Notes d’auteur : Je suis affreusement désolée pour le retard horriblement long. Mais entre le manque de temps et d’inspiration, j’ai pas réussi à écrire plus vite ce chapitre. Il y a eu aussi beaucoup de changements.
J’ai réorganisé complètement toute la série et réécrit plusieurs fois ce chapitre. À l’origine, c’était deux chapitres que j’ai finalement réuni en un seul. Concernant, les changements, il n’y aura plus six mais quatre tomes. Certains tomes me semblaient trop légers par rapport à d’autres et j’ai tout refait mes plans pour équilibrer tout ça. Ce premier tome aura finalement trois actes au lieu de deux puisqu’une partie de l’ancien tome 2 y sera intégré. Mais il y aura moins de chapitres, puisque la plupart rassembleront deux chapitres au lieu d’un comme celui-ci.
Mais maintenant, j’ai repris un bon rythme d’écriture et les chapitre seront à nouveau postés régulièrement, une fois toutes les deux semaines.
Encore désolée pour le temps d’attente et je vous souhaite une bonne lecture !
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L’hiver s’installe dans le nord. Les tempêtes sont régulières et agressives. Fort heureusement, j’ai un équipage d’excellents marins qui viennent de ces eaux-là. C’est assez aisément que nous traversons les mers déchaînées. Sidhàn n’est plus qu’à deux ou trois jours de navigation. Quand le temps est calme et clair on peut apercevoir l’ombre de ses immenses falaises à l’horizon.

Les hommes travaillent l’esprit joyeux. Voilà des mois qu’ils n’ont pas revu leurs terres et leurs familles. Rentrer au pays signifiait les retrouver, la répartition du butin et un repos bien mérité. Mac Alistair n’a même pas besoin d’élever la voix pour établir l’ordre. Je souris à cet état de fait. Il est rare de voir un équipage pirate aussi discipliné et calme. Il était sûrement plus que temps qu’on rentre. Je crois qu’à moi aussi revenir chez moi me fera du bien. J’ai encore de gros coups de fatigues dus à ma période de maladie. Je déteste ces moments où je me retrouve obligé de m’enfermer dans ma cabine alors que mes hommes s’épuisent au travail. Mais je refuse d’autant plus qu’ils me voient en état de faiblesse. Encore.

D’un commun accord, durant les premiers jours du voyage, Bellick a été jeté à la mer pour son incompétence. C’était le vieux guérisseur cupide auquel Liam avait pris le remède qui aurait dû être à bord en vérité. Il n’y aura aucune conséquence de ce geste. Bellick ne faisait pas parti du clan et personne ne lui connaît de famille. Au moins, je n’aurai pas à me justifier ni à payer de dédommagements. Je ne me suis pas montré trop cruel. L’équipage l’a jeté en vie non loin des côtes. Il a dû les atteindre sans trop de mal. Ce n’était pas tant pour le tuer qu’on l’a mit au bout de la planche, mais plus pour l’humilier et lui faire comprendre ne plus jamais croiser notre chemin. Ainsi que pour le côté « traditionnel » et distrayant. L’épidémie est derrière nous et nous espérons bien qu’elle ne reviendra pas.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre XVI : Le Chant des Wendigos

Le décors autour du fleuve se résumait au gris et au blanc. Le gris du ciel ; parfois noirs, et les ombres décharnées des arbres et des rochers recouverts de neige. Le blanc de la neige et du givre. Le blanc du vent froid qui soufflait et emportait tout. Le Marioska avançait lentement et prudemment le long du fleuve. La glace craquait et se fissurait, lui laissait le passage dans un grondement sinistre. Impressionné, Lorcas observait le phénomène, penché à la proue du bateau. Contrairement à son voyage en mer, il n’était pas malade cette fois. L’eau ne bougeait pas et ne secouait pas le brise-glace par conséquence. Ses mains se crispèrent sur la rambarde instinctivement quand la glace se fendait en imitant le tonnerre. Le son l’inquiétait malgré tout. Les blocs de glace flottaient lourdement aux côté du Marioska. Ils paraissaient particulièrement épais ; d’où le fait que l’avancée s’en retrouvait considérablement ralentie. Le garçon se demanda combien de temps il leur faudrait pour atteindre Lüpangrev. Commençant à se sentir un peu trop appelé par le vide, Lorcas se redressa. Il eut un peu de mal à décoller ses gants de la rambarde métallique. Les contours du bateau semblaient geler sous les assauts du vent. Le brise-glace était construit et équipé pour supporter un tel climat voulait se rassurer Lorcas. Mais il ne put s’empêcher de sentir son cœur battre plus vite à cette constatation. Il faisait de plus en plus froid et le jour diminuait tellement qu’il perdait la notion du temps et se croyait sans cesse la nuit. Il se demanda depuis combien de temps il avait quitté Coerleg. L’hiver avait-il commencé ou n’en voyait-il encore que les prémisses ? Quelle que soit la réponse il doutait qu’elle soit rassurante. Il s’éloigna finalement de la proue pour revenir à l’intérieur avant de geler sur place. Seuls quelques marins au travail sortaient sur le pont. Évidemment, Balram n’avait pas daigné mettre un orteil dehors depuis le début de la traversée. Et aider aux cuisines lui convenait très bien puisqu’il demeurait proche des fourneaux.

Le pirate pelait efficacement des pommes de terre. Il travaillait rapidement et mécaniquement. Il ignorait combien de légumes il avait bien pu éplucher durant sa vie. Quand il était mousse sur le bateau pirate de son père, c’était l’une de ses principales corvées. Les doigts glissants d’amidon, il lâcha son tubercule dans le panier prévu à cet effet. Il leva brièvement les yeux vers la silhouette épaisse du maître coq. Malgré le froid qui régnait dehors, la cuisine se révélait être une véritable fournaise. Le cuistot et son apprenti étaient en sueur. Plusieurs fois par jour, ils devaient sortir prendre un bol d’air frais sur le pont. Balram supportait sans soucis la température élevée. C’était l’inverse auquel il n’était pas habitué. Son chef temporaire n’avait pas eu à se plaindre de son travail. Il paraissait amplement satisfait, mais ne disait rien. Le pirate connaissait suffisamment le milieu marin pour savoir que c’était bon signe. C’était quand le supérieur venait parler à son subalterne que quelque chose n’allait pas. Il poursuivit son travail en silence.

À part le capitaine, personne ne semblait parler la langue de la Fédération sur le Marioska. Balram n’avait pas non plus cherché à créer des liens ou même à communiquer plus que nécessaire avec l’équipage ou les autres passagers. Il partageait une minuscule cabine à l’arrière du bateau avec Lorcas. Le gamin avait l’air d’avoir passé l’éponge sur le vol dans la caravane et se montrait aussi collant et bavard qu’avant. En vérité, ses heures de corvée équivalaient à un repos pour Balram que les conversations épuisaient. Des bruits de pas puis la porte qui s’ouvrait et ses vacances se terminèrent. Lorcas, les joues rougies de froid et les cheveux plein de neige, s’affala à côté de lui. En grimaçant, Balram s’écarta pour ne pas être touché par ses vêtements humides et glacés.

« Vous devriez sortir respirer un peu d’air frais de temps en temps, soutint le gamin en s’ébrouant comme un chien.

– Pas question, je tiens à garder tous mes doigts. » riposta Balram à voix basse.

La pièce était petite et fermée. Chaque son résonnait et donnait l’impression d’être un vacarme énorme. Balram avait pris l’habitue de chuchoter dans ces lieux. Ce qui n’empêchait pas chacun de ses mots d’être parfaitement audibles pour tous.

Le navire avançait lentement et le voyage se montrait monotone. Les marins qui aimaient la musique n’avaient pas vraiment le temps ou la place de jouer. L’hiver était tombé sur Birenze et les intempéries empêchaient de baisser la garde. On somnolait une heure ou deux de temps à autre plus qu’on ne dormait. Les vents soufflaient forts et étaient traîtres. Quant au soleil, il avait presque entièrement disparu. Il faisait de discrètes apparitions entre midi et quatorze heures. Le reste du temps c’était la nuit qui veillait. Balram et Lorcas se sentaient complètement perdus et ne savaient plus dire quand c’était la nuit ou le jour, ni la date. À présent, le garçon comprenait ce qu’Aslak avait voulu dire par la nuit qui tombait.

