Des rires éclatèrent à l’étage de la maison. Simulacre de claquettes irlandaises, des bruits de pas dans l’escalier achevèrent de briser le silence. Ambre sauta deux marches et continua de poursuivre une fillette aussi brune qu’elle.

— Je veux pas… Non, non, je te jure que j’arrête !

Elle tenta de se faufiler sous le canapé, mais la jeune fille l’avait déjà attrapée et jetée dessus.

— Guili-guili !

Léa se tortillait en riant sous ses mains malicieuses ; du haut de ses six ans, elle n’avait pas la langue dans sa poche. Elle méritait cette « correction » diabolique pour avoir boudé son aînée qui lui réclamait une chose très anodine, comme tous les grands frères et toutes les grandes sœurs en général.

— Alors, alors, tu me le donnes ce bisou ?
— Naaaan.
— Tant pis pour toi ! Je continue !

Les doigts d’Ambre allèrent vagabonder sur la zone de peau la plus sensible chez elle… la plante de ses pieds ! Cela dura un moment. Léa pleurait de rire. Enfin, elle finit par céder et demanda grâce à sa tortionnaire, qui lui tendit la joue en la gonflant exagérément. Avec une grimace, la fillette se dépêcha d’accomplir sa « corvée », lui tira la langue, puis s’éclipsa dans le jardin bon à retondre.

Un rayon de soleil illumina le visage d’Ambre tandis qu’elle regardait sa sœur courir. Aussitôt, un nuage le déroba.

Elle se perdit dans ses pensées. Bientôt, elle serait une adulte ; ses dix-huit ans approchaient. Dans une semaine…

Un soupir s’échappa de ses lèvres. Au déjeuner, ses parents lui avaient demandé de leur rapporter un album familial parce qu’ils avaient, soi-disant, besoin d’une vieille photo. Pour quelle raison ? La jeune fille avait oublié de leur poser la question. Seul problème : il fallait monter au grenier. L’album moisissait certainement dans l’un des cartons qui avaient été entassés avec d’autres antiquités.

Ambre maugréa. Elle en aurait pour tout l’après-midi ! L’endroit était loin d’être accueillant : des araignées au corps aussi charnu que celui d’une noisette, typiques du Jura (1), y construisaient leur nid, sans parler des mouches des greniers ; elles adoraient y établir leurs pénates… Peureuse de nature, la jeune fille appréhendait surtout les chauves-souris, qui venaient s’y réfugier surtout en été. Par chance, elle n’était pas arachnophobe !

En vacances depuis peu, elle ne chômait pas pourtant. Entre ses révisions, les papiers d’inscription qu’elle devait envoyer à l’université de Besançon (2) – pour sa licence de Lettres et sa quête de logement –, elle avait fort à faire. Elle s’y prenait très tôt bien qu’elle n’ait pas encore obtenu le baccalauréat. Comme beaucoup de futurs étudiants, en somme.

Négligemment, elle plaça une mèche taquine derrière une oreille. Ce tic, elle ne parvenait pas à s’en débarrasser, même après avoir coupé ses cheveux. Combien de fois son père l’avait-il charriée là-dessus ?

« Bon, je m’y mets maintenant, histoire d’être tranquille… »

Ambre se trouvait des motivations toutes plus fantaisistes les unes que les autres pour ne pas aller chercher ce « fichu album qui n’avait rien à faire là-haut ». Enfin, elle finit par se décider. Elle se releva du canapé tout en s’étirant, non sans grogner d’inconfort à cause d’un nerf malmené au niveau de son omoplate.

***

D’un air dégoûté, Ambre frotta ses mains sur son pantalon ample et noir avant de reporter son attention sur le carton qu’elle venait de dégager. Son père et sa mère étaient conservateurs à tel point que c’en était impressionnant ! Ils accumulaient les vieilleries de leurs familles respectives. La demeure en elle-même appartenait à ses grands-parents paternels.

Elle retira le scotch marron avec difficultés – ses ongles à demi rongés ne l’aidaient pas dans son entreprise ; une minuscule araignée fuit sur l’un des bords. Ambre braqua sa lampe de poche à l’intérieur pour éviter de mauvaises surprises. Le cône de lumière faiblard, créé par l’unique ampoule du grenier, ne l’éclairait pas suffisamment.

