La forge, et l’artiste maniant le marteau, se trouvaient à deux pas. L’artisan devait être le principal fournisseur, si ce n’était le seul, de rivets et de marteaux capables de les enfoncer. Un commerce en plein essor pour ces forgerons à priori heureux, bien que vivant sur une île. Ce paysage chaotique et grisâtre expliquait pourquoi nos ancêtres n’avaient pas bâti leurs capitales ici, préférant les décors boisés et fleuris du continent.
Ça n’avait pas empêché les arrivants du Nord d’y accéder, dans l’espoir de se trouver un petit lopin de terre bien à eux et ainsi commencer une nouvelle vie.
… Puis vint l’Empire.
— Drôle de façon de porter une lame, entendis-je une voix provenir de la forge.
Je ne quittais jamais mon épée. Peut-être aurais-je dû rajouter quelques lignes sur mon équipement de l’époque pour éviter les confusions, mais… disons que là est le bon moment.
Malgré mon titre de Chevalier de la Main d’Argent – le dernier ! –, je ne cautionnais pas l’attirance qu’avaient feus mes collègues envers plaques et mailles, les jugeant bien trop contraignantes lorsqu’il s’agissait de se mouvoir efficacement. Notre vitesse était bien le meilleur atout en notre possession contre des dépouilles écervelées, et Isil sait que j’en avais rencontré des tonnes. Et pas seulement dans les rangs des morts.
Mon pourpoint en cuir ébène me suffisait largement, que j’enfilais par-dessus une étoffe de qualité. Une unique spallière en métal ornait mon épaule gauche, alors que j’avais pris le soin d’enlever sa jumelle par pure coquetterie. Soutenu par cette même force, j’avais cousu un brassard pourpre sur la manche droite, créant alors une asymétrie tapant dans l’œil. Le reste demeurait plus sobre : des braies marron, une ceinture à la boucle en métal, des bottes et des gants couleur charbon, une maigre sacoche de cuir retenue par une bandoulière – serrée pour ne pas qu’elle pendît –, et la broche de mon ordre contre mon cœur…
Puis ma lame, dont le fourreau suivait l’horizon grâce à ma ceinture, maintenu dans le creux de mon dos. Une arme d’une main et demie, bâtarde, basique sinon affutée.
Drôle de façon de porter une lame, avait-il dit.
— Et qui en fait la remarque ?
Une tête se pencha sur le côté, jusqu’alors cachée derrière les boucliers de l’échoppe. L’homme devait avoir le même âge que l’impérial, si ce n’est quelques années de plus ; un enfant dans le corps d’un adulte, le tablier sali par les cendres.
— Pavel, répondit-il. Fils d’Aral.
Je fis le tour pour arriver jusqu’à lui. Je pris le soin de lorgner le matériel ; j’empoignai une lame au hasard avant de l’inspecter, son tranchant émoussé m’arrachant un sourire ; j’examinai la manière dont la plaque de fer avait été liée à un gantelet de cuir…
Une qualité dérisoire.
— Où est ton maître ? lui demandai-je.
— Absent. Il a rejoint la côte pour rendre visite à…
Il écourta sa phrase en remarquant mon soudain intérêt.
— Je vous épargne les détails ; c’est moi qui gère la forge, aujourd’hui. »
L’apprenti fit pression sur le soufflet rattaché au puits de braises, dispersant quelques cendres aux alentours. Des étincelles vinrent égayer sa prestation lorsque son marteau infligea de grands coups contondants sur une lame rougie. Les muscles du jeune étaient saillants.
— Tous tes produits sont-ils en vitrine ?
Il confirma mon doute.
Le jeune essuya le sel perlant des pores de son front avant de plonger la lame dans un tonneau d’eau. Il recula sa tête pour éviter la vapeur brûlante émanant du conteneur.
Il n’était qu’un ouvrier, l’un des pions de ce vaste échiquier opposant le drapeau écarlate aux autres. Hélas, la partie devint inégale il y a longtemps, lorsque les deux rangées centrales se firent occupées par le surnombre de ces derniers. Le plateau fut alors gelé ; aucun mouvement n’avait été possible depuis lors.