Il y avait peu de passagers avec eux. Lorcas avait repéré une famille, un homme à l’allure stricte et quelques pauvres qui semblaient vouloir quitter le centre du pays pour trouver du travail comme pêcheurs. À moins qu’ils ne désiraient quitter le continent. Lorcas avait remarqué durant ses cours que la majorité des pirates venaient de Birenze ou de Sidhàn. Pour ce dernier pays, ce n’était guère étonnant. Mais l’adolescent s’était enquis de la présence si fortes d’hommes du nord dans les rangs des écumeurs. La dureté du climat et les nombreuses famines qui avaient dévasté Krichnoff et Vovna quelques années auparavant avaient poussé les birenziens à prendre la mer. Par ailleurs, beaucoup de capitaines aimaient prendre ces gens-là à bord, car les armateurs birenziens étaient réputés pour être parmi les meilleurs. De plus, ils avaient l’habitude des conditions extrêmes, se montraient solides et travailleurs. Lorcas ne pouvait s’empêcher de se demander combien de personnes parmi les pirates avaient opté pour le crime par désespoir. Ses pensées le ramenèrent vers Balram et son obscur passé. Avait-il seulement eu le choix de la vie qu’il menait ?

Un jour, impatient, Balram quitta l’étroitesse de sa cabine, non pas pour l’étouffante chaleur des cuisines, mais pour rejoindre le capitaine. Il voulait savoir où ils en étaient et combien de temps navigueraient-ils encore. Heivelten lui indiqua un point au milieu du désert de glace. Ils semblaient se rapprocher de la moitié. Pourquoi ce pays était-il aussi immense ? Avaient-ils donc vraiment besoin de tant de place ? Surtout que trois-quart de Drashlendra était inhabitable. Les épaules étroitement enveloppée dans sa cape maigrelette, il se hâta à retrouver les entrailles du Marioska. Il plissa des yeux en traversant le pont afin de les protéger du vent qui les faisait pleurer. Il bouscula au passage un homme patibulaire qu’il n’avait pu voir. Sans s’excuser, il passa son chemin. Mais l’homme le retint par le bras.

« Dites, jeune homme, vous pourriez avoir la décence de vous excuser. » exigea t-il d’une voix tranchante renforcée par son accent birenzien.

Le capuchon de Balram glissa et ses cheveux s’agitèrent sous la brise. Il grimaça, contrarié. Il finit par lâcher un pardon du bout des lèvres. Cela ne parut guère plaire à son interlocuteur qui le relâcha malgré tout et poursuivit sa route. Non sans se retourner à un moment, les sourcils froncés. Mais finalement, il laissa partir le pirate.Quand il arriva à leur cabine, Lorcas était allongé au travers de son matelas.

« Vous avez toujours tous vos doigts ? » demanda t-il ironiquement.

Un regard noir le défendit d’insister. Lorcas avait bien remarqué que son compagnon de route était imperméable à toute forme d’humour, mais il ne pouvait s’empêcher d’en faire. Il fallait avouer que sa mine renfrognée et ses grimaces l’incitaient à poursuivre.

Le pirate grelottait encore de sa courte excursion. Balram n’était pas seulement frileux, il avait du mal à se réchauffer également. Il pouvait rester à trembler encore plus d’une demi-heure ainsi. Pris de pitié, Lorcas lui jeta une couverture sur les épaules. Il ne manquait plus qu’il tombe malade. Il fallait avouer qu’il y avait une grosse différence de température entre l’intérieur et l’extérieur du bateau. Il n’y avait pas que les cuisines qui chauffaient. À divers endroit stratégiques, l’équipage conservait des braseros allumés autant pour éclairer que pour chauffer le bâtiment. Lorcas se demandait si une telle concentration de feu ne chauffait pas la coque. Mais elle ne montrait aucune faiblesse ni fêlure. Peut-être était-elle trop épaisse pour que la chaleur de l’intérieur et le froid de l’extérieur ne s’affrontent.

Maintenant que le pirate grelottait moins, Lorcas se leva et déclara que c’était l’heure du repas. Les collations étaient réglées comme du papier à musique sur le Marioska. Chaque groupe de marins avec ses quarts et ses repos soigneusement organisés afin que le bateau ne soit jamais en arrêt ou en roue libre. Les passagers avaient également une heure précise pour manger et les retardataires devaient se serrer la ceinture jusqu’au prochain repas. Balram se résigna à abandonner la couverture sur le lit de fortune et suivit Lorcas dans le dédale de couloirs. La famille de passagers les dépassa avec ses gosses braillards non loin de la coquetterie. La vivacité des enfants fit lever un sourcil à Balram. Lorcas avait vite remarqué que lorsqu’il était question d’enfants et surtout de famille, le masque misanthrope de son compagnon se renforçait. Le garçon comprenait cependant qu’il était inutile de poser des questions sur l’origine de son dégoût de la cellule familiale.

Juste à côté de la porte, Balram s’arrêta soudain. Lorcas, n’ayant nullement anticipé, lui rentra dedans. Il s’apprêtait à demander pourquoi il n’avançait plus quand le pirate lui fit de se taire et d’écouter. Intrigué, l’adolescent obéit. À côté des voix d’enfants, deux autres parlaient, certainement non loin de l’entrée. C’était deux hommes. Leurs voix ressortaient car ils parlaient dans la langue commune de la Fédération. Lorcas reconnut Heivelten parmi eux. L’autre lui était inconnu. Le visage de Balram était fermé et concentré. Le deuxième homme avait une voix rocailleuse et autoritaire.

« Rassemblez vos hommes, disait-il au capitaine. Il faut qu’ils soient tous au courant pour mieux le coincer. Ce genre de criminel a un don pour vous faufiler entre les doigts. »

L’attention de Lorcas fut happée par le mot criminel. Qui était cet homme et de quoi parlait-il ?

« Vous êtes certain de que vous dites ? questionna Heivelten. Il ne m’a pas causé d’ennuis depuis qu’il est à bord. Il travaille bien et se montre calme et ponctuel. Il est plutôt taciturne, certes… »

Un doute horrible envahit l’esprit du jeune coerlège. Ses yeux glissèrent vers Balram dont les jambes tendues indiquaient qu’il était prêt à fuir.

« Ils savent se faire discrets quand ils veulent, renchérit la première voix. Je sais de quoi je parle, capitaine. Cela fait douze ans que je suis dans l’Armada.

– Vous êtes sûr qu’il s’agit bien d’un pirate ?

– Vous voulez voir son avis de recherche ? Elkano est également un assassin et un être cruel. »

Il ne fallut pas plus pour que Balram face demi-tour et se précipite vers leur cabine. Le cerveau embrumé par l’inquiétude, Lorcas lui emboîta le pas. Ils n’avaient vraiment pas de chance. Un bateau perdu au milieu de Drashlendra et il fallait qu’ils tombent pile sur un soldat – voir un officier au vu de son autorité – de l’Armada qui se promenait avec l’avis de recherche de Balram en poche. Il se demanda si ce genre de dénonciations lui arrivait souvent. Ce devait être tellement épuisant et terrible de fuir toujours avec cette angoisse au ventre d’être retrouvé. L’adolescent craignait bien cette habitude car le pirate rassembla leurs affaires en un temps record et balança son sac sur l’épaule avant de lui passer sous le nez. Lorcas n’avait même pas eu le temps de rentrer également. Il le suivit, le souffle court. Le pirate ne courrait pas, mais marchait à la hâte avec de longues enjambées. Il avait des jambes plus courtes que Lorcas, mais il distançait avec aisance l’adolescent. Ses yeux voyageaient de gauche à droite très rapidement tandis qu’il avançait. De toute évidence, il guettait l’arrivée des matelots. Combien de temps Heivelten allait-il mettre à les faire rechercher ? Lorcas se demanda soudain si l’officier de l’Armada était au courant de sa présence. Valenc avait-il envoyé un message à propos de leur jeune recrue enlevée ? Si Balram était attrapé, serait-il jeté en prison avec lui comme pirate ? Son uniforme était tâché et caché sous son épaisse cape. Il ignorait si le costume était encore reconnaissable. Et même, on pourrait toujours l’accuser de l’avoir volé.

Balram tournait et marchait sans hésitation. Il semblait parfaitement savoir où aller. Lorcas le soupçonnait d’avoir fait le tour du bateau et d’avoir préparé sa fuite au cas où. La chaleur s’intensifiait. Le garçon sentait un filet de sueur couler le long de son dos. Ils devaient se rapprocher de la salle des machines. Où allait le pirate ? Il aurait dû monter sur le pont et voler un canot de sauvetage pour fuir. Lorcas avait l’impression qu’il s’enfonçait davantage dans les entrailles du Marioska et s’éloignait du salut. Les rumeurs des matelots travaillant leur parvinrent. Le pirate se jetait-il dans les bras de l’ennemi ? Lorcas tenta de se calmer, mais il ne pouvait empêcher ses pas de ralentir mettant de la distance avec Balram. Il y avait aucune chance pour que l’équipage ; surtout aussi isolé que dans la salle des machines, ne soit déjà au courant pour Balram.

« Bouge-toi ! » lui lança ce dernier sans se retourner.

