Intermède : Cyaxare Nightingal

La Main de Fer

Lord Antarès Nightingal n’était pas ce qu’on pouvait appeler un homme de cœur. Il était froid et calculateur. Il fallait bien cela pour gouverner un pays aux côté de de son roi. Il tenait le rôle de premier conseiller de sa majesté depuis la mort de son père et prédécesseur quinze ans auparavant. Il avait vu la fin du souverain et accompagné l’héritier sur le trône et à ses débuts. Maintenant, le roi Zamariah III était un homme fait et sûr de lui. Mais ne refusait jamais les conseils de son premier ministre. En Lord Nightingal, il avait toute confiance. Il lui avait même récemment confié le commandement de ses armées.

La guerre civile grondait. Derrière Lord Valerius Sutherland, une partie de la noblesse se soulevait contre Zamariah III. Ce traître de Sutherland avait déjà pris le contrôle du sud-est du pays. Il avait pris le souverain par surprise, le dépossédant d’un tiers de son royaume sans aucun honneur. Le pire était de penser que Valerius était le cousin du roi. Lord Antarès n’avait plus que mépris pour cet homme. Aux yeux du conseiller, il n’y avait rien de plus important que la fidélité, l’honneur et la famille. Sutherland avait allégrement bafoué toutes ces idéologies d’une traite en complotant contre son souverain. Méprisable et répugnant, il n’y avait pas d’autres mots.

Ces valeurs, les Nightingal les avaient dans le sang. Leur blason, un bouclier de bronze sur fond argent, résumait bien leur volonté de fer et leur honneur indéfectible. Et leur devise n’appuyait que ces propos : Par le fer et non par l’or. Elle signifiait que la gloire et l’honneur n’étaient réels que s’ils étaient apportés par l’épée et non vulgairement achetés. Leur noblesse était aussi ancienne que le royaume d’Eminghal lui-même. Ils avaient grimpé les échelons jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir sans jamais entacher d’aucune façon leur précieux honneur. Mieux aurait valu la mort en autre cas. Tout cela, Antarès l’inculquait fermement à ses enfants, Cyaxare et Myriem. Tout l’avenir de la lignée reposait sur les épaules encore frêles du garçon. Myriem était de moindre importance, étant une fille. Mais elle se devait de ne jamais souiller le nom des Nightingal par ses actions, paroles ou fréquentations. Son mariage serait évidemment la décision la plus importante à prendre dans toute sa vie et, bien que la fillette n’ait que quatre ans, son père y réfléchissait déjà sérieusement. Quant à Cyaxare du haut de ses sept ans, son éducation avait commencé et n’était pas à négliger. Lord Nightingal avait fait venir les meilleurs professeurs dans son domaine. Le roi avait également accepté d’envoyer son maître d’armes personnel auprès du garçon. Le futur conseiller du roi se devait de savoir parfaitement manier l’épée. Il devait être le meilleur en tout. La seule chose encore que son père n’avait pas éduqué à son précieux héritier était les médisances et complots de la cour. L’enfant était encore trop naïf et innocent. Il devait d’abord bien étudier la politique, l’Histoire, la noblesse et la guerre pour saisir toutes les subtilités de la cour royale. L’heure venue, il serait prêt et parfait. Comme l’avaient été son père, son grand-père et chacun de ses ancêtres avant lui.

Malgré son jeune âge, Cyaxare sentait bien cette pression. Elle ne l’empêchait pas – au contraire – d’admirer son père plus que tout. Il représentait tout à ses yeux, son idole et son modèle. Le décevoir était son pire cauchemar. Il passait presque tout son temps à étudier. Quand ses précepteurs le chassaient de la salle d’étude, le garçon partait se réfugier auprès de sa petite sœur. La fratrie ne connaissait aucun autre enfant qu’eux-même. Leur entourage se résumait à leurs parents et aux domestiques. Lord Antarès les coupait du monde, ne voulant aucune mauvaise influence sur l’esprit encore faible de ses enfants. Ils sortiraient affronter le monde quand ils seraient armés pour cela. En attendant, le monde, ils le voyaient à travers les livres et les paroles de leurs parents.