— Voulez-vous que je m’occupe de votre épée ? Sinon…
Je déclinai son offre, dégainant ma lame fleurdelisée de deux pouces pour lui montrer son parfait état. Le pommeau représentait l’emblème de la Couronne, croisant ses branches sur toute la longueur du manche pour finalement se séparer sur la garde. Antélis avait eu le temps de forger des chefs-d’œuvre grâce aux temps de paix traversés.
Le forgeron passa sa main dans ses cheveux bruns et poisseux. Indifférent est le mot qui pourrait le décrire le mieux ; il ne s’abaissait pas à courber l’échine devant ma prétendue importance et se fichait du risque encouru pour une telle impolitesse. Il me fit sourire.
Je pris le temps de m’adosser à une rambarde et d’observer la tribune de la place publique. Pavel et moi avions une superbe vue donnant directement sur l’elfe. Il suivit mon regard.
— C’est dommage qu’une si belle femme soit sacrifiée… dis-je alors pour briser la glace.
Le forgeron garda le silence pendant un moment. La lame trempée en main, il s’assit à une meule ; le disque de pierre tourna au moment où il commença à pédaler prestement.
— Je ne peux pas me plaindre, finit-il par avouer. J’ai de la chance d’être né humain.
— Encore faut-il naître du bon côté du Mur. D’ailleurs, au sujet de ton accent…
La roue continuait de tourner sans interruption.
— … Il est vraiment charmant. As-tu grandi sur l’archipel ?
— Du sel coule dans mes veines, oui. Mais c’est bien la première fois que j’entends un homme décrire quelque chose de ces îles comme charmant.
Il restait stoïque. Sa voix ne s’ébranlait pas.
Des étincelles émergeaient du contact entre la surface abrasive de l’engin et celle bientôt polie de la lame. Un feu d’artifice réduit. Le souffle du jeune homme ne pouvait être altéré par un tel exercice ; bien que rapide, il maîtrisait ce rythme soutenu depuis des années.
Je revins sur la femme, bien plus intéressante que le corps du garçon. Son cas était un pêle-mêle d’idées conflictuelles… La pauvre était au beau milieu d’un banc de requins aux dents acérées, livrée en pâture au premier prédateur capable de lui écarter les cuisses.
— La connais-tu ? fis-je donc.
— Elle s’est défendue contre un type aux mains baladeuses. Une patrouille est arrivée, puis elle a dégainée une dague de sa botte… Le garde a eu l’épaule ouverte.
Les gens se taisaient par peur de représailles. Les esprits les plus échauffés y voyaient une occasion d’alimenter leur haine pour l’Empire en attendant une certaine goutte d’eau…
Il prit une étoffe en lambeaux puis essuya son œuvre.
— Ça apprendra à ces bougres de ne plus sous-estimer les civils, dis-je.
— Ils ne paient pas l’impôt. Aux yeux du comte, ce ne sont que des parasites.
— Et à tes yeux ?
Il se leva lentement de son tabouret, me faisant alors face.
— A vous de me répondre.
Je le dévisageais sans cacher ma démarche. Au lieu d’être perturbé, il se contenta de faire un geste de la tête vers la broche en acier de la Main que j’arborais fièrement.
— Qu’est-ce que c’est censé représenter ? (Il soupira.) Y’a beaucoup d’histoires qui circulent sur votre maître… Pas sûr qu’elle abandonnait les plus faibles derrière elle.
Autrefois, je me surprenais d’un sourire en pensant que les chevaliers de la Main étaient considérés comme des divinités, des puissances absolues dont la parole était toute-puissante, des descendants directs de Dieu lui-même, des anges vivant sur terre pour aider la veuve et l’orphelin. Cela me faisait rire – je n’avais jamais vu en eux plus que de simples mortels, tourmentés par leurs propres démons comme n’importe quel enfant d’Axur.
— Avec Mélodie disparut l’ordre. Sur le champ de bataille. Mais ce qui se cachait derrière le nom et la renommée de la Main ne frisait pas l’utopie…
Mon maître la condamnait, après tout, et ne lui laissait qu’une décennie d’existence avant de s’éteindre. Et je fus aux premières loges lorsque cela arriva. Mais, malgré la corruption qui la rongeait, la Main combattit jusqu’à son dernier souffle.
Il me fixa de ses deux iris azurés, brillants de sa fougue juvénile.
