28 Décembre 2012, 18 ans

Le jour s’est levé, le soleil doit magistralement bien rayonner. Mais nous ne pouvons pas profiter de sa lumière généreuse: tous les volets sont clôts, les portes verrouillées à double tour, les fenêtres fermées et les rideaux tirées. Seules quelques rares interstices maladroites sous les portes, dans la cheminée, ou à travers la serrure laissent passer un modeste spectre jaune.

A la lueur d’une faible bougie j’attrape un paquet de gâteaux dans le placard. Deux gâteaux et un verre d’eau, voilà notre petit déjeuner. Étant donné que nos réserves en nourriture ne sont pas illimitées, j’essaye tant bien que mal de nous rationner, même si je dois le reconnaître, je cède trop souvent au glouton qu’est mon frère. Je prends les deux paquets dans la boite en carton, puis la remet à sa place, parmi les nombreuses boites de médocs présentes. Je manque d’attention et bouscule un flacon en verre qui s’écrase et se fragmente sur le sol. Il faut prier pour que les Autres ne nous aient pas entendu. Je porte la lumière sur ce produit et le reconnais immédiatement. Arthur y jette aussi un œil par-dessus mon épaule, et se met à respirer de plus en plus fort au vu du liquide.
“T’en fais pas, je le rassure. Tout ça, c’est fini maintenant.”

Il y a aussi plein d’antidépresseurs et de calmants semés un peu partout dans la cuisine. Ceux que prenaient ma mère avant que tout cela n’arrive. Quinze pilules par jour, où quelque chose dans ces eaux là. Faut dire que son travail la stressait beaucoup, sans compter toutes les autres responsabilités qu’elles devaient portées en plus, comme Arthur qui était à son entière charge, puisqu’il était incapable de se débrouiller tout seul, même avec le traitement qu’il recevait quotidiennement. Mais à vrai dire, je sentais que quelque chose d’autre la tracassait, tout autant que mon père d’ailleurs. Tout avait changé depuis que Blacktear était arrivé, que ce soit en bien. Ou en mal. Par exemple, j’avais souvent vu mes parents dans le bureau, effectuant des recherches sur son collier si énigmatique. Mais jamais il ne m’avait parlé de quoi que ce soit à ce sujet. Pourquoi ? Que me cachaient-ils ? Pourquoi se sont-ils enfuis en nous laissant moi et Arthur seuls ? J’ai une mauvaise intuition qui me dit qu’ils n’étaient pas tout à fait surpris le jour où le grand bouleversement a eu lieu. J’espère avoir tort.

Je croque dans mon deuxième biscuit, un peu sec, tout en gravissant les escaliers prudemment dans ce noir permanent, suivi d’Arthur, un peu moins discret, mais tant pis, je préfère ne pas le reprendre de manière à éviter qu’il ne s’énerve et s’emporte. Au premier étage, nous nous dirigeons vers la salle de bain, longeant la chambre bien silencieuse de nos parents disparus. Malgré ce qu’ils nous ont fait, il me manque terriblement. Mais je dois tenir. Et je tiendrai bon.

Nous nous brossons les dents avec le peu de dentifrice qu’il nous reste, et nous nous rinçons la bouche avec de l’eau de bouteille. J’ai eu à choisir entre tenir longtemps mais se risquer aux caries ou raccourcir notre temps de survie ici mais nous préserver de tout problème dentaire. J’ai choisi la seconde option. Parce que Arthur avec une carie, c’est bien la pire chose qui peut m’arriver dans cette fichue maison.