Ses iris scrutèrent la montagne de vieux journaux. Elle devrait les déplacer si elle voulait voir ce qu’ils cachaient. Avec prudence, elle s’en saisit et dérangea un insecte non identifié. Elle les étala à côté d’elle avec une grimace, qui se mua en une expression perplexe lorsqu’elle avisa au fond du carton la couverture brune d’un livre.

Avec délicatesse, la jeune fille le sortit. Peut-être s’agissait-il de l’album photo qu’elle cherchait ? Quoique… Il était épais, tout de même. Il avait plus l’allure d’un grimoire.

Elle le posa sur le plancher, puis l’ouvrit au hasard en prenant garde de ne pas déchirer une page par inadvertance. Avec l’humidité et la poussière, l’ouvrage pouvait être abîmé à l’intérieur. Elle tenait la lampe de poche à la verticale. D’ailleurs, à force, les muscles de son bras protestaient ; pris de tiraillements, ils tremblaient légèrement.

Ambre tomba sur une phrase rédigée en ancien français – ou quelque chose qui s’en approchait. Intriguée, elle tenta de la comprendre malgré ses connaissances limitées. Au bout de dix minutes, elle se résolut à redescendre pour chercher un de ses cours d’histoire des arts. Avec leur professeur, ils étudiaient une pièce de théâtre. Il leur avait apporté en classe exprès une version originale, photocopiée, avec des mots en « vieux françois », ainsi qu’une liste de ceux-ci avec la traduction adéquate.

Munie de ses feuilles, Ambre retourna dans le grenier tout en se morigénant. Il aurait été plus intelligent qu’elle rapporte l’étrange grimoire dans sa chambre pour mieux l’examiner.

« Tant pis. »

Sous la maigre lumière de sa lampe torche, qu’elle agrippait toujours d’une main, elle scruta d’abord le lexique de son cours, puis la phrase mystérieuse de l’ouvrage. Après plusieurs tentatives infructueuses, elle arriva à un semblant de résultat même s’il ne la satisfaisait pas : « J’appelle le flot de l’air voyageur, il viendra à moi pour le sort à sceller. »

« D’où sort ce livre ? »

Elle mordilla l’intérieur de sa joue ; ses doigts cherchèrent la première page. Elle battit des cils lorsqu’elle découvrit un morceau de papier coincé entre la tranchefile et le dos du grimoire. Délicatement, elle l’en délogea. Elle le déplia et remarqua qu’il s’agissait d’une lettre.

Un hoquet de stupéfaction franchit ses lèvres après qu’elle eut lu son contenu. La propriétaire du grimoire n’était autre que son arrière-grand-mère maternelle… qui avait écrit ces mots pour elle !

***

— Un livre ?
— Oui, papa. Il appartenait à grand-mère.

Diane, qui écoutait son mari Joshua et leur fille sans intervenir, ne sermonna pas celle-ci même si elle avait négligé le terme « arrière ». Elle fixa le grimoire qui trônait sur la table en bois blanc de la cuisine, puis le prit entre ses mains pour mieux l’examiner. Aussi blonde qu’Ambre était brune, elle commençait cependant à accuser son âge, mais elle avait de l’énergie à revendre. Malgré ces différences, toutes les deux se ressemblaient beaucoup.

Joshua se plongea dans ses pensées. Ses yeux brillaient d’inquiétude. Diane feuilletait l’ouvrage et, à mesure qu’elle tournait les pages, la stupéfaction marquait son visage.

— Où l’as-tu trouvé ? On ne comprend pas ce qui est écrit.
— Maman, il ne faut pas exagérer. C’est du vieux français.
— Non, je t’assure que non. Il y a plusieurs langues.
— Hein ?

La jeune fille prit le grimoire des mains de sa mère pour vérifier ; elle constata que celle-ci avait raison. Joshua passa ses doigts dans ses cheveux, puis suggéra :

— Tu devrais l’apporter à la librairie la plus proche. C’est sans doute un manuscrit historique.
— Papa, il n’y a pas d’auteur.
— Je vois.
— Je pense plutôt qu’il faudrait l’emmener chez un antiquaire. Nous ne pouvons rien en faire, mais il peut nous rapporter quelque chose.

Agacée, sa fille la fixa droit dans les yeux.

