trop beau. On dirait un rêve.

– Heureusement qu’il fait suffisamment froid pour nous rappeler que c’est la réalité. » commenta ironiquement Balram.

Il repoussa doucement le garçon pour reprendre la barre. Il fallait préparer l’embarquement. Il envoya Lorcas près de la voile. Il le fit jouer de l’écoute pour que le vent les porte plus en douceur vers le petit port. Et le soleil ne cessait de se lever. Ses éclats dorés éclairèrent la mer et rendit la neige éblouissante. Balram grimaça en pensant au froid mordant qui l’accompagnerait durant un temps indéterminé dans sa quête. En face de lui, il ne voyait que le dos de l’adolescent dont il imaginait les yeux pleins d’étoiles. Qui aurait cru qu’un pirate réaliserait un jour les rêves d’un gamin, jeune recrue de l’Armada ? Pas lui.

Il ne se souvenait pas avoir eu un jour cet émerveillement devant l’inconnu. Ni des rêves. Et toute l’innocence et l’optimisme de ce gosse le déprimaient. Lui rappelaient qu’on ne lui avait jamais donné le droit d’en avoir à lui. Quel monde pourri.

Leur bateau tapa légèrement un ponton glissant à tribord. Alors que le jeune coerlège jetait l’ancre, Balram attacha fermement les amarres à une bite recouverte de gel. Ce n’était vraiment pas une saison pour débarquer. D’un pied prudent, il descendit sur le sol de Birenze.

55