— Sauvez-les. Ils ont besoin de quelqu’un qui se batte pour eux. Cet Empire est…
— Nécessaire, l’interrompis-je. Je ne peux pas m’occuper de ces êtres maudits et condamnés au sacrifice. N’oublie pas que nous sommes en guerre ; rajouter des révoltes à l’équilibre déjà branlant du monde n’arrangera en rien les choses.
— Ah oui, en guerre contre les Rôdeurs ? fit-il en plaisantant. Dites-m’en plus.
— Les morts. Les cadavres, les dépouilles, les macchabées, les corps putréfiés… Ils ne méritent pas de nom, et encore moins notre relâchement. Nous devons lutter contre eux sous peine d’être détruit et, si un tel jour arrive, ce n’est pas une bande de rebelles désinvoltes qui sauvera le monde de leur gentillesse.
— Beaucoup pensent que l’armée agite ce prétexte pour nous calmer. Ils pensent que, je cite : « les grands marionnettistes agitent la carte de la terreur. » Faites un tour au bordel.
— Pourtant, tu sais plus que quiconque que c’est faux. (Il haussa un sourcil.) Puis, entre nous, pourquoi le peuple risquerait sa vie pour affaiblir les murs qui le protègent d’une fin précoce ? « Beaucoup » ne devraient pas aller à l’encontre de cette gentillesse.
Mes yeux se posèrent sur sa lame récemment achevée ; il croisa mon regard. Une légère tension s’installa, l’homme reculant d’un pas.
Tu devrais le décapiter, pensai-je alors.
— Quel est ton but, Pavel ?
Je pense qu’il fut surpris que je me souvinsse de son nom. Il n’était qu’un roturier.
— Passer le reste de ma vie sur ces caillasses n’est-elle pas une option convaincante ?
— Cette île aura au moins le mérite de te cacher du grand méchant loup impérial.
Encore une fois, il se douta de quelque chose. Il commençait à comprendre où je voulais en venir avec ces phrases ambigües, mais ne se décidait toujours pas à enlever son masque.
— Dis-le-moi. Quel est ton but ?
— Vous attendez une réponse de ma part ? Regardez autour de vous, ça suffira. (Il prit son temps.) Les gens d’ici n’ont pas d’avenir. Ca ne concerne pas que les elfes ou les nains… ou encore les Siméens, avait-il ajouté en hésitant. Les impériaux sont dans la même merde. Le prochain qui réclamera l’impôt se fera lapider. Celui d’après se fera égorger. Le troisième sera accompagné d’une de ces troupes d’élite qui sont censées s’entraîner contre les morts, pendant que les honnêtes gens se crèvent à la tâche. Et là, il y aura un bain de sang ; ça aura au moins le mérite de s’accorder aux couleurs de notre bel Empire, dit-il d’un ton léger.
Pavel voyait juste. L’Île de la Rose ne pouvait que sombrer dans de telles ténèbres.
Je lui lançai un regard insistant à deux pouces de son visage. Je sentis son souffle chaud, signe que nous devions être dans la même situation, intimement liés. Il perdit son sourire.
— Arrêtons de tourner autour du pot, dit-il. Vous savez ce que je suis : et maintenant ?
— Et maintenant, rien. Je ne suis pas là pour stigmatiser les races inférieures. Mon travail est de me soucier des morts : si je suis ici, c’est pour une bonne raison.
— Des morts ? Vous avez frappé à la bonne porte : il n’y a que ça, par ici.
Je devais le convaincre. Il représentait, comme tant d’autres, la bêtise idéaliste en vogue. Le monde devait être uni ; qu’était cette île si ce n’est la base de la pyramide impériale ? La fragiliser ainsi aurait été à l’encontre de mes plans ; je ne pouvais pas le tolérer.
Troisième appel à sa bonne conscience.
— Quel est ton but ? Tout brûler pour réparer l’iniquité d’Axur ?
— L’ini… ? (Je crus bon de placer ce terme.) Arrêtez de parler comme ça.
— L’injustice de ce monde, lui expliquai-je alors. Tu fais partie de cette génération sacrifiée, Pavel. Vous devez soulever l’étendard du salut. C’est à vous de lutter face au véritable ennemi d’Axur : ton combat n’est pas ici, pas contre l’Empire. S’il devait disparaître, ce ne serait possible qu’après l’annihilation des morts. Leur suppression totale.