— Certainement pas. En plus, dans la lettre que grand-mère m’a adressée, elle a bien précisé qu’il était à moi.
— Mais regarde, tu ne peux même pas le lire !
— Grand-mère était peut-être atteinte de démence sénile vers la fin de sa vie, mais elle a dû écrire cette lettre deux ou trois mois avant de se retrouver dans une chambre d’hospice. Elle m’a accordé sa confiance, je ne la trahirai pas.
— Calme-toi s’il te plaît, intervint son père d’une voix douce, mais ferme.

La vieille femme avait été internée sept ans plus tôt et avait fini par mourir seule dans l’établissement où elle avait été placée, malgré les visites d’Ambre et de sa mère.

La jeune fille ferma le grimoire et croisa les bras en fixant un point imaginaire vers la fenêtre de la cuisine.

— Si grand-mère me l’a donné, c’est pour une bonne raison. Je l’examinerai plus attentivement, et après j’aviserai. Elle ne m’a pas laissée dans la panade, j’en suis sûre. Elle m’a caché le mode d’emploi quelque part.
— Très bien, alors on va faire un marché. Si au bout d’un mois tu n’en tires rien, nous l’emmènerons à la librairie du coin ou chez l’antiquaire.
— Non. Pas chez l’antiquaire.

Le ton de la jeune fille était on ne peut plus ferme.

— D’accord, capitula-t-il.

Diane la fixa avec un air mi-sévère mi-inquiet, mais finit par sortir de la cuisine pour dépendre le linge qui séchait dehors. Joshua se racla la gorge et posa sa tasse de café dans l’évier.

— Je retourne au travail. J’espère que tu as raison. Je sens que cela te tient à cœur.

Ambre lui offrit un faible sourire et le laissa partir sans ajouter un mot. Une fois seule, elle poussa un profond soupir. Elle ignorait dans quoi elle s’était engagée, mais au moins, ce défi la distrairait un peu. Elle avait confiance en son arrière-grand-mère.

***

La nuit était déjà bien avancée. Tout en étant encore assise à son bureau, Ambre releva la tête du grimoire avec un air dépité. Une heure plus tôt, elle avait décidé d’en percer le mystère. Hélas, rien à faire ! Tout en s’aidant de son ordinateur fixe, elle avait tenté de savoir dans quelles langues l’ouvrage avait été rédigé. Elle était parvenue à en reconnaître plusieurs ; les pages étaient recouvertes de mots grecs, cyrilliques, latins… et même de kanjis, de runes ou des hiéroglyphes ! Une véritable tour de Babel. Par contre, les autres écritures et dialectes demeuraient trop obscurs ou méconnaissables. De toute manière, le problème n’était pas résolu : elle n’était pas apte à déchiffrer ce maudit grimoire !

En désespoir de cause, elle retourna au passage où s’était affichée la phrase en vieux français. La clé était peut-être là, sous ses yeux. Pourquoi avait-elle ouvert le livre précisément à cet endroit ? Dommage, son aïeule ne semblait pas lui avoir laissé plus d’indices !

La jeune fille baissa la tête. Elle ne voulait pas que cet ouvrage finisse dans un musée ou dans les collections d’une quelconque bibliothèque. Cela aurait été une trahison envers celle qu’elle considérait comme sa grand-mère !

« Ce grimoire est à toi. Il détient un secret qui t’est destiné. Remémore-toi les contes que je te lisais lorsque tu étais petite. » Oui, il lui appartenait désormais…

Elle tourna six pages. Elle tomba sur des idéogrammes et, songeuse, murmura la phrase sibylline qu’elle avait traduite dans le grenier :

— J’appelle le flot de l’air voyageur, il viendra à moi pour le sort à sceller.

Sitôt les derniers mots dits, les symboles se brouillèrent. Elle poussa un cri de stupéfaction et recula en manquant de glisser de sa chaise. Heureusement que ses parents et sa sœur avaient le sommeil lourd ! Fascinée et apeurée à la fois, elle assista à leur lente métamorphose, comme si une réaction chimique était à l’œuvre.

« Ambre, ce n’est pas normal, ça. Il faut que tu t’en débarrasses. »

Elle ne bougea pas et retint son souffle. Non, son arrière-grand-mère ne l’exposerait pas au danger. Elle lui avait légué ce livre pour qu’elle prenne connaissance de quelque chose d’important. Dans la lettre, l’aïeule avait été on ne peut plus claire.