Comme le soupçonnait Lorcas, ils arrivèrent à la salle des machines. La chaleur s’y trouvait étouffante, lourde et bouillante. Pour faire avancer le lourd brise-glace, les marins utilisaient du charbon, le même pour remplir les braseros et faire la cuisine. Lorcas fut extrêmement surpris quand il entra dans le ventre du Marioska. Il pensait se retrouver face à un navire semblable à ceux de Chalice avec des hélices à l’arrière, mais pas seulement. La salle était envahie par une immense roue en bois semblable à celles des moulins à eau. Grâce aux mouvements du fleuve, ils faisaient tourner la roue et avancer le bateau. En vérité, le charbon seul n’était pas assez puissant pour faire avancer le navire et briser la glace en même temps. Il avait besoin d’une assistance. Un horrible soupçon hanta l’esprit de l’adolescent. Par où Balram comptait fuir ? Il n’allait tout de même pas s’agripper à la roue pour passer sous le bateau et donc dans l’eau. Ce serait du suicide. Visiblement lassé des introspections de son compagnon, Balram le saisit par la manche et l’entraîna de force avec lui.

Plusieurs matelots s’arrêtèrent pour les regarder passer à travers les fumées de vapeur. L’un d’entre eux qui devait être le chef les appela et leur ordonna de s’arrêter. Évidemment, le pirate ne ralentit pas sa course. Ils atteignirent le fond. La paroi s’arquait prouvant que seule la coque les séparait du dehors. Balram s’agenouilla et tripota quelque chose. Il semblait toujours aussi confiant. Quand avait-il fait ses repérages ? Certainement en pleine nuit pendant que Lorcas dormait. Un grincement métallique retentit et une trappe s’ouvrit. Sous eux, le fleuve grondait. Mais la glace demeurait intacte et épaisse sur les côtés du bateau. Les matelots se servaient certainement de cette ouverture pour jeter discrètement les ordures ou atteindre certaines parties de la coque pour une réparation superficielle.

« On va passer par là ? s’étonna Lorcas

– Par où voudrais-tu sinon ? »

Lorcas ouvrit et ferma la bouche sans un son, tel un poisson. Sauter du pont était trop dangereux. Et maintenant qu’il y pensait, le pont serait le premier endroit quadrillé par Heivelten et l’officier de l’Armada.

« Accroche-toi bien à la coque et vise la banquise. » conseilla Balram avant de se préparer à se glisser par la trappe.

Ses doigts agrippèrent le bord de la trappe. C’était froid et chaud à fois, métallique, légèrement tranchant. Il privilégia les jointures recouvertes par ses mitaines pour s’accrocher. La trappe était suffisamment large pour faire passer un grand birenzien au mieux de sa forme. Balram passa sans soucis. Il était certain qu’en forçant un peu, Lorcas et lui auraient pu passer en même temps. Mais ils auraient manqué d’amplitude pour s’y glisser sans soucis et viser la glace. Ses bottes frôlèrent l’eau glaciale. Les embruns lui donnèrent le frisson. Il serra les dents en pensant qu’il quittait sans retour possible la chaleur et le confort du Marioska. Il tendit les jambes vers la banquise. Il pourrait l’atteindre. Ses épaules et son abdomen grognaient de souffrance sous l’effort. Il était tendu comme un arc. Ignorant la douleur qui s’insinuait dans ses doigts martyrisés, il commença un mouvement de balancier pour se donner de l’élan. Quand il se sentit prêt, il visa et lâcha la coque. Avec dureté, il atterrit sur la glace. Il se sentit glisser sur une certaine distance. Le froid mordait désagréablement sa peau. En soufflant bruyamment, il s’arrêta enfin. Il reposa sa tête sur la glace qui n’avait pas eu une seule fissure. Un cri suivi d’un bruit sourd de chute près de lui l’informèrent que Lorcas avait réussi à éviter l’eau lui aussi en quittant le brise-glace. Il tourna légèrement la tête et vit le gamin qui tentait de se relever en gémissant. Il ne parvint qu’à retomber en glissant lamentablement. Balram esquissa un sourire, ils étaient sortis du Marioska. Mais pas d’affaire. Il fallait s’éloigner le plus vite possible avant que Heivelten ne soit informé de leur fuite.

Malgré la douleur de la chute qui affectait encore ses os, il se redressa. Il patina un moment avant de parvenir à tenir debout. Il se consola en constatant que Lorcas avait autant de mal que lui à demeurer debout. Balram balaya rapidement les environs du regard. Le Marioska s’éloignait lentement en crachant sa fumée noire, accompagné des crissements de la glace se fendant. Autour tout était blanc. Même le ciel. Neige et glace se fondaient avec les nuages. Ils avaient de la chance car ils avaient fui pendant les trois heures de jour.

« Où on va maintenant ? » demanda Lorcas en claquant des dents.

Il faisait horriblement froid. Déjà, Balram ne sentait plus son nez ni ses orteils. Le bout humide de ses bottes se couvrait de blanc. Ils devaient aller au sud. Suivre le fleuve serait le plus simple. Cependant, on ne devait pas les voir du bateau.

« On s’éloigne du fleuve et on redescend vers le sud. » décida la pirate.

Le garçon frissonna. Il faisait trop froid et la nuit tombait si vite. Ils étaient perdus au milieu de rien. Même les arbres avaient disparu sous les montagnes de neige. Ils ne survivraient pas longtemps. Ils n’avaient même pas de nourriture. Comment allaient-ils se nourrir ? Il doutait fortement que Balram ait une canne à pêche dans son sac. De toute façon, ils n’avaient pas de quoi creuser la glace. Ils allaient mourir ici se rendit compte l’adolescent. Ils n’auraient jamais dû quitter le bateau. La peur et l’adrénaline leurs avaient fait perdre tout sens commun et les avaient poussés à la fuite. Mais c’était folie et stupidité !

« Il faut qu’on retourne à bord du Marioska. » clama t-il

Balram avait déjà commencé à avancer avec prudence. Manquant de tomber, il se retourna, le visage dur.

« Tu n’as rien à te reprocher, alors vas-y, grogna t-il. Mais ne compte pas sur moi.

– Mais vous n’avez aucune chance de survie ici. Il n’y a aucun village ou autre dans les environs.

– Il est hors de question pour moi d’être attrapé !

– Vous préférez mourir plutôt que d’aller en prison ? Dans le pire des cas, on peut encore trouver le moyen de fuir à Lüpangrev.

– Trop risqué, argua le pirate en secouant la tête. Je refuse d’être enfermé. »

La gorge serrée, Lorcas s’avoua vaincu. Cette tête de pioche ne changerait jamais d’avis. Quitte à y laisser sa peau. Et il le ferait dans ce désert de glace. Lentement, ses pas le poussèrent vers le pirate. Le bateau semblait loin et il était trop près des fissures. Il ne voulait pas prendre un bain forcé. La morsure du froid perçait sa cape et son manteau. Il trembla en songeant à Balram dont les vêtements étaient bien plus fins.

Il y passera le premier, chuchota une voix dans son esprit.

Ils n’avançaient pas bien vite. Le vent soufflait fort et contre eux. La neige volait et s’insinuait entre leurs cils pour agresser leurs yeux. Ils avaient réussi à quitter le fleuve et marchaient sur terre. Ou plutôt dans presque cinquante centimètres de poudreuse. Ils devaient se créer un passage, pris jusqu’au ventre. Plusieurs fois, ils tombèrent, manquant de se perdre dans ce piège blanc et humide. En dehors du sifflement du vent et du craquement de la neige, aucun bruit ne les accompagnait en chemin. Ce pays était-il devenu désert et stérile avec l’arrivée de l’hiver ? Les deux hommes refusèrent de se l’avouer, mais ce silence lourd les angoissait et leur propre respiration paraissait tellement assourdissante.

La nuit tomba et l’obscurité les engloutit. Dans un réflexe, Lorcas saisit le poignet de Balram. Le pirate fit mine de ne rien remarquer, mais siffla néanmoins quand les ongles du garçon s’enfoncèrent dans sa chair.

Le froid et l’humidité, il n’y avait pas pire alliance. Ils s’insinuaient dans les vêtements et les piégeaient. Jamais ils n’auraient cru pouvoir avoir si froid. Balram ne parvenait plus à plier les doigts et chaque pas lui donnait l’impression de marcher sur du verre pilé. Son visage le tiraillait et le brûlait à la fois comme si un masque de glace se formait sur sa peau. Lorcas lui ne sentait plus ses extrémités. Ce fut avec moult tremblements et maladresses qu’il parvint à remonter son écharpe sur son nez. Sa gorge lui faisait mal et il évitait de parler. Malgré la tentation de mettre ses mains dans ses poches, il résista et ne lâcha pas la main de Balram. Le pirate ne savait pas où il allait. Il n’avait pas le courage de sortir sa boussole et il doutait même pouvoir la tenir ou la lire. Il cherchait juste un abri. Une grotte où ils pourraient s’abriter. Il tâtonnait pour avancer, se cognant parfois à un arbre. Il savait que le gosse avait raison et qu’ils n’auraient pas dû quitter le Marioska. Mais la perspective de la prison lui faisait plus horreur que la mort. Il ne voulait plus jamais être enfermé. La vision de la cave noire le prenait à la gorge aussi sûrement que lorsqu’il était enfant.

