Décembre s’était installé et la neige avait fait son apparition. Établie, depuis un peu moins de huit semaines à Boston, Tamina avait fini par accepter sa condition ainsi que sa vie en captivité. Elle avait tout à loisir le temps d’observer les deux étudiants dont elle partageait l’appartement de Beacon Street. Sise au troisième étage d’un bâtiment de brique rouge, la chambre d’Allan avait une vue magnifique sur la ville et la Charles River.

Son hôte était, de toute évidence, sportif. Même si elle ne le voyait pas pratiquer, Tamina pouvait déduire, aux nombreux fanions et autres T-shirts, que le jeune homme était un fan des Bruins. De plus, trois fois par semaine, il rentrait ruisselant, habillé d’un sempiternel sweat-shirt gris clair. Orné d’un énorme H de couleur bordeaux, le vêtement tout comme son propriétaire sentait la sueur. La jeune fille en avait conclu que les mardis, jeudis et samedis étaient les jours de son entraînement hebdomadaire.
Avec le temps, elle avait également déduit qu’il s’agissait d’une pratique en équipe. Plus les mois avançaient, plus elle était tentée de croire qu’il s’agissait d’aviron.
La question qui occupait son esprit était : comment exercer un sport de rame dans une région où l’hiver est si long ?

Son « propriétaire », si elle pouvait le nommer ainsi, s’appelait Allan. C’était un bourreau de travail. Menant de front ses deux cursus, il n’avait que peu de temps pour lui, exception faite de ses six heures de gym.
Il ne sortait pas le soir et ne regardait que peu la télévision. Lorsqu’il n’était pas en cour, il passait le plus clair de son temps dans sa chambre, avec Tamina.
Pourtant, cela ne l’empêchait pas de faire régulièrement ses lessives pour le plus grand plaisir de l’odorat, maintenant développé, de la jeune fille.
La sudiste avait un penchant pour son parfum et appréciait de plus en plus l’étudiant en médecine. Elle connaissait ses tics lorsqu’il était anxieux et savait quelle était sa nourriture préférée. Il était grand et brun. Ses yeux bleu clair et son sourire n’étaient pas pour laisser la demoiselle indifférente.

En comparaison de Raoul, c’était un prince.

Si monsieur Florès était doué pour ses études, il avait aussi une fâcheuse tendance à laisser ses slips sales, canettes de bière et autres emballages de nourritures grasses traîner un peu partout. Cela écœurait la jeune fille, en particulier, s’il le faisait chez elle, ou du moins, dans la chambre d’Allan.
Cela ne gênait en rien le jeune mexicain de s’inviter sans prévenir dans le logement de l’entomologiste. Il n’hésitait pas, que ce dernier soit là ou non, à venir emprunter des vêtements et à laisser les siens sur place. De plus, il ne s’embarrassait pas, lorsqu’il consultait un ouvrage d’anatomie du cadet des Carlton, de savoir à quel point une part de pizza, à moitié entamée, pouvait être dégoutante.

Tamina se demandait également : quel lien, les deux garçons, avaient-ils ? Pour ce qu’elle pouvait en voir, leur relation n’était pas ordinaire. Si un temps, elle avait pu croire qu’ils formaient un couple, elle avait renoncé à cette hypothèse lorsque Raoul était entré nu dans la chambre d’Allan à la recherche d’un préservatif.

De toute évidence, un fossé éducationnel séparait les deux amis. Il ne lui restait plus qu’à savoir, ou du moins à déduire : comment pouvaient-ils être si proches en étant aussi différents ?
Là où Raoul était exubérant, Allan était réservé.
L’un ne mangeait que des carbohydrates alors que l’autre suivait un régime macrobiotique. La jeune étudiante en botanique n’était pas loin d’en perdre son peu de Latins à les voir si différents.

Surtout, lorsqu’elle les observait travailler. Ils n’avaient pas besoin de se parler pour se comprendre. Se passant les fiches d’anatomie ou se questionnant sur leur point faible, ils étaient en symbiose. Tamina avait fini par conclure, un peu à contrecœur, qu’un lien magique les unissait.
L’ésotérisme occupait une grande place dans sa vie. Après tout, elle avait bien été changée en libellule au cours d’un accident de voiture. Pourquoi ne pas imaginer tout et n’importe quoi au sujet de deux garçons que tout oppose et qui pourtant partageaient une relation assez intense ?

Leur complicité atteignait son apogée lorsque la mère d’Allan téléphonait. Généralement, ce dernier hélait Raoul afin qu’il vienne décrocher à sa place. L’entomologiste commençait, systématiquement, à s’occuper d’elle pendant que le mexicain éludait les questions maternelles. Souvent d’un signe de tête léger ou d’un mouvement discret de la main, le Bostonien orientait la conversation.
Tamina ne comprenait pas bien comment cela fonctionnait, mais le résultat était, la discussion terminée, Allan satisfait retournait à ses occupations, la laissant de côté.

