Tamina n’avait qu’une seule question en tête : comment sortir de ce corps ? Bien sûr, originaire de Louisiane, elle n’avait pas échappé aux histoires qui hantaient le Bayou et encore moins à celles qui parlaient de magie, mais de là à croire qu’un jour elle se retrouverait dans le corps d’une libellule, il y avait de la marge !
Tranquillement posée sur une frange de mousse espagnole, elle se balançait. Elle observait son reflet, légèrement brouillé par le petit vent de l’après-midi, dans l’eau du marais. Elle logeait dans une Platycnemis pennipes dont la couleur bleue l’avait toujours fascinée. Cependant, ses énormes globes oculaires avaient quelque chose de hideux auxquels elle ne se faisait pas.

S’il est vrai que la jeune étudiante en botanique n’avait pas d’idée pour redevenir elle-même, elle savait cependant parfaitement comment et pourquoi elle était arrivée jusqu’au cœur du bayou de Lafayette.

Tout avait commencé à son retour de La Nouvelle-Orléans. C’était là que seize ans durant, elle avait vécu chez sa marraine. Lula était une femme généreuse tant par ses formes que par son caractère. Cuisinière hors pair, elle préparait un jambalaya d’écrevisses exceptionnel. Il avait fait sa réputation et celle de son restaurant au-delà même des murs de la capitale de l’état de Louisiane. Cependant, cette femme, à la peau caramel et aux yeux couleur de miel, pratiquait une seule chose mieux que la cuisson de ce ragoût traditionnel : le vaudou. Il était sa vraie passion. Son arrière-cuisine était pleine de fioles bariolées et de poudres légères aux effets surprenants. Tamina savait que la magie faisait partie de ce monde, mais ne l’avait jamais expérimentée.

Lula et sa filleule n’avaient rien en commun. La jeune femme, grande, athlétique était blonde et avait des yeux plus bleus que l’océan lui-même. Bien proportionnée, elle avait aussi la démarche élégante de ces femmes qui font tourner la tête aux passants sans même s’en rendre compte. Pourtant, Tamina désespérait de trouver un jour l’amour. Sa marraine ne cessait de lui expliquer qu’elle était bien jeune et que le véritable amour viendrait sans crier gare. Elle lui disait aussi qu’il lui manquait pour l’instant ce tout petit supplément d’âme qui ferait naître la passion dans les yeux de son promis. Lula nommait cela : le syndrome de l’âme sœur. Une sorte de maladie contre laquelle vous ne pouviez pas lutter.
Le père et la mère de Tamina avaient, en leur temps, expérimenté ses théories. Ils avaient vécu heureux jusqu’à la mort de Jasmine. Elle avait laissé son mari et sa fille seuls. Jasper n’avait pu supporter la présence de Tamina qui ne lui rappelait que trop son épouse défunte. Alors qu’elle n’avait que deux ans, elle avait été envoyée chez sa marraine, laissant son riche industriel de père seul face à son chagrin.

À seize ans, elle était revenue pour les vacances afin de reprendre contact avec ce géniteur qui ne voulait pas d’elle. La bâtisse familiale était blanche, à colonnades et fort isolée au milieu du bayou. Le hall aux dimensions démesurées était sombre. La maison, dans son ensemble, était lugubre.
Dès son arrivée, Tamina s’était sentie mal à l’aise. Le regard que Jasper portait sur elle avait quelque chose de cruel et de malsain tout à la fois. Heureusement, Lula l’avait accompagnée sinon qui sait ce qu’il serait advenu d’elle cette nuit-là ?
Son père était entré dans sa chambre alors qu’elle se brossait les cheveux. Il avait continué le démêlage avant de poser la brosse sur la coiffeuse. Ensuite, ses mains s’étaient d’abord égarées sur ses épaules avant de descendre sur sa poitrine naissante. Révoltée et en colère, Tamina s’était levée d’un bond giflant ce père incestueux. Mais, elle ne put lutter lorsqu’il la saisit la forçant à l’embrasser. Son premier baiser lui donna la nausée.
Elle se débattit en hurlant. Pendant que Lula intervenait, l’adolescente vida ses tripes dans le cabinet de toilette adjacent. Ne cessant ensuite de se laver les dents afin de faire partir cette sensation de dégoût qui ne la quittait plus. Lorsqu’elle était revenue dans sa chambre, son père molestait sa sauveuse qui essayait de négocier. La petite femme avait une idée en tête et pour cela, il lui fallait gagner du temps. Aussi, avisa-t-elle sa filleule de faire une demande hautement irréaliste. Il faudrait plusieurs années à ce père incestueux pour rassembler tout ce dont la marraine avait besoin. Pendant ce temps là, Tamina gagnerait en force de caractère et serait assez adulte pour lutter avec ses propres moyens. Par conséquent, sur les conseils, pour le moins étranges, de sa marraine, Tamina passa un accord avec Jasper.