Le silence fut soudain brisé. Un hurlement de bête résonna dans la nuit. Lorcas étouffa un cri et en deux pas rapides se cogna à Balram qui s’était figé. Il tendit l’oreille, mais l’animal s’était tu. Impossible de dire d’où il venait ni à quelle distance.

« Qu’est-ce que c’était ? » parvint à articuler douloureusement Lorcas, le nez enfoui dans les cheveux de son compagnon, tel un enfant dans les jupons de sa mère. Il sentait contre sa joue des mèches gelées craquer.

« J’en sais rien, répondit faiblement le pirate. Une bestiole, rien de plus.

– Mais quel genre de bestiole ?

– Comment veux-tu que le sache ? J’suis pas garde-chasse !

– C’était un ours ? » paniqua Lorcas dans un souffle. Il ne se souvenait trop bien des dires d’Aslak sur les risques de croiser des ours blancs affamés en hiver.

« Aucune idée. Ça fait quel bruit un ours ?

– Pas ce bruit-là. » réalisa le garçon en se décollant enfin du métisse.

Dans les forêts de Coerleg, il y avait quelques ours bruns et parfois il les avait entendus alors qu’il chassait avec son père. Et cet hurlement ne ressemblait en rien au grognement d’un ours. Ni même à celui d’un loup. Il n’avait jamais entendu pareil cri. Étrangement, cette constatation le fit davantage frissonner.

« Faut qu’on continue, décréta Balram. Faut pas s’arrêter. »

Sur ce point, Lorcas était plus que d’accord. Ses yeux habitués au noir distinguaient la silhouette de Balram devant lui et les contours du paysage. Ainsi, il limitait les chutes. Avec inquiétude, il remarqua que le pirate boitait de plus en plus, que son souffle s’alourdissait et que sa marche ralentissait. Un second cri perça la nuit au moment même où Balram trébucha. Il demeura un moment à genoux en soufflant beaucoup trop fort. Au son de l’animal inconnu, Lorcas avait glapi, mais à présent son attention était entièrement tournée vers le pirate. Il se pencha sur lui et tenta de l’aider à se relever.

« Balram, ça va ? Debout, il faut pas qu’on s’arrête.

– J’ai mal. » avoua le pirate d’une voix à peine audible.

Lorcas reçut comme une douche glacée le sanglot qu’il perçut dans sa voix. Pour mettre ainsi sa maudite fierté de côté, il devait vraiment être à bout de force et souffrir. Le garçon s’agenouilla près de lui. Il tenta de lire sur son visage, mais il faisait trop sombre. Il passa sa main dessus, mais, sous ses moufles, il ne sentait rien. Le fait que le pirate ne grogne pas et se laisse faire l’effrayait davantage que ce qu’il aurait pu voir.

« Je…. j’suis désolé… Ma faute »

La voix du pirate était si faible et tremblotante. Petit à petit, il se recroquevillait sur lui-même. Lorcas le saisit par les épaules et le secoua vivement. Il ne reçut qu’une brève exclamation de douleur. Lentement, il se laissa choir et son front toucha l’épaule de Lorcas. Le coerlège était certain que s’il reculait, le pirate s’effondrait dans la neige. Il tremblait violemment contre lui. Il était à bout de force. Lorcas sentit sa gorge se serrer. Ça ne pouvait pas finir comme ça !

« Relevez-vous ! Faut pas s’endormir, s’exclamait-il en voulant soulever Balram. On va trouver un endroit où se reposer. »

Il n’y croyait pas lui-même. Le pirate ne faisait plus aucun effort. Il tenait davantage de la poupée de chiffon sous les doigts de Lorcas. Il ne semblait ne plus rien rester de son associable et taciturne compagnon. Un nouveau hurlement jaillit. Lorcas balaya les environs du regard, mais ne vit rien.

« Ça se rapproche. » chuchota t-il avec effroi.

Son instinct lui soufflait de fuir et de mettre un maximum de distance entre lui et cette chose. Mais il ne pouvait pas laisser Balram là.

« Au secours ! » appela t-il sans espoir.

Affalé contre lui, Balram ne réagissait plus. Le garçon craignait qu’il n’ait perdu conscience. Il lui frictionna le dos, les bras, sans effet. Après tout ce chemin, si près du but, c’était aussi injuste que stupide.

Un frisson lui parcourut la nuque. Quelque chose l’observait. Était-ce la créature hurlante ? Lorcas se redressa, le souffle court. Il sentait toujours le poids de Balram contre lui. Il se retourna quand il entendit des craquements dans la neige. Quelques pins enneigés lui bouchaient la vue. Mais il n’y avait pas de place pour le doute. Quelque chose se trouvait dans le bosquet et les observait. Sans quitter les arbres du regard, il tâtonna dans les replis de la cape de Balram. Il finit par trouver l’un de ses poignards qu’il tira de son étui et ramena contre lui, prêt à se défendre si la bête approchait. Il sentait ses doigts trembler dans la moufle. Il serra les dents. Des pas retentirent dans la neige et les branches s’agitèrent. Lorcas eut un mouvement de recul, sa main se crispa sur son arme. Son autre bras enserrèrent les épaules inertes de Balram. Une silhouette apparut. Couvert d’une épaisse fourrure claire, la bête approchait des deux mètres et se déplaçait comme un homme. Le souffle lourd, elle s’approcha. Lorcas leva le poignard. Avant de se figer de stupeur. Ce n’était pas un animal, mais bel et bien un homme emmitouflé dans des vêtements en fourrure d’ours polaire. D’autres suivaient derrière, mais gardaient leurs distances. Tremblotant, Lorcas leva les yeux et chercha ceux de l’inconnu. L’homme parla rapidement une langue que le garçon ne comprenait pas. Il ne reconnut pas non plus le birenzien. Le nouvel arrivant leva les mains en signe de paix et Lorcas baissa son arme. La peur envolée, le froid revint et il claqua des dents. Doucement, l’homme s’agenouilla près des deux voyageurs. Il retira un gant et glissa deux doigts dans le cou de Balram. Il lança quelques mots par dessus son épaule à ses compagnons. Deux d’entre eux quittèrent le groupe pour se rapprocher. De là où il était, Lorcas ne pouvait déterminer combien ils étaient en tout. Il ne fit aucun geste, comme déconnecté de son corps quand les deux nouveaux arrivants soulevèrent Balram. Le premier, qui semblait être leur chef, avait remis son gant et tendait à présent son bras vers Lorcas. Sans réfléchir, trop épuisé et frigorifié, le garçon s’en saisit et se leva.

Par la suite, il ne fit pas vraiment attention où il allait. La main sur le bras du meneur, il suivait le mouvement en gardant les yeux sur la silhouette inerte de Balram. Cependant, il comprit qu’ils traversaient un bois. Les hommes n’hésitaient jamais sur la direction à prendre et bifurquèrent plusieurs fois. Les paupières du garçon étaient si lourdes. Il avait juste envie de se coucher sur le sol et de dormir. Il sentit qu’on le secouait par les épaules. Il leva la tête. C’était l’homme qui le guidait. Le sentant ralentir et voyant ses yeux papillonner, il l’avait secoué pour le maintenir éveillé. S’il s’endormait, il était mort. Lorcas se força à hâter le pas. Il ignorait où ces hommes l’emmenaient, mais tout plutôt que de rester seul au milieu de la neige. Enfin, après avoir contourné un énième rocher neigeux, ils atteignirent une clairière. Les yeux de Lorcas s’écarquillèrent quand il vit des tentes en peaux de bêtes installées en cercle autour d’un immense feu de bois. Comment avait-il pu ne pas voir ou sentir le feu plus tôt ? Il devait être vraiment épuisé. L’homme le traîna encore quelques mètres jusqu’à une tente. Ils entrèrent. Lorcas se laissa tomber sur un tas de couverture et se mit, tremblotant, en position fœtale. Du coin de l’œil, il vit son sauveur allumer une bougie. À la lueur jaunâtre, il défit son épais manteau et découvrit son visage. Très pâle, il avait les yeux bridés et le cheveu noir. Même sans sa fourrure, il était très grand et large. Lorcas se sentait aussi minuscule qu’insignifiant à côté de lui. Malgré sa gorge douloureuse et le sommeil contre lequel il se battait, Lorcas parvint à émettre un son.

« Balram ? »

L’homme le regarda rapidement avant de retourner fouiller dans ses affaires. Il sortit un seau et ressortit. Il revint sans. Il jeta négligemment une couverture sur Lorcas et lui tourna le dos. Un mouvement se rapprocha de l’entrée de la tente et une voix coassa : « Kushi. » L’homme se tourna vers son compagnon dehors et entrouvrit la tente. Balram fut glissé à l’intérieur. L’inconnu le traîna vers Lorcas. Mais il ne le couvrit pas ; au contraire. Il déshabilla avec une certaine douceur le pirate.