Les sourcils froncés de Pavel trahissaient son incompréhension. Je lui parlais de rejoindre le front, de quitter ces rochers de débauche pour faire quelque chose de sa vie.
Il hocha subtilement la tête de gauche à droite, puis posa sa lame sur l’étalage.
— A quoi bon ? Je ne suis pas un soldat. Je sais à peine manier une épée. Je ne peux même pas empêcher une amie de sauter dans la gueule des impériaux…
Deux rebelles font leur propre justice. L’un tombe à l’eau. Qui reste à bord ?
— Je n’étais pas plus préparé contre les morts, à ton âge.
— … Mais vous étiez un mage. Vous pouviez…
Je l’interrompis, ma main posée sur son épaule.
— Je pensais également que le Bien devait triompher du Mal, et cela sans concession… et puis, j’ai vite appris qu’il y avait plusieurs nuances de Mal, grouillant partout tels des vers autour de la carcasse d’un loup embroché. Et, parfois, il nous faut plonger dans ce bain organique, sans se retourner, sous peine de voir le Mal Suprême nous rire au nez, en susurrant ces mots : il fallait me choisir.
— Qu’en savez-vous ? Vous êtes un de ces héros au passé si sombre que même un conteur ne pourrait inventer un tel personnage ? Vous vous êtes sacrifié, vous aussi ? Oui, ça se voit.
Le forgeron étouffa un rire nerveux. Je me contentais de ne pas relever ses idioties.
— Un jour, j’ai écouté le Mal Suprême. Nous étions en guerre contre Siméa ; mon maître et moi avions choisi d’épauler les nains, à l’égard de Drog-nar qui était, déjà à l’époque, un frère d’armes ainsi qu’un ami inestimable. Nous prîmes le Viaduc des Conquérants, puis vint au tour du Fort de Delurn. C’est à la suite de cette bataille que la chanson du Chevalier sans tête est née. (Il ne la connaissait pas. Tant pis.) Cette victoire m’a mis en transe, m’a donné une soif de sang incontrôlable… Non, pas de sang… Une soif de vaincre, tout simplement. Je ne pouvais plus imaginer perdre face aux Siméens, c’était inconcevable. Je devais gagner.
Pavel continuait de me fixer, intrigué tout en étant dégoûté.
— Vint enfin le jour où Siméa nous empêcha d’avancer plus loin sur ses terres. Ses champs étaient à feu et à sang ; son ciel, jusqu’alors dégagé, était couvert par la fumée grisâtre de cette guerre ravageuse ; ses femmes et ses enfants fuyaient vers l’Ouest, vers la capitale et ses falaises en guise de côtes… (Il comprenait ce que je disais.) Mais Siméa ne s’avouait toujours pas vaincu. Elle se surpassait. Majestueuse. Puissante. La Louve Rouge !
Je mentionnais les couleurs de ce royaume : une tête de loup rouge sur un fond blanc, tenant dans sa mâchoire une fleur de lys, l’emblème des rois d’Antélis. Cela voulait tout dire.
— Je ne pouvais pas perdre, continuai-je. Je devais gagner. Une idée vint alors, me forçant à rendre visite à Jaen Raves, lui que Nidhwäl – la cité des elfes – avait finalement adopté en tant qu’élu d’Ystos… Que dire de ce grand homme ? Eh bien…
Tu dois… chuchotait une petite voix. Je perdais petit à petit mon regard dans le vide.
— … A cette époque, il luttait griffes et crocs contre l’émergence des morts des Terres Maudites – une région qui autrefois appartenait à Siméa, sous un nom qu’Axur a oublié. Une chose est sure, le sang-mêlé, ce bâtard au sang siméen et elfe, était doué dans ce qu’il faisait.
Un voile opaque occultait alors ma vision. Tu dois être ce fameux… La silhouette du forgeron semblait me faire face, mais était-ce vraiment réel ? Ou bien l’était-il, lui ?
— Je me souviens de la première fois que je l’ai vu…
Ne te retourne pas. La Lune est derrière toi.
Il était là, cheveux tirés en arrière, d’un blond à faire frémir Ystos, la main sur le pommeau de sa lame placée dans son fourreau. Ses sourcils se froncèrent, le regard porté à l’horizon… Il observait un tas de cadavres en train de brûler, en hochant la tête d’un air satisfait.
