Pendant que Manille se remémorait, presque à son corps défendant, l’atroce disparition de John et les terribles événements des dernières heures, Cody rêvait. Il ne lui avait pas fallu plus d’une dizaine de minutes pour sombrer, bercé par le ronronnement de la berline qui filait dans la nuit. Il serrait contre lui le manche de la lampe torche, telle une amulette de protection contre ces créatures qui le craignaient, mais le condamnaient indéniablement à la solitude en annihilant toutes les personnes de son entourage. Entièrement dissimulé sous la surface brillante de sa combinaison anti-UV, caché derrière des lunettes de soleil trop grandes pour lui, il rêvait.

Et c’était un rêve qu’il connaissait bien, parce qu’il l’avait fait à de nombreuses reprises depuis qu’il était tout petit. Bien sûr, jusque très récemment, il ne comprenait pas vraiment ce qui s’y déroulait, il se contentait d’assister à la scène comme un petit fantôme inconsistant. Mais à présent, les choses avaient changé, et c’était grâce à cette espèce de vision qu’il était à même de comprendre, mieux que personne, ce qu’étaient les ombres, et comment elles fonctionnaient. Contrairement à ce qu’avait cru Manille sans chercher à s’appesantir sur la question, quand il lui avait dit qu’elles éteignaient les couleurs, c’était au sens littéral.

Il se trouvait aux abords d’un lac, sur les rives du Lough Neagh précisément. Il le savait parce qu’il connaissait bien cet endroit, son père l’y emmenait souvent pêcher avant qu’il ne soit hospitalisé au centre de recherche à Bangor. L’aube pointait à l’horizon, et il suivait une silhouette sombre, celle d’un jeune garçon à la démarche étrangement coulante. Comme un patineur somme toute assez peu doué, il semblait glisser sur l’herbe humide de rosée, de flaque d’ombre en mare d’obscurité. Aussi silencieux qu’un prédateur en chasse, il approchait lentement d’un petit bivouac de pêcheurs. Son profil était flou si bien que, même s’il avait déjà eu l’occasion de faire sa connaissance, il aurait été bien en peine de l’identifier. Et ce n’était pas le cas, il ne l’avait jamais rencontré. Pourtant, il savait désormais précisément qui il était ou avait été pour être exact : Lucent, le frère cadet de Manille.

Dans son rêve, l’adolescent était seul, mais Cody savait que ce n’était pas vrai, qu’il était en réalité accompagné de plusieurs dizaines d’autres créatures comme lui. Ombre parmi les ombres, il avançait jusqu’à proximité du campement, puis s’arrêtait, levait ce qui lui tenait lieu de tête vers le ciel et se mettait à chanter. Bien qu’il ne les voie pas, l’enfant entendait tous ses congénères l’imiter, et la mélodie prenait bientôt une ampleur qui le faisait frissonner. C’était à ce moment-là qu’il commençait généralement à lutter pour se réveiller, soudain pris d’un mauvais pressentiment. Sans succès. Il percevait alors le crissement caractéristique d’une fermeture éclair que l’on ouvrait, et une tête apparaissait au pied de la tente principale.

C’était comme une explosion de couleurs, et il réalisait brusquement que, jusque là, tout son rêve s’était déroulé en noir et blanc sans qu’il n’y prenne garde. Alors que l’homme s’extirpait tant bien que mal de la tente, Cody focalisait son attention sur lui, oublieux des ombres et de leur chant qui s’était pourtant encore amplifié. Il semblait relié au ciel par un ruban coloré et sans fin, un lien immatériel et pourtant bel et bien présent. Sans être éclatantes comme celles d’un nouveau né, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel étaient là, signe de bonne santé même si l’âge avait d’ores et déjà prélevé son tribut de pigments. L’enfant observait ce fascinant spectacle, émerveillé.