« Si tu rêves encore des contes que je te narrais, tu trouveras dans le grimoire toutes les réponses dont tu as besoin et bien davantage. Fais-nous confiance. Tout ira bien. Je t’aime tendrement, ma chérie. Aurore. » Ces mots étaient marqués au fer rouge dans l’esprit d’Ambre.

D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle l’avait toujours appelée « grand-mère ».

Plus tard, elle avait appris qu’Aurore avait été internée par sa propre fille, sa grand-mère maternelle. Ambre n’avait jamais pardonné à celle-ci et avait coupé les ponts avec elle. Le fait qu’elle vive à des milliers de kilomètres d’eux avait facilité les choses.

Quant à son aïeule paternelle, elle ne s’était jamais sentie proche d’elle ; en vérité, elle ne l’appréciait pas beaucoup à cause des propos qu’elle avait naguère proférés sur Aurore. C’était tout naturellement que, petite fille un peu renfermée sur elle-même, Ambre avait cherché l’affection dont elle avait besoin chez la seule personne – autre que ses parents – qui pouvait lui en offrir.

Du moins, avant que la pauvre femme ne finisse en hôpital psychiatrique.

Ces histoires… Parfois, il arrivait à la jeune fille de rêver des paysages que son arrière-grand-mère lui avait tant décrits. C’était elle qui lui avait donné le goût du métier de conteuse pour enfants qu’elle voulait exercer, entre autres. L’adolescente tenait même un cahier pour y noter tous ses voyages oniriques, différent de son journal intime.

Elle avala sa salive et fixa le grimoire de nouveau inerte. Le phénomène n’avait duré que quelques minutes. Désormais, la phrase s’affichait dans un français contemporain plus que correct. Elle se força à respirer avec lenteur pour apaiser les battements affolés de son cœur. Non, tout allait bien. Aurore n’aurait jamais cherché à lui nuire.

Au bout d’un moment, elle se sentit suffisamment calme pour relire la formule, non sans la trouver plus jolie :

— J’appelle le flot des éthers vagabonds, il viendra à moi pour le sort à sceller.

Tremblante, elle tourna une page pour voir si tout avait été « traduit ». À sa plus grande joie, c’était le cas ! Un faible sourire fleurit alors sur ses lèvres. Eh bien, elle ne manquerait pas de lecture pour les jours à venir… mais commencer par le commencement serait mieux.

Un bref instant, Ambre se demanda si elle ne devait pas avertir ses parents. Un livre qui traduisait son contenu tout seul, c’était absurde ! Elle n’était pas loin de se lever pour aller les réveiller. Par un énorme effort de volonté, elle se ressaisit. Cette « réaction chimique » inédite n’était pas si effrayante ! Malheureusement, son arrière-grand-mère n’était plus là pour lui expliquer qu’elle avait un secret fabuleux à découvrir parmi tant d’autres et qu’il fallait le garder pour elle !

Sa décision était prise. Elle n’en parlerait ni à sa mère ni à son père.

« Grand-mère ne me veut pas de mal. Je dois lui faire confiance. »

L’adolescente reposa le livre sur son lit et rangea un peu son bureau. Un classeur de cours finit par terre, ce qui lui arracha une grimace. Elle n’était pas une fille très ordonnée… Elle haussa les épaules. Elle le ramasserait demain, même si les anneaux s’étaient ouverts et qu’il avait répandu son contenu sur le sol.
Un soupir fatigué franchit sa bouche soucieuse, puis elle s’allongea et se saisit du grimoire assez lourd ; un bref instant, elle se demanda quel type de papier avait été utilisé. Quant à la couverture, il ne s’agissait pas de vulgaire carton !

Après s’être adossée contre ses coussins, elle le plaça sur ses cuisses relevées. Elle ne tiendrait pas longtemps et se retrouverait à plat ventre, mais ce n’était pas son sujet de préoccupation présentement. En silence, elle ouvrit la première page…

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(1) Département situé dans la région de Franche-Comté en France.

(2) Commune de l’est de la France, préfecture du département du Doubs et de la région Franche-Comté. C’est aussi un siège d’académie et de province ecclésiastique.

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