« Il a froid. » protesta faiblement Lorcas.

Mais l’autre ne lui adressa aucune attention. Il ne comprenait certainement pas un mot de ce qu’il disait. Une fois Balram entièrement nu, l’homme l’examina en insistant sur ses doigts et ses pieds. Lorcas étouffa une exclamation en voyant de profondes engelures aux extrémités. Une boule dans la gorge, il se demanda si Balram allait perdre ses doigts et ses orteils. Comment ferait-il pour tirer à l’arc, lui qui semblait si habile ? L’homme émit un grognement avant de quitter à nouveau la tente. Faiblement, le coerlège enveloppa Balram dans une de ses couvertures. Rapidement, son hôte revint avec le seau fumant. C’était de l’eau chaude. En secouant la tête, il arracha la couverture à Balram et entreprit de laver soigneusement son corps. Lorcas comprit enfin pourquoi il l’avait mis nu. Les habits de Balram étaient froids et humides. Il n’aurait pas pu se réchauffer normalement. L’eau chaude l’aiderait. Ensuite, l’homme mit une sorte de pommade ou de graisse sur les engelures avant de les envelopper avec douceur dans un tissu imbibé d’eau chaude. Après seulement, il installa Balram au creux des couvertures et le couvrit.

L’hôte tourna la tête vers Lorcas et lui fit signe de retirer ses gants et chaussures. Le garçon s’exécuta. L’inconnu l’examina avec soin avant de hocher la tête, satisfait. Bien qu’un peu bleus, ses doigts allaient bien. Sur les conseils muets de son sauveur, Lorcas se déshabilla, ne gardant qu’une chemise et son haut-de-chausses. Épuisé, il s’enroula dans les fourrures et se colla contre Balram avant de s’endormir.

**

Quand Lorcas ouvrit les yeux le lendemain, il eut un moment d’absence en se demandant où il était. Il sentit un corps chaud bouger dans son dos. Il se retourna et reconnu la tignasse sombre de Balram qui dormait encore profondément. Soudain, il se souvint des événements de la veille. Il se redressa sur un coude et chercha l’inconnu du regard. Il semblait faire encore très noir dehors. Seuls quelques éclats chaleureux provenant certainement du feu de camp apparaissaient au travers des peaux et fourrures de la tente. L’intérieur de celle-ci était chaud et confortable. Elle lui rappelait le chariot d’Aslak. Il se pencha sur Balram, inquiet. Le pirate respirait paisiblement. Il avait bougé durant la nuit et s’était recroquevillé sur le côté. Doucement pour ne pas le réveiller ni lui faire mal, Lorcas saisit l’une de ses mains et défit le bandeau à présent sec. Les engelures étaient moins vives qu’hier et ses doigts avaient retrouvés leur couleur d’origine.

« Qu’est-ce que tu fabriques, Boucle d’Or ? » surgit la voix endormie de Balram.

Lorcas sursauta, ne pensant pas l’avoir réveillé. Mais l’œil bleu de son compagnon était bel et bien ouvert et le regardait de côté.

« Je regardais si vos blessures allaient mieux. » se justifia le garçon.

Visiblement encore assez faible, Balram roula sur lui-même en grognant pour faire face à l’adolescent. Avec maladresse, ses doigts étaient encore raides, il libéra lui-même sa deuxième main pour l’examiner. Il releva la couverture pour faire de même avec ses pieds. Enfin, il observa les alentours.

« Où on est ?

– Je saurais pas dire, avoua Lorcas. Un groupe d’hommes nous a trouvés. Je crois qu’on est dans la tente de leur chef. C’est lui qui s’est occupé de vos engelures.

– Mes vêtements ? » s’enquit le pirate en fouillant dans les fourrures.

Lorcas l’aida dans la fouille. Ils s’habillèrent en silence. Le garçon ignorait s’ils devaient se manifester, sortir de la tente ou attendre. Mais, tout comme le pirate, il n’était guère pressé de quitter ce cocon de chaleur et de douceur. Ils entendirent des pas parfois autour de leur tente et distinguèrent vaguement des ombres. Quelques voix s’élevaient dans cette langue étrange que le coerlège avait déjà entendu hier. Plusieurs fois, il distingua le mot Kushi. Il se demanda vaguement ce que ça voulait dire avant de se souvenir que l’un des hommes l’avait prononcé avant de donner Balram à son chef. C’était peut-être le nom de leur hôte ou son titre. Sans un mot, il aida Balram à enfiler et lacer ses bottes. De toute évidence, il avait encore mal et ne put s’empêcher de laisser échapper quelques sifflements de douleur. Au moins, ne semblait-il plus à l’article de la mort comme hier.

Ils sursautèrent tous les deux quand l’inconnu – Kushi ? – ouvrit les pans et se glissa dans la tente. Il examina les mains de Balram et émit un hochement de tête satisfait. Malgré les protestations du pirate, il lui enleva les bottes qu’ils avaient eu tant de mal à mettre pour regarder ses pieds. Sans un mot, il appliqua à nouveau l’étrange et épaisse pommade sur les engelures et enveloppa les membres meurtris. Il mit peu de tissus sur les pieds pour pouvoir remettre les bottes. Balram grimaça durant l’entreprise, mais parvint cette fois à garder ses plaintes pour lui. Si Lorcas se sentait petit et chétif à côté de l’homme du nord, Balram ressemblait à un fétu de paille en comparaison. Ils reçurent des morceaux pains à manger. Lorcas remarqua qu’il s’agissait plus d’une sorte de tourte à la viande. Affamé, il dévora sa portion. Balram prit plus de temps, mais il la finit également. Kushi fit signe au blond de se lever avant de se saisir Balram qui eut un mouvement de recul devant le géant. Il les emmena dehors. Balram et Lorcas s’installèrent près du feu, emmitouflés dans des fourrures, tandis qu’autour d’eux les hommes s’activaient à défaire leur camp. Il faisait encore noir et la forêt se montrait silencieuse. Ses hauts conifères dont les branches ployées sous le poids de la neige impressionnaient Lorcas, même s’il jugeait leur cime écrasante. Deux hommes armés de seaux d’eau éteignirent le feu et tous furent prêts à partir. L’un d’entre eux jeta Balram sur son épaule aussi facilement que s’il ne pesait rien. Ces manières cavalières ne parurent pas plaire au pirate, mais il n’osa pas protester. Cet homme serait capable de le tuer en un coup au vu de l’épaisseur de ses bras qui faisait le double de celui de sa jambe. Lorcas marchait juste derrière et sentait la présence de Kushi dans son dos.

Ils étaient une dizaine d’hommes tous aussi grands et larges l’un que l’autre. Vêtus de fourrures d’ours polaire, ils passaient presque inaperçus au milieu de ce paysage neigeux. Ils portaient leur affaires sans effort apparent malgré le poids que devaient faire leurs tentes. Tous possédaient une lance longue et un poignard effilé. Deux portaient un arc et des flèches. Le mot chasseurs s’imposa rapidement dans l’esprit de Lorcas. Mais la taille, la force et l’aisance de ces hommes en forêt offrit une autre pensées peu réjouissante au garçon. Il ne pouvait s’empêcher de penser aux berzerkir. Ces créatures qu’on disait rares voir disparues avaient le pouvoir de se transformer en bêtes sauvages et dévoraient leurs proies vivantes. On racontait qu’ils étaient plus grands et plus forts que les humains. Il secoua la tête. Ces étrangers ne leur avaient fait aucun mal et il avait déjà remarqué que les birenziens étaient déjà plus grands que la moyenne. Seuls les plus forts pouvaient survivre des années sur des terres aussi hostiles. Mais les cris de bêtes entendues hier lui revinrent en mémoire. N’était-ce pas peu après que les hurlements se soient rapprochés que les chasseurs étaient apparus ? Il frissonna et se força à ne plus penser. Ils leur avaient sauvé la vie, il restait sur cette conclusion.