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Cyaxare avait douze ans. Pour la première fois, son père l’emmenait avec lui. Il allait quitter le château familial. Lord Antarès voulait le présenter au roi. Le garçon était assez âgé. Ensuite, il ferait ses classes dans l’armée. Son père avait soigneusement choisi l’officier qui le prendrait en charge. Il s’agissait du capitaine Hornigton. Lord Nightingal l’avait connu alors qu’il faisait lui-même ses classes. Mais le capitaine avait été blessé durant une bataille deux ans auparavant. Aujourd’hui, il boitait et ne pouvait plus se battre. Il avait alors mis son expérience à profit en formant les nouvelles recrues.

Le voyage entre les terres des Nightingal et la capitale dura deux jours. Mais Cyaxare ne se plaignit pas, ni ne s’impatienta. Il avait appris à se contrôler et à rester parfaitement calme malgré son jeune âge. Et il connaissait suffisamment son père pour savoir qu’aucun comportement autre que celui-ci n’aurait été accepté. Alors, Cyaxare demeurait silencieux et droit sur sa monture, imitant l’expression froide et vide de son père. Il eut cependant du mal à cacher son soulagement quand les portes de Herval apparurent enfin. Le stress monta dans sa gorge tandis qu’ils traversaient la ville et que le château royal approchait. Il ne devait pas décevoir son père. Son avenir dépendait de cette rencontre.

Étonnamment, l’intérieur du palais était très sobre. Assez froid. Seules quelques tapisseries accrochées aux murs venaient réchauffer les lieux. Zamariah III ne les accueillit pas dans la salle du trône, mais directement dans ses appartements privés ; preuve du lien étroit qui l’unissait à Lord Antarès. L’endroit était déjà plus personnel et intime. Quelques tableaux décoraient la pièce circulaire. Au centre, des fauteuils et canapés de velours rouge formaient un cercle autour d’une large table basse. Le sol de dalles était caché sous des tapis et un feu ronflait généreusement dans une immense cheminée de marbre. Le roi d’Eminghal leur faisait face, assis dans l’un des fauteuils. Quand il les vit apparaître, il leur fit un signe de la main. Lord Antarès referma soigneusement la porte et alla s’installer près de son souverain. D’une poussée dans le dos, il intimida à son fils de se placer devant Zamariah III.

Cyaxare baissa la tête, autant par respect que pour cacher sa déception. Il s’attendait à une personne exceptionnelle et impressionnante. Comme son père, voir plus. Après tout, il s’agissait d’un roi. Mais il se retrouvait face à un homme petit et maigre au visage marqué par la petite vérole. Un roi tombait-il malade ? N’était-il donc pas au dessus de tout cela ? Zamariah III lui paraissait bien ordinaire soudain.

« Cyaxare, c’est bien cela ? commença le roi d’une voix enraillée. Tu ressembles beaucoup à ton père. »

Incertain, le garçon jeta un coup d’œil à celui-ci. Lord Antarès émit un faible mouvement de tête. L’enfant fit alors une brève révérence avant de répondre.

« C’est un grand honneur de vous rencontrer, Votre Majesté. »

Il déglutit légèrement, ne sachant quoi ajouter. Il n’avait jamais eu à parler aux étrangers. Son père avait mis la barre haute en commençant directement avec le souverain du pays. Au prix de grands efforts, le garçon conserva son masque de neutralité. C’était plus dur qu’il ne l’aurait cru. Mais faiblir jetterait l’opprobre sur son nom et cela il ne pouvait le permettre.

