Il s’éveilla douze heures plus tard, ayant pleinement retrouvé toute sa lucidité. Il resta sans bouger un long moment, guettant le moindre bruit. Si son sommeil artificiel avait pris fin, et surtout s’il était encore là pour y songer, cela ne pouvait signifier que deux choses : l’appareil avait atteint sa destination prévue, ou bien il s’était passé quelque chose d’anormal. Dans les deux cas, l’intelligence artificielle du bord avait lancé la séquence de réveil des occupants humains du vaisseau.

Par l’ouverture du caisson entrebâillé d’une trentaine de centimètres, il n’apercevait qu’un pan de cloison grise et terne. Aucun mouvement, aucun bruit. Tout était trop calme et trop silencieux. Noé prit une inspiration rendue tremblante par l’appréhension, et se redressa lentement en soulevant complètement le battant du bras gauche. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, personne. Il enjamba maladroitement le rebord de ce qui lui avait tenu lieu de lit douillet pendant… combien de temps, au juste ? Il n’en avait pas la moindre idée, mais il se sentait tout engourdi, extrêmement faible, comme un malade qui aurait passé beaucoup de temps alité.

Il posa délicatement les orteils sur le sol, et un léger bruit électronique se fit entendre au-dessus de sa tête. Il leva les yeux et découvrit une caméra braquée dans sa direction, dont l’œil rouge luisait puissamment dans la pénombre. Il n’était donc pas seul à bord. Quelqu’un ou quelque chose, l’intelligence artificielle probablement, veillait sur lui, le surveillait. Flageolant sur ses jambes, il parcourut du regard l’ensemble de la pièce, ou ce qu’il en voyait du moins. Douze caissons, exactement identiques au sien, étaient positionnés en étoile. En dehors de celui dont il venait de s’extraire, tous étaient hermétiquement clos. Il trouva ça bizarre. Pourquoi lui seul avait-il été tiré de son sommeil artificiel ?

Lentement, très lentement, s’accrochant au passage à tout ce qui lui semblait plus stable que lui, il s’avança vers le caisson voisin. Il remarqua alors que son panneau de contrôle était éteint. De plus en plus étrange. Il fronça les sourcils, désarçonné. Son cerveau, fonctionnant encore au ralenti après tant d’années de sommeil artificiel, refusait de le mettre sur la voie d’une compréhension effrayante. Il jeta un rapide coup d’œil aux autres caissons, et sentit son estomac lui tomber brusquement dans les talons. Ils étaient éteints, tous sans exception ! Alors là, ce n’était plus seulement bizarre, c’était surtout inquiétant…

Il atteignit sa destination, laborieusement et la peur au ventre, et se pencha sur le visage de son voisin pour l’observer à travers le panneau vitré, espérant contre toute attente ne visualiser que le contenu d’un caisson vide. Ce ne fut pas le cas… Noé fit un bond en arrière avec une exclamation étouffée, perdit son équilibre déjà précaire, et tomba douloureusement sur ses fesses. Il ferma les yeux, commandant à son cerveau d’oublier immédiatement la vision d’horreur qui lui avait été soumise, sans succès. C’était le visage de Rebecca et en même temps, ce n’était plus vraiment le sien. Dieu merci, la vision d’asticots s’agitant en tous sens lui avait été épargnée, mais il ne faisait aucun doute qu’elle était morte, et depuis un moment déjà. C’était comme si elle avait été momifiée, elle n’avait plus que la peau sur les os, une peau grisâtre qui partait en lambeaux.

Ses doigts s’étaient mis à trembler, et sa faiblesse semblait s’être accentuée. Il douta de réussir à se relever, mais tenta néanmoins l’expérience. Il n’avait plus qu’une envie : quitter cet endroit le plus rapidement possible sans s’approcher des dix autres caissons, dont il savait qu’ils devaient contenir le même savoureux spectacle. Se pouvait-il qu’il soit l’unique survivant de l’expédition de la dernière chance ? Et si tel était bien le cas, pourquoi lui ? Qu’avait-il fait de plus que les autres pour mériter de vivre ? Ou pas fait, d’ailleurs. Il ne comprenait pas, des tas de questions existentielles se bousculaient dans sa tête, mais il connaissait quelqu’un capable de lui expliquer : Scarlett.

Porté par l’adrénaline, Noé se remit sur ses jambes presque sans y penser, naturellement, et se précipita vers la porte. Il positionna son œil gauche devant le lecteur d’empreinte oculaire permettant d’en actionner l’ouverture, et jaillit dans la coursive comme un diable de sa boîte. Gauche ou droite ? Il n’en avait pas la moindre idée, la seule et unique fois qu’il avait parcouru ce vaisseau, c’était lors de son inauguration, sous l’œil attentif, et vaguement inquisiteur aussi, il fallait bien le reconnaître, des médias du monde entier. Il s’était alors contenté de suivre bêtement comme un mouton.