Le jour se leva et disparut en quelques heures. Le groupe poursuivait son avancée sans s’arrêter à travers la Taïga. Ils parlaient peu et à voix basse. Peut-être était-ce par habitude quand ils chassaient pour ne pas effrayer le gibier. Lorcas se demanda s’ils faisaient beaucoup de prises. Pour le moment, il n’en voyait aucune. Pour qui chassaient-ils ? Il n’y avait aucun village aux alentours. Du moins aucun noté sur les cartes qu’il avait vu. Où vivaient-ils ? Il doutait qu’ils errent ainsi au milieu de Birenze. Plusieurs fois, le garçon dut se raccrocher à l’un des chasseurs. Le relief changeait et le sol se retrouvait de plus en plus couvert de roches. Il commençait à sérieusement fatiguer. Balram avait tenté à un moment de retrouver le plancher des vaches, mais l’homme qui le portait le maintenait bien trop fermement. Il avait donc vite abandonné. Entourés par la forêt de conifères, ils ne distinguaient rien de la plaine qu’ils avaient traversé la veille. Ils ignoraient totalement où se situait le fleuve et vers quelle direction ils allaient. Avec précautions, ils descendirent une pente rocheuse couverte de neige et de glace. Les arbres se firent de plus en plus rares et Lorcas finit par distinguer une gorge en contre-bas. Une cinquantaine de yourtes étaient disposées en cercle. L’activité des hommes avaient fait fondre presque toute la neige dans la gorge. Des rennes broutaient quelques herbes rares et du foin dans un enclos. Des cris d’enfants leur parvinrent. Chaque yourte possédait une cheminée qui fumait allégrement. Lorcas émit un faible sourire. Voilà, où vivaient les hommes qui les accompagnaient. Ils finirent de descendre la pente.

Des chiens aboyèrent à leur venue. Kushi les chassa de sa grosse voix. Un vieillard finit par sortir d’une yourte et siffla pour rappeler la petite meute. Les chasseurs se séparèrent, certainement pour rejoindre leurs familles. Seuls Kushi et celui qui portait Balram restèrent avec les deux voyageurs. Ils les guidèrent jusqu’à une yourte. Elle était placée à peu près au centre du petit village et semblait plus grande et plus colorée que les autres. Celle du chef, songea Lorcas. Ils entrèrent. Un brasero occupait le centre de la pièce principale. Du coin de l’œil, Lorcas vit des rideaux cacher d’autres parties de la yourte. Des fourrures et des tapis ornaient le sol et les murs de toile. C’était chaleureux et coloré ; lui rappelant les isbas. Une femme découpait des poissons près du foyer. Elle leva les yeux sur eux avant de se lever. Elle essuya négligemment ses mains sur son tablier. Comme Kushi, elle avait les yeux bridés et les cheveux noirs.

« Baatar ! » appela t-elle par dessus son épaule avant de quitter la pièce.

Un rideau se souleva et un homme au visage rude d’une quarantaine d’années apparut. Les deux chasseurs le saluèrent respectueusement. Celui portait Balram le déposa enfin sur un tapis et quitta la yourte. Kushi se mit à parler rapidement et désigna tour à tour les deux voyageurs. Lorcas se rapprocha prudemment de Balram. Bien qu’il sembla écouter avec soin le chasseur, les petits yeux sombres du chef – Baatar visiblement – ne les quittaient pas. En serrant des dents, Balram se mit sur ses pieds. Il refusait de se montrer encore plus en état de faiblesse. Le chasseur finit par se taire et l’autre lui fit signe qu’il pouvait repartir. Ce qu’il fit sans jeter un regard aux deux intrus.

« Rrreste pas debout, lâcha le chef à Balram. Blessourrres vont rrrouvrrirr. »

Du menton, il désigna un tabouret près du brasero. La femme était assise dessus quand ils étaient entrés. Doucement, Balram obéit sans lâcher des yeux l’homme dont la stature l’écrasait. Une fois assuré que Balram était installé, ce dernier reprit.

« Kushi dit que vous perrrdous. »

Il se tut et secoua la tête avec un sourire amusé. Lorcas devait se concentrer pour comprendre les mots qu’il articulait à cause de son terrible accent. Mais il ne s’en plaignit pas en se disant que c’était un miracle qu’un homme qui vivait dans un endroit si reculé connaisse un peu la langue de la Fédération.

« Fous pour parrrtirr dehorrs alorrs hiverr ! Seuls Starkhars surrrivvent. Vous gens de votrrre peuple rrrestez derrièrre mourrrs pour vivrrre. Plous sages. Vos noms ?

– Lorcas, répondit le garçon. Lui, c’est Balram. Et vous ?

– Moi, Baatar. Suis Akhar de trrribou

– Votre nom, c’est Baatar ou Akhar ? se perdit Lorcas, les sourcils froncés.

– Baatar. Akhar êtrrre… comment vous dirrre ? Chef.

– Où sommes-nous exactement ? s’enquit Balram. Toujours à Drashlendra ?

– Starkhars pas frrrontièrrres. Juste des terres librrres pour virrre.

– Starkar ? » répéta Lorcas en jetant un coup d’œil à Balram. Ce dernier secoua la tête pour affirmer qu’il ne connaissait pas ce terme non plus.

« Starkhars, corrigea Baatar en insistant sur le H aspiré. Mon peuple. Voyageurrs et chasseurrrs. »

Les deux étrangers comprirent qu’ils se trouvaient dans une tribu Starkhars, des nomades vivant à Birenze. Baatar était leur chef, le Akhar. Cependant, il ne pouvait pas les informer sur l’endroit où ils se trouvaient. Son peuple ne semblait pas prendre en compte la géographie politiques des pays. Ils allaient et venaient sur le continent sans se soucier des frontières. Sans doute vivaient-ils complètement à l’écart de la civilisation. Mais Lorcas se souciait plus de savoir ce qu’il allait advenir d’eux à présent. Baatar reprit de sa voix rocailleuse.

« Vous êtrrre trrès jeunes. Sourrtout cheveux dorrés. Rrrestez ici pendant hiverrr. Sinon, vous mourrirrr.

– Il faut qu’on aille à Lüpangrev, intervint Balram, hésitant. 

– Connaît pas, lâcha le Akhar en secouant la tête.

– C’est prêt de la mer.

– Toi mourrirr avant de arrriver dans ta prrrécieuse ville. » décréta Baatar en riant doucement.

Balram baissa la tête. Le nomade avait raison. Il ne survivrait pas seul dehors. Et les Starkhars ignoraient les villes. Ils ne pourraient pas l’y accompagner. Était-il condamné à errer en leur compagnie sur les terres glacées de Birenze durant tout l’hiver ? L’hiver dans le nord durait six à huit mois selon les années. Il n’arriverait alors au bord de la mer d’Orient que l’année prochaine. Quelle perte de temps ! Fichu climat ! L’Épine Pourpre ne pouvait-il pas se perdre dans le sud su Golfe plutôt qu’ici ?

« Vous rrrestez ici. » insista Baatar.

Aucun des deux invités ne cherchèrent à contester. Avoir failli mourir moins de vingt-quatre heures avant avait calmé leurs ardeurs. Le Akhar lança quelques mots secs. La femme souleva une tenture et revint vers eux.

« Tsetseg, femme à moi, présenta t-il trivialement. Elle va soigner toi. » ajouta t-il en montrant Balram du doigt.

Sans rien dire d’autre, il quitta la yourte.

**

Il fallut quelques jours à Balram pour récupérer toutes ses capacités. Lorcas en avait profité pour observer le style de vie des Starkhars. Ils semblaient vivre essentiellement de ce qu’ils trouvaient ; pêche, chasse et cueillette. Ils ne pratiquaient pas l’agriculture. Par contre, ils élevaient quelques animaux. Les rennes servaient surtout à porter les charges, les chiens à la chasse et la garde. Ils possédaient aussi un petit troupeau de chèvres et de moutons. Visiblement, ils les gardaient surtout pour leur laine et leur lait. Ils évitaient de les tuer, préférant le gibier et le poisson pour leur consommation. Comme il l’avait compris en écoutant Baatar, ce peuple était nomade. Dès qu’ils avaient envie de bouger ou qu’ils avaient en partie épuisé les réserves du lieu où ils campaient, ils partaient. Ils connaissaient Birenze sur le bout des doigts ; du moins ses terres désertiques. Ils savaient avec précision où se situaient les sources d’eau chaude et les suivaient ; particulièrement en hiver. Lorcas en avait découvert une dans un recoin de la gorge, à l’abri des regards. Balram y avait été sur ordre de Baatar deux fois pour ses engelures. Les Starkhars évitaient les villes et les autres peuples comme la peste. Ils ne semblaient pas aimer la mer non plus. Ils ne juraient que par la terre et ses richesses naturelles. Ils n’avaient pas la même religion que les autres birenziens. Ils vénéraient la Terre, le ciel, les animaux et leurs ancêtres. Chaque famille avait son animal protecteur et possédait un totem à son effigie afin de l’honorer. On vivait en famille chez les nomades. Chaque lignée avait sa yourte et toutes les générations y naissaient et y mourraient. Quant aux Akhars, la charge n’était pas héréditaire, mais elle se méritait. À la mort du chef, le meilleur chasseur du groupe le remplaçait. La vie en communauté était organisée. Les hommes partaient plusieurs jours chasser et explorer les environs. Les femmes, les enfants et les vieillards restaient au village pour s’occuper des bêtes et autres tâches quotidiennes sous la protection du Akhar. La tribu avait trois groupes de chasseurs. Pour le moment, seul celui de Kushi était rentré, bredouille avec deux étrangers sur les bras.

