Elle était toujours la première en position. Ils la plaçaient bien au centre du pentagramme, les chaînes douloureusement tendues pour qu’elle ne puisse bouger. Autour d’elle, à la pointe de quatre des branches du signe cabalistique, il y avait les bacs. L’un accueillait du sable, un autre de l’eau, le troisième un foyer incandescent et enfin, un récipient vide. Sur la dernière extrémité, un humain y serait bientôt installé. Elle entendait hurler dans son dos dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Elle ne chercha pas à se retourner. Elle avait peur et tout son corps tremblait.

Les briseurs forcèrent un prisonnier à s’agenouiller pour l’enchaîner à son tour. Ils le plaçaient toujours devant elle pour qu’elle n’ait d’autre choix que de le voir souffrir. L’homme la dévisageait avec un regard fou, les pupilles si dilatées que ses iris étaient à peine visibles. Une odeur âcre parvint à ses narines. Elle sut qu’il s’était fait dessus, même si la blouse le cachait. Ce n’était pas le premier.

Un briseur lui donna une claque derrière la tête :

— Allez, au boulot ! Et cette fois, fais en sorte que ça ne finisse pas en boucherie !

Elle restait immobile, se contentant de fixer l’autre prisonnier qui tirait si fort sur ses chaînes que ses poignets étaient en sang. La jeune femme entendit un bruit sinistre lui indiquant qu’il s’était probablement disloqué une épaule. Elle reconnaissait le son, cela lui était également arrivé lorsque, sous l’effet de la terreur, elle cherchait à fuir ce lieu synonyme de mort. Malgré cela, les cris et les appels désespérés de l’inconnu ne variaient pas, comme si la douleur lui était indifférente. Elle le comprenait, elle savait dans quel état d’esprit il était. Si elle n’avait pas été si fatiguée, elle en ferait probablement de même.

— Ne nous force pas à employer la manière forte ! la menaça un autre briseur.

Elle ne réagit pas, ne bougea pas. Sa magie la terrorisait et elle ne voulait plus en faire usage. Malheureusement, ses geôliers en avaient décidé autrement et elle ne pourrait l’éviter. Sans cérémonie, l’un d’eux enroula une corde autour de sa gorge et commença à serrer, doucement, mais impitoyablement. Rapidement, la sensation de douleur disparut au profit de la suffocation. Des points de lumières troublèrent sa vue et sa bouche entrouverte devint sèche. Malgré elle, un vent puissant s’échappa de ses paumes pour la protéger, mais la pression diminua à peine. Son agresseur savait à quoi s’attendre et il s’y était préparé.

Un briseur pointa une arme sur la tempe du deuxième prisonnier :

— Manipule sa magie !

L’homme haletait. Il tendit les mains devant lui quelques secondes avant de secouer la tête avec désespoir. Il murmura quelque chose qu’elle ne saisit pas. Le vent qu’elle créait s’intensifia, mais derrière elle, son étrangleur tenait bon. Son collègue s’agaça, donnant un coup de canon contre le front du prisonnier en le menaçant de plus belle. Elle ne comprenait plus les mots, un bourdonnement étouffant les phrases qui tentaient de lui parvenir.

En face d’elle, l’homme leva de nouveau les mains en signe d’impuissance, les larmes coulaient sur ses joues. Son visage était défait par le désespoir. Il savait ce qui allait se produire. La sentence fut irrévocable et le coup de feu partit.

Hurlant, Ileana se réveilla. Elle était dans le lit de la chambre d’hôpital. S’empressant d’en descendre pour se réfugier dans son coin, elle s’enveloppa dans les couvertures toujours empilées à cet endroit.

La jeune femme perdit la notion du temps, recroquevillée sur elle-même. Elle se souvint de plusieurs visites du docteur Thomas et d’une d’Alex, mais elle était restée murée dans son silence.

Ileana ne saurait dire s’il s’était écoulé des minutes, des heures ou des jours lorsque la porte s’ouvrit de nouveau. Aymeric était dans l’entrée et n’osait pas mettre un pied à l’intérieur. La fureur s’empara d’elle, décuplant ses maigres forces. Elle lui jeta au visage tout ce qui lui passait sous la main. Si la couverture ne partit pas loin, les livres atteignirent presque leur cible et il s’empressa de fuir en refermant derrière lui.

Hors d’elle, la jeune femme hurla, bondit et brisa tout ce qu’elle avait à portée de main. Elle avait besoin de se venger, de détruire à son tour. Arrachant page après page, les livres qui l’entouraient, elle les froissa avant de les déchirer de nouveau rageusement. À grands renforts de grognements, elle lacéra le drap, les couvertures refusant de subir le même sort. Elle essaya de renverser les meubles, mais ces derniers, fixés au sol, ne basculèrent pas d’un millimètre malgré sa colère. Enfin, Ileana se sentit rassasiée. Tombant à genoux, elle s’écroula sur elle-même et éclata en sanglots.