Le reste de l’entretien se détourna rapidement de l’enfant. Le roi prit des nouvelles de son apprentissage données avec fierté par Lord Antarès. Puis ensuite, les deux hommes parlèrent de guerre et de politique. Cyaxare n’y comprit pas tout et il n’essaya pas. Il se doutait que cela ne devait pas le concerner. Pour le moment. Mais aujourd’hui, il ne se sentait vraiment pas à sa place. Il regrettait de ne pas être chez lui avec sa sœur. Il savait qu’ensuite son père devait l’emmener dans une caserne militaire où il ferait ses classes. Il ne rentrerait pas chez lui. Myriem lui manquait déjà. La séparation serait difficile. Dire au revoir à sa mère avait été aisé. Lady Nightingal s’était toujours montrée froide et distante comme son mari, mais n’attirait pas l’admiration de son fils comme le faisait Lord Antarès. Avec Myriem, cette scène s’était transformée en torrents de larmes pour la fillette. L’aîné avait retenu de justesse les siennes. Un homme, ça ne pleurait pas. Cependant, était-il déjà un homme ou encore un enfant ? Son père lui disait que l’armée ferait de lui un homme et qu’il n’avait plus à se comporter comme un enfant. Pour Cyaxare, il ne faisait aucun doute que son père eut raison. Bien qu’il ne comprenait pas comment il devait se considérer, alors qu’il venait de quitter le foyer familial pour plusieurs années. Quand il avait demandé combien de temps les classes allaient durer, Lord Antarès avait sèchement répondu « Le temps qu’il faudra. ». Le garçon se sentait assez perdu, mais n’osait l’admettre et demander plus. Il s’agissait d’une épreuve et il devait la passer pour devenir un homme.

Les deux adultes avaient fini par ignorer l’enfant et leur principal souci prit le pas sur la conversation. La rébellion de Sutherland et les territoires perdus. Ils firent un point rapide sur les nobles qui s’étaient rangés derrière la bannière du traître. Leur nombre ne diminuait pas et deux nouveaux barons avaient tourné le dos au roi. Lord Antarès grimaça de colère à cette nouvelle.

« J’ai fait envoyer Lord Ascagne au siège de Callag. » informa t-il son souverain.

Zamariah III approuva ce geste de la tête. Callag était une ville commerçante située au sud du pays, près des Montagnes Rouges qui formaient la frontière avec La Mesrie. Elle avait fait parti des premières cités à se soulever contre l’autorité du roi pour suivre Lord Valerius. Un siège était en place depuis deux semaines. Callag ne cédait pas et semblait avoir de grandes réserves pour tenir longtemps. Lord Ascagne était connu pour son talent militaire incontestable et sa vivacité d’esprit. Il fallait espérer qu’il trouve rapidement un moyen de percer les murs de la ville rebelle.

« J’ai ouïe dire que Valerius était entré en contact avec le clan Dras à Sidhàn, hasarda le roi.

– Fadaises ! clama fermement Antarès. Toutes les frontières sont étroitement surveillées. La seule que nous ne contrôlons pas tout à fait est au sud. Vers Callag bien entendu. Mais seuls les fous passeraient par les Montagnes Rouges. Quant au Lac Harz, nul ne pourrait y passer sans que je ne le saches. Soyez en assuré, votre Majesté. »

Le Lac Harz avait toujours été surveillé par le Royaume d’Eminghal. Leurs voisins du nord, les terribles clans sidhànéens, semblaient guetter la moindre faiblesse au-delà de ce lac noir et profond. Le clan Dras était le plus redouté. Deux siècles auparavant, il avait pris le contrôle du sud de Sidhàn et de ses accès au lac Harz. Il avait tenté à plusieurs reprises d’agrandir ses terres en empiétant sur celles d’Eminghal. Le royaume avait tenu bon et repoussé ses tentatives. Voilà, presque cent ans que le clan Dras se faisait oublier. Mais Zamariah III, tout comme son conseiller, savait le caractère conquérant et avide de leurs voisins. Lord Nightingal avait très tôt craint que la matriarche des Mac Dras, Dame Charleza, ne profite des troubles pour refaire quelques tentatives. Ou pire, ne fasse alliance avec le traître Sutherland. Il avait donc renforcé les barrages et surveillances. Un oiseau ne pouvait franchir la frontière sans qu’il ne soit au courant.