En dehors de Baatar, personne ne parlait leur langue. Ils avaient leur propre idiome qui n’était pas le même que celui des birenziens ; même s’il possédait des racines communes apparemment. Lorcas avait d’ailleurs demandé au Akhar comment il avait appris la langue de la Fédération. L’homme, honteux, avait avoué qu’il avait quitté la tribu dans sa jeunesse car il voulait vire avec les sédentaires. Mais au bout de quelques années, il était revenu, suppliant, auprès de sa famille. Il avait eu beaucoup de mal à se faire pardonné sa fugue et lui en portait encore le poids. Il ne parvenait pas à avoir d’enfant et était persuadé que ses ancêtres lui faisaient ainsi payer sa trahison passée envers les siens.

Trois jours après l’arrivée des deux voyageurs, le second groupe de chasseurs rentra enfin. Ils portaient le cadavre d’un ours, ainsi qu’autre chose soigneusement enveloppé dans des draps sanguinolents. Ils avaient la mine sombre, presque effrayée, ne semblant pas remarquer ces étrangers parmi les leurs. Face à cette attitude, les femmes qui commençaient à les acclamer et les enfants à piailler autour de la proie se turent. Ils abandonnèrent négligemment leur gibier au milieu du camp avant de marcher, tête basse, vers Baatar. Ils portaient encore respectueusement leur second fardeau. Avec une douceur étonnante pour des hommes de leur acabit, ils le posèrent au sol au pieds du Akhar. Très pâle, Batatar s’agenouilla pour ouvrir lentement le linceul ensanglanté. Ses mains tremblaient. Comme s’il savait ce qu’il allait y découvrir. Autour de lui, la tribu s’amassait en silence. Chacun retenait son souffle. Un peu en arrière, Balram et Lorcas observait la scène en ressentant toute cette tension. Quelque chose de terrible se déroulait sous leurs yeux.

C’était un corps humain. Un cadavre déchiqueté comme dévoré par une bête sauvage. Il manquait un bras, une partie du visage, le ventre était ouvert et de nombreuses lacérations le recouvraient. L’animal s’était acharné. Lorcas pensa aussitôt à un ours. Celui que les autres chasseurs avaient ramené ? Une vieille femme hurla en découvrant le visage de la victime. Pleurant, agitée de soubresauts, elle s’effondra sur le corps, hurlant ses lamentations. Balram et Lorcas devinèrent qu’il s’agissait de la mère du mort. D’autres personnes la rejoignirent. Le reste de la famille certainement. Baatar posa une main réconfortante sur l’épaule de la femme et murmura quelques mots. Elle sembla ne se rendre compte de rien. Il finit par s’éloigner et fit signe aux chasseurs de le suivre dans sa yourte. Sans doute, voulait-il savoir ce qui s’était exactement passé. La famille éplorée emporta le corps dans sa yourte. Sans tenir compte de la présence de Balram et de Lorcas, les Starkhars se rassemblèrent et chuchotèrent, l’air effrayé. Plusieurs jetèrent des coups d’œil vers les hauteurs. Ils ressemblaient soudain à des animaux traqués. Enfin, les chasseurs quittèrent la demeure du chef aux côté du Akhar. À peine Baatar apparut que le silence se fit. Chacun portait une attention tendue à l’homme. Les traits crispés, il parla. Le discours fut bref et visiblement sans détour. Les craintes des Starkhars furent confirmées et la peur s’installa définitivement. Baatar donna des ordres aux chasseurs. Aussitôt, les hommes se saisirent de leurs armes et plusieurs regroupèrent les chiens. Et les deux étrangers n’avaient toujours pas compris ce qui se passait. Mais il était évident que ce n’était pas l’ours qui avait tué le chasseur.

Alors que ça s’agitait, un hurlement strident de bête retentit au loin. Les échos rebondirent sur les parois du gouffre. L’animal semblait narguer le clan qui se figea. Lorcas reconnut le même cri qu’ils avaient entendu avant de rencontrer Kushi et son groupe. Les Starkhars savaient ce que c’était et cela les effrayait. Instinctivement, Lorcas et Balram comprirent que c’était cette bête inconnue qui avait tué le malheureux. Baatar retourna, la tête basse et les dents serrées, dans sa yourte. Balram et Lorcas le suivirent. Comme à son habitude, Tsetseg préparait le souper à côté du brasero. Balram se rendit encore une fois compte à quel point il faisait bon dans ces étranges tentes. Le Akhar s’écroula sur un tapis. Son regard morne suivit les deux invités du regard. Il s’attendait à leurs questions. Lorcas ne perdit pas plus de temps et se jeta à l’eau.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui a tué cet homme ?

– Wendigos, répondit gravement Baatar, provoquant un frisson d’effroi à sa femme.

– Quoi ? C’est quoi des Wendigos ? bredouilla le coerlège en jetant un regard interrogatif à Balram.

– Pourrchassent nous, articula le Akhar en retenant son souffle. Monstrrres venus de nous, alorrrs mangent nous.

– On ne comprend pas, avoua Lorcas. On a jamais entendu parler de… de ces choses. C’est un Wendigo qu’on a entendu ? »

Gravement, Baatar hocha la tête. Il semblait soudain avoir vieilli de dix ans. Le feu du foyer marquait ses rides. Il paraissait épuisé et résigné. Il fit signe aux deux hommes de s’asseoir. Lentement, ils obéirent ; non sans se jeter des regards en coin.

« Les Wendigos nous sont complètement inconnus, insista Balram. J’ai beaucoup voyagé, vu beaucoup de créatures, mais jamais je n’ai entendu ce nom-là. Qu’est-ce que c’est exactement ? »

Tsetseg baissa davantage la tête sur son ouvrage, comme si elle voulait à tout prix éviter le sujet. Comme si prononcer ce nom apportait le malheur. Baatar but une gorgée d’eau avant de regarder, plus las que jamais, les deux étrangers.

« Wendigos sont Starkhars. Pas ailleurrrrs, finit-il enfin par dire. Longue histoirrre.

– On a le temps. » souffla Lorcas en se penchant en avant, la curiosité le dévorant.

Avec le peu de vocabulaire et de grammaire qu’il possédait, Baatar conta la légende des Wendigos à ses invités. Heureusement, il faisait attention à rester compréhensible, malgré plusieurs hésitations sur des mots. Balram et Lorcas comprirent ce qu’étaient ces monstres qui effrayaient tant les Starkhars. Le crépitement du feu qui accompagnait la voix grave et profonde du Akhar offrait une dimension presque mystique à son terrible récit.

Autrefois, il n’y avait pas de Wendigos. Autrefois, les terres de Birenze étaient vertes et généreuses. Le gibier était nombreux et les fruits savoureux. Les Starkhars voyageaient à travers ces riches plaines et forêts que les peuples sédentaires n’avaient pas encore souillé. La vie était simple et belle. Mais, un jour, un terrible hiver s’abattit que Birenze. Il dura une éternité – plusieurs années. Le froid se faisait plus intense chaque jour et la nuit prenait le pas sur le jour. Ce fut une époque terrible pour les Starkhars. Ils souffrirent du froid, de la faim et de la soif. Les plus faibles mourraient et les plus forts désespéraient.

Un jour, un chasseur trouva des ossements humains. Il comprit que l’enfant à qui ils appartenaient avait été mangé. Il ne restait rien sur les os. Au début, il pensa à un ours ou un loup. Les prédateurs devenaient de plus en plus aventureux et dangereux, poussés à se rapprocher des campements par la faim. Mais il n’y avait pas de trace de morsure sur les restes. Cependant, il trouva de la suie. On avait cuit le corps. Un être humain avait cuit le cadavre d’un enfant et l’avait mangé. Épouvanté par l’horreur qu’il avait découverte, il enterra les os et décida de se taire.

À son village, il se renseigna discrètement pour savoir si un enfant avait disparu. Fort heureusement, ce ne fut pas le cas. La petite victime devait venir d’un autre clan ou faisait parti des trop nombreux morts récents. Mais cela ne s’arrêta pas là. Une femme disparue quelques jours plus tard. Parmi son groupe de chasseurs, le Starkhar partit à sa recherche. Ils finirent par la retrouver près d’un lac gelé. Elle avait été éventré et ses intestins manquaient. On ramena le corps en songeant à une attaque d’ours. Cette nuit-là, ce fut la première fois qu’on entendit des hurlements de bête inconnue au loin. Ce cri qui semblait près du chant du loup, qui grognait comme un ours et pleurait comme un homme. Nul ne dormit, effrayé par cette chose qui rôdait.

Le vent était glacial. Il faisait fuir les animaux et détruisait les fruits. Les chasseurs devaient aller toujours plus loin pour trouver de la nourriture. Jusqu’au jour où ils ne revinrent pas. D’autres hommes se lancèrent à leur recherche. Ils découvrirent leurs corps déchiquetés, à moitié dévorés. Ils portaient les mêmes marques que celui de la femme. Mais, chose étrange, il manquait trois hommes parmi le groupe des victimes. Certains chasseurs pensèrent que les animaux qui les avaient attaqués les avaient emmenés pour leurs petits ou faire des réserves. Encore une fois des cris surgirent.

