J’étais perdu, angoissé. Je regardai mon téléphone comme pour m’assurer que le réseau revenait, mais rien. Tout autour la neige et le froid, pas une habitation. Seule la campagne recouverte d’une épaisse couche de glace s’étendait devant moi. J’observais l’horizon, un paysage d’albâtre, de pur abandon. Les arbres s’étiraient en longueur, éperdus, jusqu’à un ciel d’hiver. Je frissonnais, m’enfonçais au creux du blouson en cuir que j’avais sur le dos. Je n’avais jamais eu aussi froid de ma vie et j’étais seul, plus seul qu’on puisse l’être. Je tournais en rond. Jamais, jamais je n’aurais dû quitter le village. La campagne m’avait englouti et je ne savais même pas comment retrouver mon chemin. Il n’y avait pas un bruit, pas un battement d’aile, pas un oiseau dans la brume. Les alentours étaient comme figés dans le temps. J’aperçus quelqu’un au loin. L’avais-je imaginé ? À côté d’un arbre, juste là… il s’est penché dans ma direction et s’est caché derrière le tronc.
⎯ Ohé ! criai-je, ma voix semblait si petite dans l’immensité.
Je m’approchais. Je n’étais pas fou, je l’avais vu, j’avais vu cet homme prés de l’arbre. Je courais à présent, déblayant la neige à grandes enjambées. J’arrivais prés de lui et il sortit de sa cachette. Le torse musclé, aussi nu que l’arbre, il s’approchait de moi. Était-ce une chimère ? Il avait pour seuls vêtements, un collant de danseur et un masque de lapin aussi blancs que la lande qui nous entourait. Je crus d’abord que le froid me faisait perdre la tête. Mais il était là, sous mes yeux ébahis que je forçais à cligner. Le Lapin aurait pu disparaître en un clin d’œil mais il me regardait, me faisait signe d’approcher.
⎯ Qui êtes-vous ?
Il ne répondait pas. Il m’attirait à lui et j’avançais, hypnotisé par cette vision fantôme.
⎯ Je m’appelle Idris, tentai-je à nouveau, je suis perdu…
Mais le Lapin ne disait pas un mot. Plus j’avançais, plus il reculait. Étais-je devenu fou, pour suivre cet homme ? Je ne savais pas qui il était, ni pourquoi je le suivais, mais je devais l’attraper, lui retirer son masque. Peut être saurait-il où nous sommes ?
Plus nous marchions et plus la neige était profonde. La silhouette s’éloignait de moi, devint abstraite, comme vue à travers un kaléidoscope. J’hallucinais. J’allais perdre sa trace, quand soudain je chutai. Je tombai dans un trou béant, caché là, dans le sol enneigé. Je ne saurais dire combien de temps a duré ma chute, une minute ou une demi-heure. Je me fracassais tout en bas et le noir m’envahit.

Je me réveillais péniblement. Depuis combien de temps étais-je allongé là ? Je ne voyais rien. Je me souvins être tombé et regardai automatiquement au dessus de moi. Pas la moindre trace d’un trou. Je me tâtai à l’aveugle, j’étais entier mais je ne retrouvais pas mon téléphone. Je fouillais dans la poche de mon blouson. Je sentis sous mes doigts le paquet de cigarette que maman m’avait fait promettre de jeter et mon vieux briquet. Je le saisis et l’allumai. La pression de mon pouce gelé sur la roulette de métal me déchira le doigt. Je me levai et avançai, plié en deux, à la lueur de la flamme. C’est idiot, mais fumer me sauverait peut être la vie. Je bénis les dieux d’avoir ce briquet dans les poches et regardai le souterrain qui continuait devant moi. J’avais l’impression d’être dans un terrier. Je repensai au Lapin. Où était-il celui là ? Et avait-il simplement existé ? J’avançais, encore et encore, sans que le tunnel ne mène quelque part. Je commençais à perdre patience. À choisir entre le désert de glace et le centre du monde, je préférais encore le désert. Je songeai soudain au livre de Jules Verne. Peut être découvrirais-je des dinosaures ou… le pays merveilleux de Lewis Carroll, je venais bien de rencontrer le lapin blanc. Je déambulais dans les méandres du terrier et j’entendis une voix me parler… J’arrivais au bout du couloir. Une lumière magnifique illuminait la pièce de couleurs incroyables. Je vis le Lapin, l’ombre de ses longues oreilles ressemblait à deux cornes.
⎯ Bonjour… Bonjour… répétait-il dans un murmure étrange qui se percutait en écho contre les parois caverneuses.
⎯ Qui êtes-vous ? demandai-je.
⎯ Et toi, qui es-tu ?
Encore une vision psychédélique, les formes s’éclatèrent et je ne vis plus rien. La voix du Lapin bourdonnait dans ma tête comme un million d’abeilles et je fus incapable de répondre à la question de mon hôte. Qui suis-je ? Je le savais et je ne le sais plus. Impossible de me rappeler mon nom. Mais quelle importance ? Il n’y avait plus que lui et la lumière. Le Lapin jouait avec les couleurs et improvisait un théâtre d’ombres qui m’éblouissait. J’étais émerveillé par la magnificence de ce spectacle, par tout ce qu’il me révélait, tout ce que signifiait les ombres pour moi. Je… Je me sentais si bien tout à coup, je n’étais plus perdu, je n’étais plus seul. C’était tout ce que j’avais toujours voulu, j’en étais sûr à présent. Je m’assis et admirai les ombres chinoises que faisait l’illusionniste. Il était doué. Mon attention se porta sur lui. Il ne ressemblait pas tout à fait au lapin de la lande. Il n’était plus humain. Il ressemblait à un monstre, un hybride. Jamais je n’avais vu une créature aussi repoussante et pourtant je n’avais pas peur de lui. Au contraire, sa présence me rassurait. C’est vrai qu’il ressemblait à un démon, mais il faisait de si belles choses. Je ne voyais quelles, je ne voyais que les ombres et je m’endormais.

65