« De plus, poursuivit Lord Antarès, plusieurs de mes espions m’ont informé que Sutherland se déplaçait vers l’est. Pour quelle raison, nous l’ignorons encore. Peut-être cherche t-il à soulever Dorianas contre nous et les Lords des Sables. Quant à une alliance avec l’étranger, de ce côté, il n’y a rien d’autre que quelques nomades sans importance.

– Nous ne connaissons que trop mal les autres pays pour qualifier qui que soit de sans importance, marmonna Zamariah III en fronçant les sourcils. Si vous savez où se trouve Valerius, pourquoi ne l’arrêtez-vous pas ?

– Si seulement c’était si simple ! Il possède une garde rapprochée importante. Il me faudrait déplacer des troupes. Il ferait de même de son côté et cela finirait en boucherie durant laquelle il parviendrait encore à fuir. Comme lors des trois autres tentatives. »

Le roi grimaça à ce souvenir. Les défaites avaient été cuisantes et coûteuses en hommes. Malgré les pièges et attaques franches qu’il avait subi, son cousin parvenait toujours à se démener et à s’échapper. À croire que cet homme était sorcier. De toute évidence, il possédait beaucoup plus d’alliés qu’ils n’en avaient dénombré et trouvait refuge chez eux. Mais comment savoir qui parmi ses sujets lui restait encore loyal ? Zamariah III sentait sa couronne lui échapper davantage des mains chaque jour. Avec les dizaines de milliers de soldats qui quadrillaient le territoire s’en était malheureux. Comment en étaient-ils arrivés à une telle situation ? Sa famille possédait le pouvoir depuis presque vingt générations et n’avaient jamais subi de contestation. Pourquoi cela lui arrivait-il à lui ? Que s’était-il donc passé dans l’esprit de Valerius pour le trahir ainsi et si aisément ? Et avec quelle facilité, il retournait les nobles et la population contre lui ! Il suffisait de voir avec quelle ardeur Callag lui résistait. Il craignait que Dorianas soit la suivante. Il savait qu’Antarès avait envoyé des émissaires auprès du seigneur local, un certain Lord Théoxane. Pour le moment, ils n’avaient pas encore reçu de retour. Il fallait avouer que plusieurs semaines de voyage à cheval séparaient Herval de Dorianas. C’était également pour cette raison que le roi ne connaissait pas les Lords des Sables. Ces grands seigneurs qui régnaient sur la frontière Est de son royaume. En dehors des grands événements tels que les couronnements, mariages ou décès, ils ne se déplaçaient jamais à la capitale. D’après ce qu’Antarès avait pu apprendre, Lord Théoxane était encore jeune et avait hérité de son titre seulement quelques mois auparavant. Impossible de savoir quoi que ce soit sur sa personne ou son caractère. Serait-il impressionnable face à Valerius ? Ou avait-il assez de force pour lui faire face ? Cette inconnue était insupportable.

Face à une telle crise, Zamariah III était seul. Il ne possédait aucun allié hors de ses frontières. Depuis des siècles – il lui semblait toujours – Eminghal était hermétiquement clos au reste du monde. Sa configuration géographique aidait. À l’Ouest était la mer, au Nord le profond et immense lac Harz, au Sud les terribles et hautes Montagnes Rouges et enfin à l’Est les déserts. Le royaume n’était en contact direct avec aucun autre pays. Et cela arrangeait bien ses affaires. Ses habitants étant très mauvais navigateurs et craintifs face à l’océan, il ne possédait pas de port. Seuls quelques villages de pêcheurs avaient été bâti non loin des côtes. Économiquement, le pays se suffisait à lui-même. Rien ne rentrait et rien n’en sortait. Les terres étaient riches et fertiles. Les disettes se faisaient rares et de nombreux fleuves et rivières arrosaient les terres. L’Est demeurait plus sec que le reste du pays de par sa proximité avec les déserts d’Ædan. Herval y envoyait régulièrement des surplus nourritures et les Lords des Sables possédaient suffisamment d’or pour acheter ce qui leur manquaient aux autres régions. Un royaume fermé certes, mais prospère et stable. Jusqu’à aujourd’hui. Zamariah III ne supporterait jamais l’idée que son règne soit marqué par cette tache unique dans l’histoire d’Eminghal.