Mais malgré tout, elle les aimait bien, tous les deux. Les garçons avaient été généreux avec elle dans un sens. Ils lui avaient construit un immense vivarium dès leur retour de La Nouvelle-Orléans. Ils y avaient mis beaucoup de cœur et de temps. Son nouvel habitacle était spacieux. Agrémenté de plantes vivaces, il avait un revêtement de sable pour sol. La température y était constante. De plus, placé en face de la fenêtre, il était lumineux sans être trop ensoleillé.

Tamina avait l’impression, par moment, qu’elle pourrait vivre longtemps ainsi dans la sérénité de sa prison de verre. Cependant, un fait lui avait marqué l’esprit.
Allan et Raoul avaient aussi ouvert les paris sur sa durée de vie.
Dans un premier temps, elle fut choquée d’entendre que monsieur Florès ne lui donnait pas plus de trois mois. Elle se rassura de savoir qu’une libellule pouvait vivre environ cinq ans. Le cadet des Carlton en connaisseur ne lui en avait, cependant, pas octroyé plus de deux.

La saison s’annonçait magnifique. Un manteau blanc de plus de soixante centimètres avait recouvert l’agglomération pendant la nuit. Si une tempête était annoncée sur New York, elle devrait pourtant éviter la ville de Benjamin Franklin. Allan aimait Boston et il adorait l’hiver.
Ce n’était pas parce que la famille de son père, ainsi que celle de sa mère faisait partie des descendants du May Flowers, qu’il avait cet attachement. Il appréciait le dynamisme et l’atmosphère si particulière qui flottait dans les rues. Amateur et joueur de hockey lui-même, il ne pouvait qu’être ravi d’habiter, une citée, où ce sport était roi.
Il n’avait jamais froid, ce qui aidait, et ne frissonnait que rarement. La dernière fois que cela lui était arrivé, il avait de l’eau jusqu’à mi-cuisse et se trouvait au milieu des marais en pleine nuit. Il n’avait d’ailleurs pas compris sa réaction alors qu’il faisait tout de même un peu plus de dix degrés. Pour quelqu’un comme lui, ce n’était vraiment pas grand-chose, il était aguerri à bien pire.

Capitaine de l’équipe d’aviron d’Harvard, il était aussi titulaire du club aux deux crosses croisées sous le blason « VE-RI-TAS » de la prestigieuse université. Il excellait autant en sport que dans ses études.
De toute évidence, monsieur Carlton n’était pas un étudiant comme les autres.
Allan le savait, par moment, il était démesurément parfait. Cependant, il tenait trop à sa vie tranquille pour faire la moindre incartade. Il pressentait que s’il laissait son naturel prendre le dessus, il aurait vite fait d’être rattrapé par sa famille. Sa mère, en particulier, était tenace.

Arabelle MontRose Carlton ne plaisantait pas avec les traditions. Et si elle avait donné à son fils cadet un délai, jusqu’à l’obtention de son diplôme, elle n’avait pas l’intention de la laisser filer pour autant. Un jour, il boirait du sang qu’il le veuille ou non : c’était là son destin.

En attendant, Allan avait doublé son cursus. L’entomologie lui donnait une année de sursis par rapport à la médecine. Cela était normal, il avait commencé cette matière avec du retard.
C’était d’ailleurs l’étude des insectes qui dans un premier temps l’avait incité à ramener cette Plactemis pennipes du bayou de Lafayette. Il ne comprenait toujours pas ce qui le rendait si heureux de l’avoir avec lui dans sa chambre. Depuis qu’elle était là, dans son grand vivarium, à le regarder, il se sentait plus serein. Il était même presque prêt à affronter sa mère.

Cependant, un point restait mystérieux aux yeux de l’entomologiste en herbe : la nourriture. Sa libellule refusait de chasser moucherons et autres petits insectes volants. Elle était végétarienne. Elle ne mangeait que de la laitue et des haricots verts.

Il avait pris l’habitude de lui parler et de partager avec elle ses états d’âme. Il ne cessait également de conter les beautés d’une fille, la nommant la mystérieuse inconnue sans pour autant lui en dire davantage. L’ailée réagissait toujours à ses propos et il avait fini par en conclure qu’une petite âme animait l’insecte. C’était d’ailleurs en s’appuyant sur ses observations qu’il l’avait nommé Peu d’Âme.

Monsieur Florès se désespérait de voir un peu d’action entrer dans sa vie. C’était pourtant cela qui l’avait, dans un premier temps, convaincu de devenir le garde du corps personnel du jeune Carlton. La famille de sa mère, les MontRose, avait une réputation qui n’était plus à faire au sein de sa meute.