Mon maître et moi avions voyagé pendant une semaine pour aller à la rencontre du grand Jaen Raves, assigné à un poste perdu au beau milieu de nulle part. Je ne pus nourrir mes yeux que de pain rassis lorsque mon regard lorgnait le paysage dévasté, si bien qu’ils pleurèrent à la vue de la bâtisse peuplée, comme déguisée dans une pâtisserie haute et en couleurs.
Il était là, enfin. Près de la tour. Nous nous saluâmes en confrontant nos poignes.
— Tu dois être ce fameux Valec Doucebrise ! s’exclamait-il à notre approche, les mains à sa taille. Félicitations. (Il me fit un clin d’œil complice) Et c’est toujours un plaisir de vous revoir, chevalier. J’espère que la route a été bonne, quoique légèrement déserte, ces temps-ci.
— De même, répondit mon maître. Et pour tout vous dire, c’était reposant.
Le demi-elfe sourit, dévoilant des canines anormalement pointues. Une chose fut sure : son sang elfe n’était pas responsable de cet attribut.
— Je vous en prie, suivez-moi. L’odeur est tolérable, à l’intérieur.
Je fus en confiance à l’instant où nos mains se croisèrent. Une aura… bienveillante, peut-on dire, émanait de son personnage. Aimable.
Son regard noisette lui donnait un aspect gentil allant de mèche avec la joie transmise dans son sourire permanent. Il aurait pu transformer la mort d’un proche en une chose anodine, m’étais-je dit. On remarquait son ossature à travers sa peau teintée d’un léger bronze, creusant ses joues pour mettre en valeur des lèvres fines d’un rose naturel. Glabre, son visage paraissait enfantin, et seules les pointes aigües de ses oreilles sortaient de l’ordinaire.
— Bel emploi de l’alcool, mentionna Mélodie en désignant la barricade improvisée.
Les fantassins envoyaient des tonneaux de rhum vers la meute de cadavres ambulants qui grattaient aux portes, avant de les embraser d’une flèche enflammée. Spectaculaire. L’une des explosions expulsa la jambe droite de l’un d’eux, vu l’inclinaison du pied, jusqu’à nous.
— Il faut bien mettre à profit nos ressources, même si les soldats eurent du mal à être convaincus de la rentabilité du procédé. Les journées paraissaient moins longues, une fois le nez plongé dans une chope…
— Ca a dû leur déchirer le cœur.
— Les astrys sont dispensés de cette guerre. (Jaen s’autorisa une parenthèse pour s’adresser à moi, qui me sentais légèrement exclu.) Ce sont des bêtes au long cou qui terrent leur tête dans le sol pour ignorer le danger. En passant, leur viande est exquise. Et rare.
— Je croyais que les elfes ne chassaient pas, dis-je en haussant un sourcil.
— Mettons ça sur le compte de mes origines humaines. (Il me fit un autre clin d’œil, aussi chaleureux que le premier.) Quoi qu’il en soit, les morts ont changé Nidhwäl à jamais. Ceux habitant les bosquets ne sont plus les paisibles végétariens luxueux d’il y a un siècle. Il faut des forces une pour faire face à telle menace !
Derrière nous, une seconde flèche perça l’air pour embraser la masse de macchabées. Je me retournai pour observer le spectacle, l’euphorie des soldats persistant.
— Je viens aux nouvelles du village de Seth, demanda mon maître. Nous y avions fait escale, à l’aller : tout était en cendres. Que s’est-il passé, là-bas ?
— Oh… Un civil nous a indiqué que l’endroit était condamné. Nous y avons envoyé une troupe pour faire le nécessaire. C’est la troisième fois cette semaine.
— Avancent-ils ? redoutait l’elfe. (Mélodie était l’une d’entre elles, en effet.)
— Nous reculons, certifia Jaen. D’où la raison de votre présence en ces lieux : nous allons changer la donne, renverser le cours actuel de la guerre.
— La source de magie, dis-je entre mes dents.
Le demi-elfe acquiesça.
Nous atteignîmes la tour de garde, surpeuplée pour l’occasion à la vue des nombreuses couches s’entassant sur un côté. J’en comptais une vingtaine, pour autant de soldats.
— Et la voici, fit-il en la présentant de ses mains.