« Mon ami, reprit d’un ton absent le roi, savez-vous pourquoi Eminghal demeure encore aujourd’hui fermé ?

–Le pays est prospère. Je ne me suis jamais demandé pourquoi aucun changement n’avait lieu. D’ailleurs, il n’y a pas lieu d’être.

– Sidhàn s’est développé de façon bien particulière et semble avoir lancé comme une mode sur le Golfe d’Urian. La piraterie. Notre peur de la mer n’est pas sans fondement. Nous sommes protégés de cette menace par l’absence de port sur nos côtes. Cependant, si nous nous ouvrons, il nous faudra naviguer et alors attirer leurs convoitises. Sans compter celles de la Fédération d’Urian ou simplement de nos voisins. Ils nous considèrent attardés, renfermés et pauvres. Qu’ils le pensent encore longtemps et notre pays ne connaîtra pas la guerre. Mais avons-nous mis trop d’ardeur à nous protéger de l’extérieur pour ne pas voir le serpent que nous nourrissions à l’intérieur ? À présent, il nous a frappés et nous sommes si peu habitués à la guerre que nous sommes en train de la perdre malgré notre position de force. »

Comme outré par ce défaitisme, Lord Antarès se redressa si vite qu’il fit sursauter Cyaxare. L’enfant rougit avant de se reprendre. Mais aucun de deux hommes ne lui avait porté la moindre attention.

« Majesté ! le réprimanda son conseiller. Nous ne perdons pas. Ce n’est qu’une question de temps avant de pouvoir abattre Sutherland.

– Et lorsque nous l’aurons attrapé, ricana Zamariah III en portant la main à son front et s’y appuyant, que ferons ceux qui l’ont suivi ? Rentreront-ils tranquillement chez eux ou poursuivront-ils la lutte ? Valerius n’est pas seul et chaque jour il se fait de nouveaux amis. Et moi, je ne cesse d’en perdre.

– Ce ne sont que des lâches, des traîtres. Des vauriens ! Ce n’est pas avec ce genre d’hommes qu’on remporte quelque victoire. Ils ont trahi une fois, ils peuvent le refaire plus aisément encore. Ils suivent comme des moutons la force du vent et celui-ci tournera bien assez tôt en faveur de la justice. Vous êtes le souverain légitime de ce pays. Vous ne pouvez pas perdre ! Les dieux ne le permettront jamais. Chacun subira le courroux du ciel et Valerius Sutherland davantage que ses chiens. »

Zamariah III sourit devant de tels propos. Si seulement les dieux se plaisaient davantage à faire justice à la place des hommes, le monde serait si simple. Mais les dieux se riaient bien des fourmis insignifiantes qu’ils avaient crée et se moquaient de les voir se débattre et prier. Seule la force comptait et Valerius semblait en gagner de plus en plus et lui faiblissait. L’issue de cette guerre civile lui paraissait bien claire. Mais parfois, quand il était à côté d’Antarès Nightingal, cette force de la nature qui ne semblait jamais plier, il se surprenait à reprendre espoir. Comment faisait-il pour ne jamais douter et ne jamais faiblir devant l’adversité ? Peut-être aurait-il mieux valu que ce soit lui le roi plutôt que Zamariah III. Un homme puissant et inébranlable, voilà bien ce qu’Eminghal méritait au lieu de cette chose pâle et trop sèche pour soulever une épée. Sans se départir de son sourire, le roi se pencha vers le garçon à la tignasse brune qui n’avait pas bougé depuis le début de l’entretien.