Les cheveux en bataille et le visage en papier mâché, encore à moitié endormi sans doute, l’homme s’approchait du foyer où les dernières braises du feu de camp de la veille avaient presque complètement disparu. Il se penchait pour les ranimer à l’aide d’un long bâton puis s’emparait d’une lampe à gaz, dans l’intention manifeste de l’allumer, mais il n’en avait jamais le temps. Cody poussait un cri d’avertissement qui se perdait dans les méandres de son rêve. Telles des prédateurs à la vélocité inattendue, les ombres se jetaient sur le campeur avec avidité. L’homme disparaissait aux yeux de l’enfant, rapidement submergé par la meute. Ne restait, au cœur de cette masse grouillante, que ce long ruban qui le reliait au ciel.
Cody haletait, terrifié et tremblant de tous ses membres. Le cordon pâlissait à vue d’œil, se racornissant comme une vieille peau en un spectacle répugnant. D’éclatantes, les couleurs devenaient pastelles avant de s’éteindre une à une, comme si les ombres avaient peu à peu aspiré l’essence vitale du pêcheur. Toute vie en lui disparaissait, ne laissant que cette froide étincelle qui suffisait à animer ces créatures de cauchemar, qu’il avait déjà rejointes en se transformant à son tour. Son ruban prenait une couleur d’encre noire, venant gonfler le bouquet endeuillé de ceux de ses congénères. Les ombres s’écartaient alors, provisoirement satisfaites, et le chant mourait presque…

La plupart du temps, il lui fallait assister à cette mise à mort avant d’être capable de reprendre le contrôle et de se réveiller en sursaut, le cœur battant à tout rompre et la respiration saccadée. Mais ce jour-là, alors que les ombres avaient quitté le monde des rêves et envahi la réalité, le cauchemar se poursuivit. Un appel résonna dans l’aube silencieuse.

— Papa ?

Affolé et les joues encore sillonnées de larmes, Cody se précipita en avant. La voix était jeune, celle d’un enfant ou d’un adolescent qui s’inquiétait de son père. Et puisque ce dernier était désormais incapable de lui répondre, il y avait fort à parier que l’enfant n’allait pas tarder à s’extraire lui aussi de la tente. En outre, des guitounes voisines lui parvenaient à présent les premiers grognements endormis d’hommes tirés à regret du sommeil. Le chant reprit doucement de l’ampleur, et Cody tourna sur lui-même pour constater, impuissant, que les pêcheurs étaient complètement cernés. Les ombres étaient partout, ils n’avaient aucune chance de s’en tirer.

Le trio au complet, inconscient du danger, se tint bientôt devant le foyer, plein de perplexité au-dessus des vêtements de leur père et frère, abandonnés en tas informe sur le sol. Leurs rubans de vie respectifs s’élevaient triomphalement vers le ciel, imprudentes provocations aux ombres qui rôdaient alentour, sur le point de fondre sur eux. Cody prit sa décision en un quart de seconde. Puisqu’elles craignaient de l’approcher, il protégerait le garçon. Lorsque, à pas prudents, ce dernier s’avança vers la rive du lac, l’enfant lui emboîta le pas, collé à son dos et bras écartés comme il l’avait fait un peu plus tôt avec Manille. Parvenu au bord de l’eau, il se retourna et se retrouva nez à nez avec une ombre qui s’était tenue derrière lui, tout près.

L’impression était vraiment étrange. Elle n’avait pas de relief, et pourtant semblait sans cesse en mouvement, comme si elle avait été toute entière constituée de particules suffisamment grosses pour que l’œil humain puisse en détecter le remous. Elle n’avait pas d’yeux ni de visage, et pourtant Cody savait qu’elle le dévisageait, et il aurait parié sa main droite qu’il s’agissait de Lucent. Elle n’avait pas de bouche, et pourtant elle chantait… Il fit résolument face, les poings serrés.

Mais ce faisant, il oubliait un détail crucial de la situation : il ne se trouvait pas réellement sur les rives du lac Lough Neagh, il était en train de rêver, assis dans une voiture en partance pour Ballyquintin Point… Lorsque les ombres fondirent sur l’adolescent et ses oncles, Cody eut tout juste le temps de réaliser ce qui se passait et pourquoi, avant d’ouvrir les yeux sur la route qui défilait sous les roues de la berline. Hoquetant pour reprendre son souffle, il poussa un gémissement étouffé d’animal blessé, se roula en boule sur le siège passager, et se laissa aller à sangloter en silence.

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