Il lui fallut longtemps pour se calmer. Reprenant ses esprits, elle resta couchée en position fœtale au milieu de la pièce, trop fatiguée pour bouger. La porte s’ouvrit de nouveau et le docteur Thomas entrât, les bras chargés. Sans lui adresser le moindre regard, il éloigna du bout des pieds son tas de couvertures avant de les remplacer par de nouvelles. Il s’approcha d’elle, s’accroupissant pour nouer un contact visuel.

— Tu permets que je te lave ?

La jeune femme réalisa qu’elle s’était souillée et elle rougit en réponse. Il eut une expression compatissante :

— Tu veux bien avaler ça ? Sinon, je serais obligé de te mettre sous perfusion et je ne pense pas que tu apprécierais.

Ileana attrapa le morceau de sucre qu’il lui tendait et le plaça sur sa langue. Le goût doucereux lui donna un coup de fouet bienvenu. Le médecin la prit dans ses bras et la conduisit dans la salle de bain. Il la laissa faire, s’assurant juste par quelques regards fugaces que cela allait.

Une fois qu’elle eut fini, il l’aida à enfiler un pyjama propre, sans un mot. Thomas quitta les lieux et elle s’empressa de l’imiter pour retourner dans son coin de chambre. Elle se réfugia dans les couvertures sentant bon la lessive. La pièce avait été nettoyée pendant qu’elle se lavait.

Thomas récupéra un plateau-repas posé sur le bureau. Elle le regarda s’installer près d’elle et en le voyant placer la nourriture devant elle, fronça les sourcils :

— J’ai déjà pris le sucre !

Ses premiers mots depuis longtemps. Sa voix était rauque.

— C’était plus que nécessaire pour la douche, mais ce n’est guère suffisant. Mange un peu, ordonna-t-il.

— Et si je refuse ?

— Ne m’oblige pas à employer la manière forte, répliqua-t-il avec sévérité.

La jeune femme ne répondit pas, mais tendit une main molle vers le jus de fruit. Elle déballa la paille et la planta pour la porter à sa bouche, le regard dans le vague. Le médecin se frotta le visage avec fatigue avant de laisser sa tête partir contre le mur. Après un instant de silence, il finit par prendre la parole :

— Ça t’ennuie, si je fume ?

— J’en sais trop rien. Je ne crois pas.

— Ah, c’est vrai ! Aymeric ne fume plus…

— Il est venu, se souvint Ileana.

Thomas ne dit rien, mais récupéra une cigarette qu’il tapa sur son genou. Il sortit un briquet pour y mettre feu. Ileana l’observait sans cacher sa perplexité.

— Vous n’utilisez pas la magie ?

Un sourire torve déforma un peu plus son visage balafré :

— Je ne peux pas faire apparaître de flamme ! Je suis un sourcier, je peux seulement manipuler les éléments grâce aux flux magiques les parcourant. Je ne peux pas créer la matière, contrairement à toi.

Il porta la cigarette à sa bouche et Ileana regarda la fumée qui s’échappait de ses lèvres. L’odeur légèrement âcre n’était ni agréable ni désagréable, mais cela avait quelque chose de familier et de rassurant.

— Je suis quoi ? finit-elle par demander.

— Une élémentaire.

— Je ne veux pas de ma magie. Supprimez là !

— C’est comme si Emi me suppliait de devenir blanche : c’est impossible, c’est dans tes gènes.

— Je n’en veux pas !

Il soupira avant de poursuivre, ponctuant ses paroles de quelques nouvelles bouffées de nicotine :

— Il y a des choses qui te permettraient d’étouffer ta magie, mais ça deviendra une drogue. Si tu t’y habitues, tu ne pourras plus faire marche arrière sans mettre ta santé physique et mentale en péril. Et cela ne calmera absolument pas ta sensibilité. Je pense qu’il te faut encore un peu de temps pour prendre une décision sur ce point.

— Vous décidez à ma place !

— Oui, bien sûr ! Ça fait partie de mon travail ! Surtout que je connais mieux que toi tes capacités et je sais de quoi tu es capable. Pour quelqu’un de moins puissant, je me montrerais moins réticent à l’idée d’utiliser des canaliseurs.

Son emphase la surprit. Elle se demanda ce qu’il pouvait bien voir en elle. Troublée, Ileana revint à son cauchemar, elle avait besoin de comprendre :

— Que voulaient les briseurs ?

Durant une fraction de seconde, elle capta son regard et il lui sembla excessivement soulagé. Il répondit en aspirant une nouvelle bouffée de tabac :

— Détruire tout ce qui faisait de toi un individu. Ta personnalité, ta volonté, ton passé. Tout ce qui pourrait faire barrière.

— Barrière à quoi ?

— À la malléabilité de ta magie.

Ileana ne comprenait pas, mais Thomas poursuivit sans qu’elle ait besoin de poser la moindre question :

— L’utilisation de la magie est intimement liée à celui qui en possède le don. On naît élémentaire ou sourcier, on ne choisit pas la puissance ou la finesse de son don, mais on peut en développer sa maîtrise. Quoi qu’il en soit, quel que soit son talent, un sourcier ou un élémentaire ne sera jamais aussi puissant, aussi complet, qu’en faisant appel à un partenaire complémentaire. Eux non plus, on ne les choisit pas. On est plus ou moins compatible avec les autres et le taux de synchronisation n’est que difficilement améliorable.

