Zaccharias vida d’un trait son verre de coca, sans prendre la peine de lever le nez du calepin. Assis sur le fauteuil en cuir, il étudiait les paroles proposées par Jarren.

— Alors, tu en dis quoi ? demanda le chanteur en prenant place sur le canapé.

Son ami lui jeta un regard sévère, puis poussa un long soupir en posant le cahier.

Durant la semaine, les deux amis se retrouvaient dans le petit appartement que les Lothamer louaient pour leur fils. Ce studio moderne, situé en plein cœur d’Ann Arbor, avait été la seule solution pour remédier aux allers-retours quotidiens entre Grand Haven et l’université. Plus de cent soixante miles séparaient les deux villes : si le jeune homme aimait conduire, un tel trajet chaque jour de la semaine aurait représenté une perte de temps et d’énergie. C’était également pour cette raison qu’il ne rentrait chez ses parents qu’un week-end sur deux.

Cette vie à l’écart du foyer familial lui permettait également de recevoir des amis plus régulièrement : une chance pour Zaccharias qui s’invitait souvent après les cours. Devenu très proche de Jarren, il profitait de ces soirées pour travailler sur les projets du groupe.

— J’ai horreur des chansons d’amour… lâcha soudainement le guitariste. Et c’est pire encore quand ça parle de l’état d’un mec après une rupture. Ça dégouline tellement c’est mièvre. Mais là…

Il se pencha pour relire quelques lignes, plongé dans ses pensées.

— C’est plutôt pas mal. Tu fais le choix d’un narrateur interne, mais tu retires tout ce qui fait son humanité. Le picotement des averses sur la peau, le froid après plusieurs heures prostré sous la pluie, le bruit des passants qui défilent sous ses yeux… Il a pas l’air réceptif à tout ça. C’est comme s’il ne lui restait qu’une enveloppe charnelle décérébrée… J’aime bien… Ça rend ton texte décalé et subtil.

Soulagé, Jarren avala une gorgée de jus d’orange, un sourire au coin des lèvres.

— Et le coup du môme à la fin, qui passe par là et qui lui tend son parapluie… Où tu vas chercher des idées pareilles ?
— J’ai une petite-amie asiatique…

Zach se mit à rire et sortit de sa poche un paquet de cigarettes.

— Ouais… Ils sont spéciaux, c’est vrai. Faut croire que Lila a déteint sur toi. D’ailleurs, ça se passe comment avec elle ?

Voyant son ami hausser un sourcil, le guitariste se reprit :

— Bah elle est plutôt coincée, non ? Je me demandais comment tu vivais ça…
— Oh, c’est juste en public qu’elle est mal à l’aise. En privé, ça va… Et mine de rien, j’ai eu douze années pour me préparer.

Zach se leva en direction de la porte-fenêtre, secouant la tête d’un air désabusé. Il ouvrit le paquet et saisit une cigarette entre ses lèvres, puis l’alluma avant de dévisager son hôte.

— Quoi ? J’ai dit une bêtise ? demanda Jarren.

Son ami garda le silence le temps d’apprécier la première bouffée de tabac, avant de le scruter à nouveau. Soudain, il lui jeta son briquet zippo de toutes ses forces, prenant soin de bien viser les côtes.

— Aïe ! gémit sa victime d’un ton pathétique.
— Douze ans… t’es complètement cinglé !

Recroquevillé de douleur, Jarren ne put s’empêcher de rire.

— Le dernier romantique, hein ? reprit Zach pensivement. Mais ça valait la peine d’attendre, quand on vous regarde…
— Merci.

Jarren récupéra le briquet et l’observa un instant. Ce genre d’appareil lui évoquait irrémédiablement ses retrouvailles avec Lila. Fumeur occasionnel à l’époque, il avait passé plus de deux heures à l’aéroport, à étudier le mécanisme de son zippo. Un passe-temps bien pauvre, qui ne l’avait pas empêché de se poser mille questions sur : Lila-Rose soupçonnait-elle sa présence ? Comment allait se passer cette rencontre ? Et si les Li-Zhong avaient raté leur avion ?