Nous redescendons au rez-de-chaussée, passons devant un meuble sur lequel le cadre d’une photo de famille heureuse est couché dans la poussière. Nous nous apprêtons à regagner ma chambre quand Arthur m’interrompt:
“Peut reprendre à manger ?
-Non Arthur, il faut économiser la nourriture.
-Peut reprendre à manger ?
-Je t’ai dit non, je répète en essayant de garder mon sang froid.
-Mais pourquoi ? Demande-t-il en haussant le ton et en se balançant de plus en plus sur lui-même.
-Parce que si on mange toutes nos réserves, on aura plus rien à se mettre sous la dent pour les prochains jours.
-Mais j’ai faim moi ! Insiste-t-il en s’énervant vraiment.
-Tu m’écoutes ou quoi ?! Je rétorque assez violemment. T’as pas remarqué qu’on est coincés ici comme des rats, on pourra pas sortir aller faire des courses ou cueillir des fruits, parce que si on sort, on crève ! T’entends ?! On crève je te dis !
-T’façon t’es… T’es…. T’es qu’un con et puis voilà !!
-Je fais ça pour nous Arthur, je nous sauve la vie, alors maintenant tu vas arrêter ton cirque !
-Aie !! Crie-t-il en frottant sa nuque avec sa main.
-Qu’est-ce qu’il y a encore?
-Aide moi !! Il y a un truc sous mon T-shirt. Ah !! Elle rentre dans mon pantalon, enlève-la moi !
-Attends deux secondes ! Je vois rien t’arrêtes pas de bouger ! Calme-toi bon sang !
-Ça y est, je crois qu’elle est partie, c’était une bestiole bizarre !”
Je m’approche de lui et l’inspecte de haut en bas. Rien.
“Ça m’a fait mal derrière la tête !
-Effectivement, je vois une petite morsure, j’espère que c’est pas trop grave.
-C’est pas trop grave ?
-Je sais pas je te dis.
-C’est pas trop grave ?
-J’en sais rien !
-C’est pas trop grave ?
-Non !”
J’utilise la bougie pour balayer le sol de sa lumière instable et vérifier s’il n’a pas projeter quelque chose parterre. Une grosse araignée bien velue surgit tout à coup du dessous d’un meuble. Elle détale en direction du trou de cheminée et je comprends immédiatement la gravité de la situation: si cet insecte parvient à quitter la maison avant que je l’en empêche, il préviendra alors tous les Autres. Je fuse vers la salle à manger en tâchant de ne pas renverser ma bougie, et chope un journal sur la table basse en passant, que je roule comme je peux dans mes mains. L’araignée coure plus vite que je ne l’aurais imaginé. Arthur commence à rougir d’inquiétude et s’agite sur lui-même de plus en plus:
“Eh, Jérémy ! Tu fais quoi ?! M’interroge-t-il sur un ton insistant.”
J’ignore ces plaintes car je dois m’occuper de la menace, en apparence inoffensive, mais en réalité déterminante pour notre survie.
Je la distingue à nouveau, sprintant à toute allure vers la grille de la cheminée. Si elle l’atteint, c’est terminé. Il ne lui reste plus qu’un mètre à parcourir. C’est maintenant ou jamais. Je balance le rouleau de papier dans un dernier geste de désespoir. Le projectile tape dans le coin qui sépare la grille du carrelage. Non. Pas ça.
Je reste les bras ballants un instant, ma poitrine se creusant et se bombant au rythme de mon angoisse. J’entends Arthur qui respire fort dans mon dos. Il est déjà arrivé à ma hauteur ? Je ne l’ai même pas entendu approcher.
Je m’accroupis et soulève lentement le journal désormais déroulé. Ma bougie se met à s’agiter plus énergiquement et j’ai du mal à discerner quoi que ce soit, pas même Arthur qui n’est pas rassuré du tout dans cette pénombre infatigable. Mais la lumière finit par s’apaiser un peu et j’aperçois avec soulagement le corps aplati de la pauvre araignée.
“Désolé.”
Je prête attention au cadavre de cet insecte sournois, comme pour contempler mon geste sans scrupules. J’ai l’impression de devenir comme eux. Cruel.
“C’est bon elle est morte. T’as plus rien à craindre. Tu sens encore la morsure.
-Plus trop non, ça fait moins mal.
-Bon, c’est une bonne chose. Je vais quand même désinfecter ça, on sait jamais, je déclare en me relevant promptement. Sacré frousse hein ?! J’affirme en souriant un peu, rassuré d’avoir tué cette araignée. Je la contemple quelques secondes, vulgairement écrasée, dont un jus noir s’échappe déjà de la tête. Trop occupé à mes pensées, je ne prête pas attention à mon frère, dont la respiration s’est anormalement stabilisée. Il ne gigote plus sur lui-même. Comprenant enfin que quelque chose cloche, je fais précipitamment volte-face, et découvre un Arthur serein et très calme sous le halo glauque de la bougie. Comme possédé.
“Tu es bien bête Jérémy. Tu ne sais pas les écouter. Ton ignorance met notre sort en danger, m’adresse Arthur sur un ton froid que je ne lui connais pas.”
A la prononciation de ces mots tant inhabituels pour Arthur, j’écarquille les yeux et sent une sueur froide descendre ma colonne vertébrale.
“Arthur ? Tout va bien ? Je demande en le dévisageant par en-dessous, abasourdi.”
Tout à coup, ce dernier lâche un rictus de la tête, se remet à se balancer comme si de rien était et reprend sa mine innocente.
“Jérémy, ça va ? M’interroge-t-il, avec cette fois ci plus de tendresse”.
Je suis perdu. Je sens la nausée montée en moi. Après une semaine passée dans le noir complet de cette putain de maison, seul avec mon frère, je crois que les hallucinations me gâtent. Je l’espère. Oui, ça ne pouvait être qu’une hallucination.
“Je vais m’allonger un peu, j’ai besoin de repos, je l’informe en évitant le plus possible son regard.”
Je le dépasse et m’engage vers ma chambre. C’est sans compter l’étrange impression qu’il me guette à nouveau, derrière moi, de sa mystérieuse nouvelle attitude.

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