Ileana peinait à appréhender tout ce que cela impliquait. Tout était si nouveau. C’était la première fois qu’elle acceptait d’entendre ce qu’on avait à lui dire concernant la magie depuis qu’elle était arrivée à Roraima et elle réalisait combien son savoir sur ce sujet était partiel. Thomas poursuit, le regard toujours perdu dans le vide :

— En te détruisant, les briseurs te rendent compatible avec n’importe qui et te transforment en parfait petit soldat. Un duo de sourcier et d’élémentaire viable vaut plusieurs millions auprès des connaisseurs.

Malgré les explications qui éclairaient certains points, il restait des zones d’ombre qui la déroutaient :

— Ils…

Les mots peinaient à arriver jusqu’à ses lèvres tant la formulation et les souvenirs qui les accompagnaient étaient douloureux. Thomas ne faisait rien pour la brusquer, se contentant de tirer les dernières bouffées de sa cigarette :

— Ils tuaient ceux qui ne voulaient pas faire de magie ou ne faisaient pas ce qu’ils demandaient.

Thomas hocha la tête avec fatalité.

— Mais pas moi.

Le médecin garda le silence.

— Vous savez pourquoi ?

— Oh, oui ! s’exclama-t-il tristement. Tu es puissante Ileana. Tu avais bien plus de valeur à leurs yeux que tous les mages que tu as croisés là-bas.

Thomas ne marqua pas la moindre hésitation, comme si c’était une vérité absolue et cela la désarçonna. Inconscient de son trouble, il poursuivit :

— Tu n’es pas un génie. Tu as un fort potentiel et tu as acquis ta maîtrise grâce à un travail acharné.

— J’ai perdu le contrôle sur le toit du Tepuy. Je suis dangereuse, vous devriez utiliser un… canaliseur pour m’en empêcher !

— Ça arrive à tous les mages lorsqu’ils perdent le contrôle de leurs émotions. Et dans ton cas, il y a de quoi être déstabilisée.

Ils restèrent un long moment silencieux. Elle tentait péniblement de donner un sens à tout ce qu’il lui expliquait.

— Et donc quoi ? Il se passe quoi maintenant ? demanda-t-elle, désarçonnée.

— J’aimerais que tu essayes d’obtenir ta Maîtrise avant qu’on n’envisage des mesures plus drastiques.

— Ça veut dire quoi ?

— Nous avons trois niveaux de compétence magique, la Maîtrise qui concerne les quatre éléments et qui assure que le mage n’est un danger ni pour lui ni pour les autres.

Fugacement, Ileana revit Emi à quelques centimètres du bord de la falaise. Elle ne put retenir un frisson d’effroi.

— Ensuite, il y a l’Expertise, une par élément, et l’Excellence qui, de la même façon, vise chaque élément indépendamment. Aymeric par exemple a eu quelques difficultés à avoir sa Maîtrise, par contre, il a très vite acquis son Excellence Tellurique.

— Et moi ? J’en étais où ?

— Tu avais l’Expertise des quatre éléments et l’Excellence Aquatique ainsi que celle Incandescente et tu essayais d’obtenir la Tellurique.

Cela l’impressionna. Afin de mieux évaluer l’information, elle lui posa une question plus personnelle :

— Et vous ? Vous avez quoi ?

— Mes quatre Expertises et une Excellence Aquatique.

Malgré elle, les pulsations magiques du médecin l’attirèrent, elles étaient si intenses. Bien plus que celles de ceux qu’elle avait croisés jusque-là. Envisager qu’elle était encore plus puissante était terrifiant.

Thomas se leva et lissa sa blouse froissée par la position non protocolaire.

— Ça te semble un marché honnête ?

— Et si je n’y arrive pas ? Et si ça ne se passe pas bien ?

— Alors on prendra les mesures qui s’imposent. Ton bien-être est ma priorité.

Elle ne savait pas ce qui lui permettait réellement de lui faire confiance, pourtant ce fut sans un doute qu’elle hocha la tête. Le médecin lui offrit un sourire fatigué en réponse :

— Dans ce cas, j’y vais, mais si tu as des questions, n’hésite pas à les poser au personnel soignant ou à moi-même. Si ça te convient, je demanderais à Aymeric et Emi de passer te voir demain.

— Je ne pense pas qu’ils veulent me revoir !

— Détrompe-toi ! Les mages de Roraima sont aussi entraînés à ce genre de situation. En fait, ils sont très inquiets pour toi.

— J’ai menacé Aymeric. Lui et Emi vont bien ? demanda-t-elle timidement.

— Très bien ! Tu n’as pas de raison de t’inquiéter de leur santé, il y a eu plus de peur que de mal

Alors qu’il posait la main sur la poignée, Ileana le regarda avec plus d’intérêt que de coutume.

— Vous êtes un drôle de médecin.

Il lui adressa une œillade de connivence :

— J’ai de drôles de patients.

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