— Poste de pilotage, articula-t-il d’une voix rauque et presque inaudible.

Un chemin lumineux s’éclaira alors sous ses pieds, sous la forme d’un ruban de couleur bleue remontant la coursive vers la gauche, traversant une première intersection avant de bifurquer sur la droite à la suivante. De toute évidence, si avarie il y avait eu à bord, elle ne concernait pas les systèmes électriques. Soulagé, Noé suivit la lumière sans plus d’hésitation, non sans remarquer que les dalles s’éteignaient derrière lui au fur et à mesure. Il traversa ainsi une partie de l’appareil avant d’atteindre le poste de pilotage qui était plongé dans l’obscurité.

— Scarlett ? appela-t-il, presque timidement, parce qu’il n’avait jamais eu de véritable occasion de s’adresser à l’intelligence artificielle du Deoxys II. A moins que son hésitation ne soit due à une crainte inavouée de n’obtenir aucune réponse.

— Bonjour Noé, lui répondit une voix féminine, jeune et dynamique. Je suis honorée d’avoir enfin l’occasion de vous rencontrer. Et j’ai le plaisir de vous annoncer que vos données médicales sont excellentes, compte tenu du temps que vous avez passé dans votre caisson. Et de celles des autres élus…

Le poste de pilotage s’était graduellement éclairé au moment où la réponse de Scarlett avait jailli dans la vaste pièce silencieuse. Comme il s’y était attendu, il s’y trouvait complètement seul. Les écrans des différentes consoles affichaient des séries de chiffres, des courbes et des camemberts. Avant de quitter la Terre, les douze élus avaient été équipés d’un implant leur permettant d’interpréter toutes ces données correctement mais pour l’heure, Noé n’en avait rien à faire. Le silence s’éternisait. Scarlett avait-elle essayé de faire de l’humour en évoquant les conditions de santé de ses compagnons disparus ? Peu probable, et puis c’était d’un mauvais goût…

— Merci, Scarlett, reprit-il d’une voix étranglée, moi de même. Euh… à propos des autres justement, qu’est-ce qui s’est passé ? Que leur est-il arrivé ?

— Au cours de notre septième année de voyage, nous avons été percutés par un astéroïde de catégorie 5, répondit l’intelligence artificielle comme si cela voulait tout dire, et sans manifester la moindre émotion. Cela a occasionné de multiples dégâts dans les systèmes du bord, en particulier une fuite au niveau du réservoir d’oxygène qui remettait en cause la survie des élus. J’ai été programmée pour réagir à toutes sortes de situations, j’ai réagi en conséquence.

— Et donc ? Qu’as-tu fait ? demanda Noé, horrifié par la froide indifférence avec laquelle Scarlett lui faisait son compte-rendu.

Intellectuellement, il concevait tout à fait que le manque total d’empathie de Scarlett était parfaitement normal, elle n’était pas programmée pour s’émouvoir des états d’âme de ses passagers. Cela rendait cependant la mort de ses compagnons d’autant plus atroce, et les conséquences directes de ce qu’elle évoquait, sur lui, Noé, lui donnaient la nausée.

— Optimisé l’utilisation de l’oxygène à bord. Toutes les sections qui n’étaient pas strictement nécessaires à la survie des élus ont été condamnées l’une après l’autre. Malheureusement, ça n’a pas suffi, notre position au moment de l’impact étant beaucoup trop éloignée de notre destination finale, et j’ai rapidement dû cesser d’alimenter certains caissons.

Toujours ce ton impersonnel et clinique qui faisait froid dans le dos… Un terrible sentiment d’oppression envahissait Noé, comme s’il avait brusquement subi la raréfaction de l’oxygène de plein fouet. Les larmes lui étaient montées aux yeux. Horrifié, il ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur les tous derniers moments de ses compagnons, de se demander s’ils s’étaient éveillés en suffoquant ou s’ils étaient simplement partis, paisiblement, dans leur sommeil. Un terriblement abattement le gagnait.

— Continue… se força-t-il néanmoins à demander parce qu’il le leur devait. Quels caissons précisément ? Sur quels critères as-tu basé ton choix ? Et quelle est la situation actuelle ? Pourquoi m’avoir réveillé maintenant ?

— Le taux de survie estimé de chacun des élus en situation de crise. Tous les caissons ont peu à peu cessé d’être alimentés, sauf le vôtre, Noé. Cela n’est toujours pas suffisant. Il y a trois jours, l’évacuation est finalement devenue plus qu’une éventualité, une nécessité. J’ai dû lancer la phase de réveil…

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