Ces interrogations l’avaient tourmenté jusqu’à la dernière minute. Et quand les passagers du vol tant attendu étaient entrés dans le hall, Jarren avait craint de ne pas reconnaître sa petite Chinoise.

Et enfin, elle était apparue, vêtue d’un caban bleu marine pour se protéger du froid de décembre. En reconnaissant le jeune homme à quelques mètres d’elle, un sourire radieux avait illuminé son visage. Les deux amis d’enfance s’étaient aussitôt frayés un chemin parmi les passagers, et Lila-Rose l’avait enlacé par la nuque alors que Jarren posait ses lèvres sur les siennes.

L’anecdote voulait que ce jour-là, il perdit son briquet à l’aéroport et cessa de fumer.

— Je peux prendre ton carnet ? demanda Zach en terminant sa cigarette. J’aimerais bosser sur tes paroles…

— Si ça peut t’aider à faire de beaux rêves ce soir…

Le guitariste s’empara du cahier et l’abattit affectueusement sur la tête de Jarren.

— Bon, je vais pas tarder… annonça-t-il en récupérant son zippo. J’ai cru comprendre qu’on t’attendait ce soir…

Il enfila sa veste et fit tourner son trousseau de clés autour de l’index. Parvenu sur le seuil de la porte, il pivota vers son ami.

— Désolé, Zach. Ne crois pas que je te mets à la porte, mais…
— Ouais, je sais. Faut que tu te prépares et que tu te parfumes au jasmin pour tes beaux-parents.
— Arrête…
— Allez, à lundi, Jen.

Jarren referma la porte et jeta un coup d’œil à l’horloge murale. Il lui restait une petite heure avant de se présenter chez les Li-Zhong pour le dîner.

Le jeune homme sortit des vêtements propres de sa commode et s’enferma dans la salle de bain. La plupart de ses courbatures s’étaient estompées, grâce aux précieux conseils du vieux Henri. Quand il l’avait vu revenir sur les planches avec une démarche douloureuse, le professeur n’avait pu s’empêcher de lui faire part de sa technique : alterner entre les bains chauds et les douches froides. Jarren devait reconnaître que cela avait bien fonctionné. Toutefois, affronter le jet d’eau glacé au beau milieu du mois de novembre était une épreuve particulièrement inconfortable.

Avec un soupir, il posa la main sur le robinet et bloqua sa respiration quelques secondes. Alors qu’il avançait d’un pas sous les gouttes glacées, le froid saisissant martela sa peau et lui arracha une série de cris aigus.

Adepte des longues douches chaudes, Jarren préféra écourter ce supplice et s’emmitoufler frileusement dans son peignoir. Il frictionna le textile contre ses bras pendant quelques secondes, puis revêtit un jeans et un pull à col roulé beige. Il se mit alors à secouer la tête dans tous les sens. Cette technique lui permettait d’égoutter ses cheveux mi-longs afin qu’ils sèchent le plus naturellement possible. Du moins, c’était ce qu’il prétendait.

Le jeune homme regagna le petit salon et récupéra deux paquets posés sur une étagère. Il n’était pas souvent invité à manger chez les Li-Zhong. Toutefois, en tant que gendre, il n’oubliait jamais d’apporter un présent à chaque rencontre. Cette tradition, un peu désuète pour la majorité des occidentaux, restait une règle invariable du savoir-vivre au sein des familles asiatiques.

Il glissa les deux cadeaux dans son sac à bandoulière. S’assurant d’un regard circulaire qu’il n’oubliait rien, il quitta son appartement et descendit les escaliers jusqu’au parking de la résidence. Lorsqu’il plongea la main dans sa veste pour y prendre ses clés de voiture, ses doigts se refermèrent dans le vide. Jarren s’arrêta, fouillant consciencieusement chacune de ses poches.

— Oh non… soupira-t-il, un regard malheureux tourné vers la fenêtre de son appartement.

•••

— Et donc, tu as récupéré la Chevrolet de Judith ? conclut Jian-Lei Li.

Le jeune homme hocha la tête devant son beau-père, alors qu’il savourait une bouchée de son dessert.

