Noé pénétra dans la navette avec précaution. Non pas qu’il ait craint d’y trouver de la compagnie, qu’elle soit humaine ou extraterrestre, amicale ou non, mais parce que quelques heures seulement s’étaient écoulées depuis que Scarlett l’avait tiré de son sommeil artificiel, et qu’il ne se sentait pas encore très vaillant. Ça, et puis aussi le fait qu’il n’était pas du tout dans son élément, et qu’il craignait de faire une bêtise en touchant quoi que ce soit, volontairement ou par inadvertance. Scarlett s’était pourtant montrée catégorique, c’était précisément la raison d’être de l’implant qu’il avait reçu sur Terre avant de partir ; et puis l’intelligence artificielle veillerait au grain jusqu’à ce que la navette ait regagné le plancher de vaches, oui, c’était une promesse solennelle. N’empêche…

Il progressait lentement en s’accrochant là où il le pouvait, pour lutter contre les effets de l’apesanteur. Cette perpétuelle impression de flotter finissait par lui donner la nausée, et le fauteuil qui faisait face à la console de pilotage lui apparut comme une oasis verdoyante après une dure traversée du désert. Lorsque ses doigts touchèrent le cuir velouté, il poussa un soupir de soulagement inconscient, et d’une dernière traction du bras, partit dans un salto avant jambes repliées qui se termina pile poil dans l’assise du fauteuil. Là, il resta figé sur place, médusé devant la beauté du spectacle offert à sa vue.

Elle reposait dans un écrin de ténèbres illuminé d’étoiles. Elle était ronde, tout en nuances de bleu et de blanc, magnifique. Elle ressemblait à la Terre comme une sœur jumelle, et en faisant abstraction de tout ce qu’il savait, de toutes les mauvaises nouvelles dont Scarlett l’avait abreuvé comme un oiseau de mauvais augure, il aurait presque pu se persuader qu’il rentrait chez lui. L’intelligence artificielle du Deoxys II avait pris le temps de lui parler abondamment de cette planète. Son système solaire était noyé dans une nébuleuse, dont les perturbations électromagnétiques rendaient toute détection radar impossible. C’était la raison pour laquelle elle n’avait pas été retenue pour le programme, parce que personne ne l’avait vue depuis la Terre. Mais elle était viable, c’était une certitude. Noé déglutit difficilement.

— Je ne suis pas très sûr d’avoir envie d’aller crever tout seul sur cette planète, tu sais, Scarlett, aussi splendide soit elle, dit-il d’une voix éteinte. Peut-être que tu devrais juste me replonger dans le sommeil, me laisser… mourir en paix, comme les autres. Je crois que je préfère mourir d’asphyxie que de solitude.

— Voilà qui est absolument impossible, Noé, je suis infiniment désolée. Première loi de la robotique : « Un robot ne peut nuire à un être humain, ni laisser sans assistance un être humain en danger. » Vous ne serez pas seul, il y a de la vie sur cette planète.

Il ne voyait pas très bien où Scarlett allait pêcher pareille assurance, mais c’était une affirmation qu’elle lui avait faite plus d’une fois, ces dernières heures. Dans tous les cas, avait-il réellement le choix ? Scarlett refusait catégoriquement de l’endormir à nouveau, et mourir par asphyxie en étant conscient de ce qui se passait, en se sentant étouffer lentement mais sûrement… Non, il n’y tenait pas, tout compte fait. Peut-être que la navette ne survivrait pas à la traversée de la couche d’atmosphère de cette lumineuse planète ? Peut-être qu’il irait tout bêtement se crasher à l’atterrissage contre la première montagne venue ? Il n’était pas encore temps de s’inquiéter d’une hypothétique solitude. Il n’était pas encore tiré d’affaire.

Il attacha le harnais qui le collait à son siège, verrouilla son casque, et assura Scarlett qu’il était prêt tout en fermant hermétiquement les yeux. Il préférait ne rien voir, ne rien savoir. S’il l’avait pu, il aurait baissé le volume au maximum pour ne plus entendre Scarlett. Mais la voix féminine, jeune et dynamique qui avait si bien su le rassurer à son réveil entama sans autre état d’âme son sinistre décompte…

Jusqu’à ce qu’elle soit brusquement couverte par les rugissements d’une alarme virulente qui sembla s’enrouler autour de son cerveau pour l’étouffer méthodiquement comme un serpent sa proie ! Noé rouvrit brusquement les yeux, qui s’écarquillèrent à la vue de la console qui lui faisait face. Certains niveaux étaient devenus comme fous, ils grimpaient ou chutaient de manière vertigineuse et sans la moindre cohérence, changeant de couleur au même rythme que la gravité du seuil qu’ils atteignaient ; de nombreux voyants lumineux oranges, ou pire rouges, s’étaient allumés un peu partout, accompagnés de notifications sonores toutes plus alarmantes les unes que les autres ; une légère fumée s’échappait même d’un panneau sur sa droite.