Le Akhar ordonna une battue pour débusquer ces créatures inconnues qui s’en prenaient aux siens. Les meilleurs chasseurs s’organisèrent. La chasse dura trois jours et deux nuits. À quelques kilomètres du campement, ils trouvèrent une grotte. Une forte odeur de charogne s’en dégageait. Une silhouette sombre et décharnée hantaient le fond. Attirée par les chasseurs devant son repaire, la bête sortit. L’horreur de la vérité explosa au visage des Starkhars.

La chose marchait sur ses deux pattes arrières et faisait la taille d’un homme. Très maigre, la peau sèche et pendante, elle portait des restes d’habits de fourrures. Sa gueule était difforme, des crocs rougis de sang en débordaient. Si le haut était humain, le bas ressemblait à un museau tordu. Ses yeux vides fixaient ses proies avec avidité. L’un des chasseur hurla en reconnaissant Mejet. Il faisait parti des victimes dont on n’avait pas retrouvé le corps. Que lui était-il arrivé pour devenir ce monstre ? Mejet avait le souffle lourd. Il bavait. Il semblait affamé. Sans prévenir, il se jeta sur l’un des chasseurs immobilisé par la surprise. D’un coup de crocs, il l’égorgea. Ce terrible meurtre réveilla les autres qui levèrent leurs armes. Mais, alors qu’ils allaient frapper cette chose qui buvait le sang de sa victime, deux autres créature surgirent et les attaquèrent. Un seul parvint à s’échapper pour raconter ce qu’il avait vu à son peuple. Il fut formel : les monstres étaient les trois chasseurs disparus. Ce fut la première fois que les Wendigos apparurent.

Au fil du temps, les Starkhars comprirent ce qu’étaient ces choses et comment elles apparaissaient. Tiraillés par la faim, certains hommes commettaient un crime terrible envers leur sang et la nature : ils mangeaient des êtres humains. Ils étaient alors maudits par les ancêtres et la Terre. Transformés en monstres, ils ne seraient jamais rassasiés et seule la chair humaine pouvait les apaiser temporairement. La chair de leur tribu. Ils perdaient leur humanité et leur âme, ne devenant qu’une bête assoiffée de sang. Leur corps se transformait à chaque repas pour ne plus être du tout humain au bout d’un moment. Une apparence à l’image de leur esprit empoisonné par le cannibalisme et délabré par la malédiction. À chaque hiver, dès que le vent glacé soufflait du nord, ils revenaient, poussés par cette faim dévorante et insatiable.

Certains prétendaient que seuls le feu et l’argent pouvaient les tuer et rendre la paix à leurs âmes tourmentées. Mais Baatar ne connaissait aucun homme qui avait vaincu un Wendigo. Avec impuissance, il avoua que ces démons étaient bel et bien de retour. Le chasseur tué n’était pas seul. En fait, le troisième groupe avait été entièrement décimé. Seul ce corps était en assez bon état pour être transporté par leurs frères qui les avaient trouvés par hasard.

Lorcas se sentait trembler. Le récit l’avait glacé jusqu’aux os. Il comprenait pourquoi il n’avait pas reconnu le cri de bête. Il regarda Balram dont le visage était caché derrière ses longs cheveux.

« Fouirrr. Pas le choix. Faut fouirr. » lâcha dans un souffle Baatar.

**

Cette légende pouvait-elle être réelle ? Une chose était certaine, une bête rôdait dans les environs. Ce n’était ni un ours ni un loup et elle s’était attaqué à un groupe entier de chasseurs Starkhars. Elle était dangereuse et puissante, ne connaissait pas la peur de l’Homme. Elle avait faim et se plaisait à chasser les humains.

Les chasseurs ne partirent plus. Ils demeurèrent au campement, armés jusqu’aux dents. Les chiens avaient été placé à différents endroits stratégiques de la gorge. Ils aboyaient peu, mais souvent on les entendaient geindre ou clapir de peur. La bête se rapprochait et ils la sentaient. Les Starkhars se hâtaient à emballer leurs affaires et ramenaient en sécurité les animaux. Ils étaient sur le départ. Ils fuyaient. La peur était ancrée sur chaque visage. Bien qu’ils ne comprenaient pas leur langue, Balram et Lorcas saisirent l’effroi dans leurs paroles. Beaucoup craquaient et se mettaient soudain à pleurer en enlaçant leurs enfants. Ils n’étaient pas seulement terrifiés par ces monstres, ils se sentaient condamnés. Comme si rien ne pouvaient vaincre ou échapper aux Wendigos.

Un soir, avant que Tsetseg ne serve le dîner, Balram entraîna Lorcas à l’écart. Le pirate fit bien attention que personne ne puisse les entendre et certainement pas Baatar. Il n’y avait qu’un chien et l’enclos des moutons près d’eux.

« T’en penses quoi, toi ? demanda t-il directement au plus jeune.

– Ce que je pense de quoi ? s’interloqua Lorcas.

– De cette histoire de Wendigos. D’après toi, c’est réel ?

– Je… je ne saurais dire. » bredouilla l’adolescent.

Le pirate le prenait de court. Quand il avait écouté le récit de Baatar, il n’avait pas une seule seconde mis en doute ses paroles. Il semblait si sûr de lui, si effrayé. Mais après réflexion… Cela ressemblait trop à une légende pour effrayer les gens et condamner le cannibalisme. Mais ces cris qu’ils entendaient… Il n’avait jamais quitter son île auparavant et n’avait jamais rencontré de monstres. Il connaissait tout un tas de légendes, mais uniquement à travers des livres et des contes entendus enfant.

« Ça me semble un peu trop gros pour être vrai. Peut-être se montent-ils la tête à propos d’un ours enragé, décréta Balram. La faim et le froid peuvent pousser des bêtes craintives à s’en prendre aux hommes.

– C’est pas un ours. » s’entêta Lorcas.

Il réfléchit un moment et reporta son attention sur Balram.

« Vous avez dit à Baatar que vous aviez déjà rencontré d’autres créatures durant vos voyages.

– Certes, des monstres marins surtout.

– Et quand on naviguait vers Birenze, ce bateau dans la brume… vous disiez que c’était des démons ou des fantômes… »

Balram soupira en ébouriffant ses cheveux.

« Personne ne sait ce que c’est. Après, ce sont de vieilles légendes de marins. Peut-être certains pirates s’en servent pour attaquer. Une chose est sûre, fallait les éviter.

– Après, en quoi des Wendigos seraient différents des monstres marins ?

– C’est pas pareil, trancha Balram, le regard perdu vers les moutons endormis. Les monstres marins sont de simples animaux plus rares que les poissons. Beaucoup plus gros aussi. Mais là on aurait affaire à une malédiction plus ou moins divine qui transforme des hommes en tueurs bestiaux. J’ai jamais rien vu ou entendu de tel avant. C’est peut-être seulement un monstre hivernal autour duquel ils ont crée une légende. Ou tout simplement quelques berzerkir égarés.

– Mais il y a quelque chose qui s’en prend aux Starkhars. » conclut Lorcas.

Ce n’était en somme pas important de savoir s’il s’agissait d’une espèce de monstres inconnue ou d’humains maudits. C’était le fait qu’ils s’attaquaient à leurs hôtes et qu’ils se montraient aussi voraces que dangereux.

« Quelque chose de dangereux, ajouta Balram. Si on reste ici, on risque d’y passer aussi. »

Lorcas se tourna si brusquement vers Balram qu’il sentit sa nuque craquer. L’indignation envahit sa poitrine.

« Comment ça  »si on reste ici » ? répéta t-il. Vous comptez vous sauver ?

– Je ne suis pas suicidaire.

– Oh, que si ! Vous ignorez totalement où vous êtes. Ce qui s’est passé avec le Marioska et votre superbe escapade ne vous a pas servi de leçon ? Nous allons crever de froid et de faim sans eux.

– Pour mieux finir dans le ventre d’un Wendigo ou je ne sais quoi d’autre ?

– On a toujours plus de chance de survie ici que tous seuls. » s’entêta fermement Lorcas.

Il contourna Balram et observa les yourtes qui brillaient dans le noir.

« En plus, ils nous ont sauvé la vie. Vous me dégoûtez ! cracha t-il. Vous êtes prêt à les abandonner à leur sort dès l’ombre d’une menace. Vous n’êtes qu’un lâche ! Il est hors de question que je vous suive cette fois. Et d’ailleurs, je vous interdis de vous sauver ! Lâche ! »

Le visage rouge de colère, il tourna les talons et s’en alla après avoir jeté un dernier regard venimeux vers son compagnon.

« Certes, avoua Balram à mi-voix. Mais c’est comme ça qu’on survit, gamin. »

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