Un cube se trouvait là, sur une table, au centre du premier étage, dans son plus simple appareil : un métal sur lequel je n’avais jamais posé les yeux. Brillant de mille feux, il me fit frémir comme jamais – je découvris des nuances de bleu et de blanc inconnues, mes bras se hérissaient à l’écoute du tintement mystique venu d’un autre monde. L’allure ébahie de ma compagne me réconfortait dans mon ignorance, ôtant ma peur d’être le seul étonné.
— Il y a exactement cinq jours, nous dit Jaen, à l’aube du mois de messidor, une comète traversa les cieux. La compassion d’Ystos pour le sort de ses enfants a fait naître cette larme divine, notre salvation contre le Mal.
— Ystos ? lui demandai-je.
Je n’avais aucune idée de qui Il était. Il afficha pour la première fois une grimace hautaine, la tête légèrement penchée sur le côté. Ses traits sylvains ressortaient de plus bel.
— Dieu, voyons. Qui diable pourrait-Il être d’autre ?
— Le Dieu du Soleil, celui qui guide les elfes, précisa Mélodie sans zèle.
— Il n’y a qu’un seul Dieu, trônant dans le firmament. Avez-vous complètement renié vos origines, Eleanor ?
Je les inspectais tous les deux, tour à tour. Cela me fit rappeler que le chevalier n’avait jamais abordé ce sujet en ma compagnie. Chacun a sa part d’ombre…
— Tu es un demi-elfe, Jaen, répliqua distinctement la femme.
Il se tut pendant un moment, les lèvres entrouvertes.
— Pourtant, je mérite ma place au sein de Nidhwäl. Pouvez-vous en dire autant, chevalier de la Main d’Argent ?
Silence.
— Ma famille a fait vœu d’allégeance à la Main.
Cela ne pouvait plus durer. Je m’interposai pour mettre un terme à ces tensions naissantes, mon bras placé devant le buste de Mélodie ; elle soupira sans conviction.
— Arrêtez-vous, lançai-je à haute voix. Le principal est que nous l’ayons, quitte à ignorer d’où la relique vient. La question est : qu’en faisons-nous ?
Mon initiative semblait fonctionner avec brio. Le demi-elfe abandonna la lutte.
— Siméa attend de pied ferme ce prochain colis. Ses mages se chargeront d’étudier la Larme, et la façonneront en une arme.
La Larme ? m’interrogeai-je alors. Bientôt, on allait l’appeler la Larme d’Ystos.
— Je ne courrai pas le risque de mettre Nidhwäl sous les feux des projecteurs. Elle n’est pas encore prête.
Ce cube… me perturba une voix.
— Mentionnez-vous l’attirance des morts pour le cube ?
— Bien pire qu’un grizzli devant une ruche mielleuse.
Jaen m’arracha un sourire. Il semblait apprécier les bêtes.
— … cette Larme !
Pavel me happa de mes rêveries. Je me rendis alors compte que je me trouvais sur l’Île de la Rose et non dans les Terres Maudites, entouré de centaines de dépouilles relevées. Triste.
— Où est-elle ? Peut-on l’utiliser pour mettre un terme aux Rôd… aux morts, désolé. Si elle se trouvait à Siméa et que les nains l’ont attaqué, alors… ?
Je repris mes esprits, fixant mon interlocuteur de grands yeux.
— Alors, elle a disparu, enfouie sous les décombres de la guerre. Les Asgardiens n’ont pas assiégé la cité. Le Mal Suprême, si. Devines-tu ce que j’ai fait, maintenant ?
Il garda le silence, déglutissant difficilement. Il n’osait pas penser à une telle chose.
— J’ai convaincu mon maître, prude et plein d’honneur, de me laisser tuer les Siméens chargés de défendre leur pays contre les cadavres. J’ai jeté les huit du haut de la muraille. Le plus endurant a tenu une minute vingt-quatre avant de me maudire, les boyaux à l’air. Puis, j’ai ouvert les portes, et nous avons gagné la guerre. Non… Moi, Valec Doucebrise, je l’ai gagné. Est-ce que je le regrette ? Non. Est-ce j’aurais souhaité être arrêté par Jaen ? Oui.
— … Je suis ici à cause de toi, marmonna-il. Mon frère, Vanas, est mort. A cause de toi.
Le garçon me fit sourire. Il ne manquait plus qu’un orgue ainsi qu’un violent orage.