L’alarme continuait de hurler intensément mais Scarlett n’avait pas interrompu son décompte, pas même marqué la moindre hésitation, complètement sourde aux hurlements qui vrillaient les oreilles de Noé. Le jeune garçon ouvrit la bouche pour l’interpeller, la réveiller, la secouer, n’importe quoi, incapable de comprendre comment il était possible que l’intelligence artificielle du bord puisse ne pas se rendre compte de ce qui se passait. Mais l’appareil se mit soudain à trembler de partout et il s’accrocha aux accoudoirs de son fauteuil : les moteurs venaient de s’allumer ! Elle n’allait tout de même pas poursuivre la procédure ? Médusé, la bouche ouverte comme une carpe, il n’arrivait pas à expulser le moindre son de sa bouche. Malgré toute l’urgence de la situation, rien ne sortait.
En désespoir de cause, il se mit à tirer sur son harnais verrouillé comme un forcené échappé de l’asile, s’acharna dessus tant et plus jusqu’à ce qu’il finisse par se pincer violemment un doigt, et retrouver la parole brusquement dans un « bordel de merde » retentissant.

— Scarlett, qu’est-ce que tu fous, bon sang ? Arrête ça tout de suite, tu vois bien qu’il y a un problème, on ne peut pas s’éjecter avant de savoir lequel, enfin ! Et puis arrête-moi cette alarme, elle va finir par me rendre dingue ! Scarlett ! Tu m’entends ?

Une goutte de sang échappée de son doigt pincé passa en flottant devant la visière de son casque. Il secoua la tête, sentant grandir en lui un sentiment d’inéluctabilité dérangeant et surtout effrayant. Puis il se mit à appuyer convulsivement sur tous les boutons à porter de ses mains, dans l’espoir insensé de trouver celui qui rétablirait la situation, ou au moins ferait cesser ce fichu décompte.

— J’entends, Noé, répondit finalement Scarlett après ce qui lui sembla une éternité. Mais il n’est absolument pas possible d’interrompre la procédure d’éjection à ce stade de son déroulement, je suis dés…

L’explosion qui s’ensuivit lui coupa définitivement le sifflet. Pétrifié, collé à son siège par une pression phénoménale, Noé sentit la navette bondir en avant comme une balle de revolver. Ses poumons se ratatinèrent en expulsant tout l’air qu’ils contenaient, son diaphragme se souleva comme pour réduire encore l’espace qui leur était dévolu, et durant quelques secondes de pure panique, sa respiration fut littéralement coupée. Puis, dans un râle de survivant, il prit une grande goulée de l’air pur que lui prodiguait sa combinaison, et resta là, scotché à son siège par la violence de ce qui venait de se passer autant que par le spectacle grandiose et magnifique de la planète qui grandissait tout doucement dans son champ de vision.

Les voyants clignotaient toujours frénétiquement, mais l’alarme avait finalement cessé de rugir, probablement hors service. Il se sentait sonné et comme hors du temps, dans une bulle d’indifférence fragile mais néanmoins protectrice, uniquement concentré sur la vision hypnotique qui s’offrait à lui. Et cela dura quelques longues secondes au cours desquelles la sueur froide eut même le temps de commencer à sécher le long de sa colonne vertébrale. Puis rapidement, trop rapidement, son cerveau prit le relais sans que cela résulte d’une volonté consciente de sa part, et il utilisa l’implant mis à sa disposition pour étudier le tableau de bord, et essayer d’évaluer la situation. Elle n’était guère brillante, comprit-il rapidement…

Il y avait une brèche grandissante dans la paroi vitrée de la navette. Avait-elle était causée par l’impact avec l’astéroïde ou l’explosion récente ? Il aurait été bien incapable de le dire, il ne lui semblait pas l’avoir vue en arrivant, mais il n’avait pas spécialement fait attention non plus. Toujours était-il que le vide extérieur, devenu bête à l’affût, semblait s’évertuer à happer jusqu’à la plus petite particule d’air de la cabine, aspirant tout comme une sangsue. Au moment précis où cette sombre idée lui traversait la tête, la vitre vola en éclats, envoyant valdinguer tout ce qui n’était pas solidement arrimé dans l’habitacle. Un bloc notes fixé au mur par un ressort fut violemment arraché, entraînant avec lui un petit crochet métallique qui se prit dans le revêtement de sa combinaison, et réduisit son efficacité à néant dans un atroce bruit de déchirement.

En l’espace de quelques malheureuses secondes, tout fut terminé… Il s’était interrogé sur la fin de ses compagnons de voyage à peine une poignée d’heures plus tôt, sur ce qu’ils avaient pu sentir, ou ressentir, quand elle était venue. La réponse lui apparut brusquement, comme une révélation morbide, et il eut juste le temps de réaliser que c’était une simple question rhétorique, car en réalité, il ne voulait surtout pas savoir.

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