« Cyaxare, ton père est un homme exceptionnel, lui confia t-il. Je ne doute pas une seconde qu’un jour il en soit de même pour toi. »

**

Des jours qui suivirent cette conversation, Cyaxare eut du mal à en garder des souvenirs. À peine eurent-ils quittés les appartements royaux que son père l’emmena dans une caserne à l’extérieur de Herval. Le Capitaine Hornigton les attendait, droit et fier dans son armure rutilante. Lord Antarès ne perdit guère de temps en embrassades. Il conseilla vivement à son fils unique de faire honneur aux Nightingal et d’obéir consciencieusement au capitaine. En moins de cinq minutes, il était reparti, l’esprit certainement occupé par la guerre civile.

Les classes à Eminghal durait deux ans. À quatorze ans, Cyaxare pourrait enfin servir son pays, l’épée à la main. À ce moment-là, son père déciderait s’il serait prêt à le seconder pour apprendre davantage la tâche qui lui incomberait à sa mort. Mais cela était encore loin. Tout ce que Cyaxare comprenait, c’était qu’il passerait deux années loin du château des Nightingal sans voir sa petite sœur, Myriem. La fillette de neuf ans avait pleuré des jours entiers avant le départ de son frère. Cyaxare avait gardé ses larmes à l’intérieur. Un homme ne devait pas pleurer et encore moins un Nightingal. Les deux enfants s’étaient promis de s’écrire, mais plus rien ne serait à nouveau comme avant.

Alors que Cyaxare grandissait derrière les murs de la caserne, la guerre se poursuivait. Callag tomba enfin après près de quatre mois de siège. Son enceinte fut abattue, la laissant sans défense et Lord Ascagne en devint le nouveau seigneur. On aurait pu croire que la chute de sa principale place forte aurait ébranlé Lord Sutherland. Mais le rebelle ne se laissa pas abattre. Ses actions se concentrèrent sur l’Est. Comme le craignait le roi, Dorianas et le jeune Lord Théoxane embrassèrent sa lutte.

Les jours sombres ne paraissaient pas vouloir quitter l’avenir d’Emighal. La guerre s’étira. Chaque camp gagnait et perdait à son tour. Un immobilisme épuisant et décourageant envahissait les rangs des soldats. Jamais le futur eut paru aussi incertain qu’en ces années troublées. Zamariah III s’épuisait. Ni Valerius ni Antarès ne voulait abandonner et chacun rongeait son frein et sa haine envers l’autre.

Cyaxare ne sut pas grand-chose de la guerre, cloîtré comme il était. Seules de vagues rumeurs lui parvinrent. Et ce fut avec une certaine angoisse qu’il voyait les années défiler, le rapprochant de son rôle d’héritier des Nightingal et de défenseur du trône. À quatorze ans – avec l’autorisation de Lord Antarès, il fut envoyé sur son premier champ de bataille. Il n’oublierait jamais les plaines desséchées de l’Est, ni son sable inondé de sang. Mais étrangement ce n’était pas avec horreur. Mais avec l’impatience de croiser à nouveau le fer. Il était doué au combat. Très doué. Le Capitaine Hornigton n’avait de cesse de chanter ses louanges. Excellent cavalier, bon archet et redoutable escrimeur. Le garçon incertain était devenu un jeune homme fort et grand. Une machine à tuer dans une bataille. Il n’y avait pas à douter qu’il monterait vite les échelons avec ses connaissances stratégiques et son ascendance. Car bien entendu ni le roi ni son père ne comptait le laisser longtemps en tant que simple soldat. Il fut rapidement envoyé dans une école d’officiers. Ayant plus de liberté, Cyaxare put retrouver Myriem et sa mère. Il revit Lord Antarès qui s’occupa d’approfondir son éducation politique. Il se devait de terminer la formation de Cyaxare le plus vite possible. La guerre dévorait le Royaume d’Eminghal. Il devait assurer les arrières du roi en cas de malheur. Et il eut raison. Antarès Nightingal mourut assassiné. Son fils hérita de son titre et de ses terres, ainsi que d’une partie de ses fonctions. Cyaxare avait dix-sept ans.

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