« Je serai ta “femme” au sens biblique du terme le lendemain du jour où tu m’auras offert : une robe douce comme le souffle du vent, une autre couleur de lune, une troisième aussi légère que les ailes d’une libellule et pour finir ta Ferrari 1955 Monza.
— Si je te donne tout cela, tu viendras à moi de ta propre volonté ?
— C’est cela, le lendemain du jour où tu m’auras offert toutes ces robes ainsi que ta Ferrari.
— Ma Ferrari, tu es sûre ?
— Oui. Pourquoi tiendrais-tu plus à elle qu’à moi ?
— Non, non bien sûr que non ! Mais, tout de même, elle est un peu ma deuxième enfant.
— Alors que décides-tu ?
— C’est entendu.

L’accord, bien que bizarre, n’avait toujours pas été rompu. Tamina étudiait seule la botanique, trouvant dans un travail acharné un peu d’oubli. Le soir de sa disparition, cela faisait quatre ans qu’elle vivait, prisonnière, de l’ancestrale demeure familiale et autant d’années que son père parcourait le monde à la recherche des techniques les plus innovantes afin de combler ce qu’il appelait “le caprice” de sa fille. Mais, le soir de ses vingt ans, il était rentré triomphant de son dernier voyage. Il avait tendu trois boîtes et les clefs de sa voiture à Tamina. Montant ensuite l’escalier d’honneur d’un pas vif, il lui avait dit : “À demain”, avec un regard lubrique qui ne trompait pas quant à ses intentions. La jeune femme savait que dans l’esprit de son père la journée commençait juste après minuit, ce qui ne lui laissait que quelques heures pour agir.

Le vent se levait doucement annonçant la fin de journée. La jeune libellule commençait à avoir du mal à se maintenir sur l’extrémité du tallandsia usneoides. Même pour un insecte aguerri, lorsque ces mousses blanchâtres bougent au vent, elles deviennent instables et insaisissables ; alors pour une humaine habitant le corps d’une demoiselle ! Son envol obligé égara un instant le fil de ses pensées. Il n’y avait que peu de place dans la tête de cet insecte bleu à la ligne effilée et seulement peu d’âme pouvait y séjourner. Elle profita de son vol au raz de l’eau pour l’espace d’un instant, tout oublier. De loin, elle repéra une feuille d’ajonc qui semblait offrir une place sûre et fixe pour la nuit. Elle se posa avec la maladresse des débutants, risquant, à plusieurs reprises, un bain fort dangereux. Une fois stabilisée, son esprit en profita pour retourner à cette nuit où tout avait basculé.

En réponse, à son appel téléphonique, Lula n’avait mis que vingt minutes pour arriver en catimini de La Nouvelle-Orléans. Éludant toutes les questions de sa filleule quant à l’invraisemblance de sa rapide venue, elle avait expliqué à la jeune fille son plan. Il était fort simple. Elle prendrait la voiture, les robes et roulerait le plus vite et le plus loin possible. Lula s’occuperait des cadenas du portail et de tout autre détail de nature matérielle. Les deux femmes s’étreignirent les larmes aux yeux dans un silence morose. Juste avant que Tamina ne mette la clef sur le contact, Lula lui offrit un médaillon en forme de libellule et de précieux conseils.

“Surtout, n’oublie pas, pousse cette voiture au maximum de ses capacités. Ensuite, mon enfant chérie, souviens-toi qu’il est une robe pour chaque occasion et qu’en ce monde si une libellule par trois fois frotte ses ailes, son vœu le plus cher sera réalisé. Fato protegam te docebit vos casum Amori.
— Qu’est-ce que tu m’as fait ? J’ai l’impression d’avoir trop bu.
— Rien qui ne soit interdit dans le Bayou, mon enfant. Prends soin de toi.”

La jeune femme était consciente, même si elle avait du mal à l’admettre, que sa marraine venait de lui jeter un sort. Espérant que cela l’aiderait, elle démarra la voiture. L’étudiante n’arrêtait pas de se demander pourquoi Lula avait attendu aussi longtemps avant de la sortir de cette prison. L’esprit occupé, elle n’alla pas bien loin. Au premier virage en sortant de la propriété, elle fit une embardée. Alors que la décapotable faisait son deuxième tonneau, Tamina fut éjectée de l’habitacle. Dans un ralenti irréel, tout se mit à tourner autour d’elle. Elle entendit une dernière fois les paroles de Lula avant que son âme ne sorte de son corps. Cela précéda de quelques secondes le choc entre la Ferrari et le tronc d’un arbre centenaire qui bordait l’allée d’honneur. Une chose était sûre, la voiture était morte. La jeune fille se transforma en une lumière dorée et vive. Elle trouva refuge dans le premier objet croisé : le pendentif. À ce moment-là, la libellule d’argent prit vie, hébergeant l’âme de Tamina.