Ses attributions n’avaient rien de compliqué. Il était censé faire le ménage après Allan lorsque celui-ci se laisserait enfin guider par son instinct. 
Les loups-garous et les vampires faisaient équipe depuis longtemps. Des siècles de travail en commun en témoignaient. Les premiers étaient libérés par les seconds de leur dépendance à la pleine lune en acceptant de boire un peu du sang de leurs protecteurs.
En contrepartie, les dentés pouvaient mordre en toute sécurité. Les lycanthropes reniflaient leurs proies, assurant ainsi toujours un choix de première qualité. Ils pouvaient aussi, si l’occasion se présentait, se débarrasser des cadavres gênants.

L’année avançait doucement vers sa fin, Allan et Tamina partageaient une vie qui n’allait ni à l’un ni à l’autre. Lui n’arrivait pas à oublier la fille du bayou, elle ne pouvait se résoudre à finir épinglée dans une boîte.
Ce fut Raoul qui amena un peu de gaieté dans cette chambre à l’atmosphère morose :

« Hé mec ! Il y a une fête dans dix jours. Tu viens ?
— Tu sais que la réponse est non ! Pourquoi est-ce que tu poses la question ?
— Parce que nous allons déjà travailler pendant les vacances de Noël et qu’il n’est pas question que nous laissions passer la fête du réveillon !
— Le réveillon ? Déjà !
— Ouais mec, dans deux semaines c’est le réveillon. En plus, c’est peut-être le seul moyen que tu as de revoir ta belette.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Dans le marais cette fameuse nuit, il n’y avait que des étudiants de Harvard toutes sections confondues. Donc je crois qu’il n’y a que deux solutions : un, elle a eu tellement honte qu’elle veut plus te voir ; deux : elle était tellement bourrée qu’elle ne se souvient même pas de toi. Mais, une fêtarde comme ça ; elle ne laissera pas passer la fête du réveillon. Alors t’en es ?
— OK, mais je rentre juste après minuit.
— D’accord Cendrillon ! »

Tamina était outrée. Une belette ? Elle qui était l’élégance même. Elle accordait volontiers que son regard globuleux laissait à désirer, mais de là à la traiter de belette ! C’était définitif, elle n’apprécierait plus Raoul. Même si par certains aspects, sa fidélité et sa gaieté, il laissait à penser à la libellule qu’il avait bon fond.
Elle se demandait, à quoi une fête de ce genre pouvait bien ressembler ? Elle n’avait pas eu de vie, du moins pas depuis qu’elle avait cette idée géniale, à seize ans, de vouloir rentrer pour voir son père.
Parfois, elle se questionnait sur ce qu’il était devenu, espérant secrètement qu’il ait disparu.
L’ex-étudiante en botanique aurait presque aimé accompagner Allan à cette fête. Vivre à ses côtés au jour le jour avait permis à la jeune femme de découvrir des aspects cachés de sa personnalité. Il était sérieux et bien élevé. Bien qu’un peu cynique, il était très généreux. Elle supposait donc que son attitude dans le bayou était le fruit de l’excès d’alcool. De plus, elle venait de réaliser que la fille dont il ne cessait de lui vanter les mérites : c’était elle !

Allan n’avait pas vraiment le cœur à faire la fête, pourtant Raoul avait su trouver les mots pour le convaincre. Rester à déterminer si cette fille était réelle ou si elle était le fruit de son imagination. Cependant, ce n’était pas là la plus grande interrogation que le capitaine de l’équipe d’aviron d’Harvard se posait. Il se demandait : combien de temps résisterait-il face à une demoiselle comme elle ?
Il avait déjà croisé des filles sublimes, à la plastique à son goût, mais aucune n’avait cette impertinence et ce je-ne-sais-quoi qui la rendait unique.
Il connaissait les légendes. Il savait que l’amour était le pire ennemi des vampires puisque lui seul les avait rendus humains. Cependant, il n’était pas comme son oncle ou sa mère, heureusement, il était un vampire ordinaire et mortel.
Pourtant, cette fille dans le bayou avait réveillé quelque chose en lui. Cela grandissait de jour en jour et il le ressentait. Il devrait bientôt assouvir ses pulsions, quelles qu’en soient les conséquences.

Raoul aussi avait senti le changement, au sens littéral du terme. Allan dégageait une nouvelle odeur, extrêmement puissante. Mais il n’y avait pas que cela. Son flair, infaillible, détectait comme une interférence infime. Il y avait un petit relent de magie dans l’appartement et le loup-garou ne savait pas d’où il venait. Dès qu’il l’aurait trouvé, il ferait son devoir. Il tuerait cette once d’ésotérisme ennemi qui s’était faufilée jusqu’à eux.
En attendant, il allait devoir faire du shopping afin de s’acheter un smoking convenable.

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