— A qui est la faute, hm ? C’est en partie la mienne. C’est en partie celle de Jaen d’avoir libéré ces esclaves nains, qui ensuite ont prétexté de venger leur honneur pour attaquer Siméa. C’est en partie celle de tous ces soldats qui ont participé au combat, et qui de ce fait ont mis leur campagne contre les morts de côté. C’est en partie… Tu as saisi l’idée, n’est-ce pas ? A force de se montrer aussi vindicatif, on finira tous aveugle et édenté. Garde ça en tête, petit.
Le petit fit alors une erreur. Il attrapa son épée, qu’il avait posé sur le comptoir derrière lui, puis asséna un coup puissant vers mon flanc. Je voyais dans ses yeux sa rage ascendante bien avant qu’il eût frappé ; je reculai d’un pas rapide, sa lame s’enfonçant dans le bois du poteau.
Je le fis lâcher prise d’un coup de pied ; il devint alors désarmé, plaqué contre l’étalage recouvert d’outils, d’armes et de protections en tout genre. Je sortis un stylet de ma ceinture et plaquai la froide lame contre la gorge déjà rasée du forgeron.
— Calme-toi, l’impérial, lui dis-je.
Il s’arrêta de se débattre, cherchant à décrypter mon regard. Il ne pouvait y voir qu’un océan bien trop calme, apaisé. Je lui montrai quatre doigts de ma main gauche.
— J’ai une question à te poser, Pavel. (Il comprit où je voulais en venir.) Quel est ton but ?
Silence. Il soupira pour montrer son abandon.
— … Trouver la Larme d’Ystos et combattre les morts.
J’étais comblé : le petit avait appris relativement vite. Je rengainai alors ma dague et aidai le jeune à se relever, avant d’essuyer la marque de ma semelle sur son tablier déjà sale.
— Ca me convient. C’est le seul moyen. Une révolution n’aidera pas l’Empire ; correction, une révolution n’aidera pas Axur à s’en remettre. (Je sortis son épée encastrée dans le bois, non sans mal, puis tendis le manche dans sa direction, mon gant serrant la lame polie.) Tu es jeune et prometteur, répétai-je. Il te suffit d’un peu d’entraînement et tu pourras y arriver.
— Tu… Vous…
— Tu peux me tutoyer.
— Tu es un monstre.
— A la bonne heure !
Un cri retentit. Une plainte. Une voix de femme, affaiblie par le manque d’eau et la fatigue. Son regard… Je me souviens de ça. Deux émeraudes que je refusais de contempler.
Pavel chercha à croiser mon regard. Moi, je continuais d’observer le spectacle : les deux gardes s’occupaient davantage d’elle. Un peu de trop, selon certains. Ils avaient abandonné leur rôle de statue d’argile grâce aux larmes de l’elfe, se mouvant maintenant autour d’elle tels des abeilles butineuses. La fleur en question allait bientôt se faner.
— Elle va se faire violer, dit Pavel.
Mon esprit me souffla quelques mots.
— Pas bête, me dis-je intérieurement. (Je pris un air plus léger, enjoué, posant mon regard distrait sur le forgeron.) Tu manques de raffinement… Un peu de fantaisie ne fait pas de mal !
— Pourtant, elle va se faire violer. Il faut faire quelque chose.
Je me mis de profil, ma tête tournée vers le forgeron.
— Qu’attends-tu ? Allez, vas-y. Sauve-la.
— … J’ai compris. (Il soupira.) Il faut fermer les yeux en attendant de…
— Tu es une mauvaise personne pour penser ainsi. Elle va se faire violer, bon sang !
L’un des gardes défit les lacets des braies de sa proie, lâchant sa hache et son bouclier par terre. Pavel ne réagit pas. Ma plaisanterie n’était pas à son goût, je suppose. Il fit demi-tour, empoignant une lame émoussée sur le comptoir pour la retravailler, l’aiguiser.
— Je ne peux pas accepter ça, chevalier. Désolé.
Et le drame continuait. Tout le monde détournait le regard. Loin des yeux, loin du cœur ? Le sens premier de l’expression ne correspond pas, mais pourtant…
Le second garde arracha les haillons de la femme.
Un nouveau cri de détresse. Elle paniquait. Elle appelait à l’aide. Elle suppliait.
… Puis vint la pluie.

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