La nervure centrale du sépale vert sombre offrait un refuge prometteur pour la nuit. Tamina n’arrivait pas à se souvenir si les libellules dormaient. Cependant, ses yeux se firent lourds et elle ne tarda pas à tomber dans un sommeil empli d’horreur.
Ce furent tout d’abord les cris puis les flashs qui la sortirent de ses cauchemars. Une bande d’étudiants jouaient à se faire peur en canotant, de nuit, au milieu du bayou. L’embarcation frôla si près la berge que les feuilles d’ajonc se mirent à balancer. Tamina fit un salto avant extrêmement élégant qui la propulsa dans l’eau. Bien malgré elle, elle frotta ses ailes avant de rentrer dans la masse froide.

Allan n’en revenait pas. Cet étudiant de quatrième année de l’Université de Harvard avait accepté d’accompagner quelques amis dans un voyage à la découverte de la Louisiane et de ses merveilles. D’une nature déjà confiante, il s’était découvert une âme d’enjôleur dès leur arrivée à La Nouvelle-Orléans. Le carnaval d’halloween battait son plein. Lui qui avait parfois des difficultés avec les demoiselles, s’était avéré être un vrai séducteur dès que l’alcool et la musique coulaient à flots. Il n’avait pas passé deux nuits avec la même fille durant son séjour dans l’état du sud.
Il ne se souvenait plus vraiment comment ils avaient atterri ici, au milieu du bayou de Lafayette, mais une chose était sûre, il était toujours ivre. Il n’y avait pas d’autre explication possible. Sinon, qui était cette jeune femme à la chevelure or et aux formes parfaites ? Et que faisait-elle avec de l’eau jusqu’à mi-cuisse ? Elle était sortie du bayou juste après que son bateau eut heurté un massif d’ajoncs. Venue de nulle part, elle avait émergé tel un bouchon de champagne. Elle portait une robe d’une couleur difficilement définissable entre le bleu et le blanc dont le tissu se soulevait doucement comme s’il s’était agi du vent lui-même. Raoul, son colocataire et compagnon de fête, dormait au fond de l’embarcation, assommé par l’alcool. Il n’y aurait donc pas de témoin à sa mystérieuse rencontre. La naïade dont l’aspect invitait à la douceur le fusilla du regard.

“Mais vous vous attendiez à quoi à naviguer ainsi ?
— Heu… Ben à te rencontrer ma belle !
— Non, mais ça va pas ! Il faut être rudement incohérent pour se balader dans le bayou de nuit et complètement ivre qui plus est !
— Oh que non ! Je crois que c’est toi qui es totalement avinée.
— Mais pas du tout !
— Moi, je pense au contraire qu’il faut être saoule et idiote pour se baigner de nuit, seule, dans ces marais. On dit qu’ils sont hantés.
— Attends un instant, tu peux me voir !
— Bien sûr, pourquoi serais-tu une hallucination ? Ou alors t’es tellement partie que tu te prends pour un ectoplasme.
— Non, non, bien sûr que non. Je suis…”

Allan d’un bond l’avait rejointe dans l’eau. Elle le trouvait arrogant et stupide. Empli d’alcool, il se croyait irrésistible. Doucement, il passa ses bras autour de la taille de la jeune femme avant de l’attirer tout contre lui. La chaleur de son corps la fit rougir malgré elle. Heureusement, la nuit protégea son secret. Alors qu’il s’approchait de son oreille pour lui susurrer des mots doux, elle prit peur.

Le jeune homme referma ses bras sur du vide. L’obscurité avait fait disparaître sa nymphe. Au même instant, son regard fut attiré par une raie de lumière provenant d’une libellule bleue. Il s’agissait d’une femelle Platycnemis pennipes dont les ailes reflétaient la clarté lunaire. Il ôta son T-shirt. Nouant le fond, il transforma ce dernier en nacelle. D’un geste prompt et sûr, il captura l’insecte en le faisant passer par le col, avant de l’emprisonner dans le tissu.
Ayant à nouveau perdu son statut d’humaine et bien que pouvant visualiser cent-soixante-quinze images par secondes, Tamina ne put éviter l’encolure qui arrivait vers elle à grande vitesse. Elle eut même l’impression qu’une force surnaturelle la précipitait dans le piège.

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