— Exactement. C’est provisoire, mais pour être honnête, ça me dépanne bien, avoua-t-il.

Jarren n’avait certes pas l’âme d’un nomade, mais il lui était impossible d’imaginer sa vie sans un véhicule.

— Belle-maman, vous faites les meilleurs doubao au monde ! s’exclama-t-il, tout en accueillant la tasse qu’elle lui tendait.
— Je te remercie, répondit-elle avec humilité.

Levant les yeux vers son épouse, Jian-Lei hocha la tête en lui accordant un sourire bref mais sincère.

— Hua-Ling a toujours été très douée en cuisine.
— Mes grands-parents tenaient un restaurant quand j’étais enfant. J’ai tout appris avec eux, expliqua-t-elle.
— C’est un crime de ne pas avoir continué dans cette voie, glissa Jarren sous le ton de la plaisanterie.
— Oh, attend d’avoir bu la tisane de maman avant d’affirmer ça, commenta Lila-Rose.

Jarren jeta un regard au liquide brûlant entre ses mains.

— C’est une potion magique ? demanda-t-il aux deux femmes qui le regardaient.

La famille asiatique s’autorisa un petit rire.

— Il s’agit d’une décoction à base de feuilles de cassis, de romarin et de ginseng, expliqua Hua-Ling. Cela devrait atténuer tes courbatures.

Le jeune homme approcha le récipient de ses lèvres et avala une première gorgée. Contre toute attente, l’arôme des feuilles de cassis se révéla très parfumé, balayant le cliché de la tisane amère.

— C’est délicieux !

Sa belle-mère était naturopathe. Ces méthodes de soin alternatives, basées sur les vertus propres à chaque plante, connaissaient un franc succès depuis quelques années. Également instruite en médecine traditionnelle chinoise, Hua-Ling Zhong était devenue une référence dans ce domaine à travers le Michigan.

— Et je peux en trouver dans votre magasin ?
— Ce n’est pas la peine, je t’ai préparé une dizaine de sachets, informa l’épouse.
— C’est vraiment gentil, merci beaucoup.

La soirée touchait à sa fin. Alors qu’il jetait un coup d’œil en direction de sa petite-amie, Jarren la surprit à dissimuler un bâillement. Elle s’empourpra aussitôt.

— Pardon… je n’ai pas très bien dormi ces derniers temps, confessa-t-elle devant ses parents interloqués.
— Ce n’est pas grave, Lila, la rassura Jarren. Je ferais mieux de rentrer maintenant, il commence à se faire tard.

Jian-Lei se leva de table pour accompagner le jeune homme jusqu’au vestibule. Ce dernier revêtit sa veste, puis s’inclina pour les saluer.

— Merci pour ce dîner, c’était excellent.
— Ce fut un plaisir de te recevoir, Jarren, répondit son beau-père en hochant la tête.
— Sois prudent en rentrant, ajouta son épouse en lui tendant un petit coffret à tisanes.

Accueillant respectueusement le bien préparé par Hua-Ling, Jarren le glissa dans son sac avec précaution et leur offrit un dernier sourire.

— Je t’accompagne jusqu’à ta voiture, se proposa Lila-Rose en enfilant son caban.

Elle ferma la porte derrière eux et leva les yeux vers les nuages bas que les lumières de la ville éclairaient. La nuit était fraîche mais les températures restaient supportables. Un bras l’enlaça par les épaules. Avec un petit sourire embarrassé, la jeune fille baissa le nez vers le sol et se cala contre son ami pour marcher du même pied.

— Félicitations Jen, s’exclama-t-elle pour se changer les idées. Tu t’es bien débrouillé pour trouver des cadeaux à mes parents. Moi qui m’attendais à un faux pas, ils seront ravis du choix de tes présents quand ils les ouvriront.
— Je rêve ou tu éprouves un plaisir sadique à me voir angoisser avant chaque rencontre officielle ?
— Oh, tu dois rêver, rétorqua la jeune fille en riant discrètement.

D’humeur bagarreuse, Jarren enserra la nuque de sa petite-amie et la décoiffa d’un geste rapide et habile. Alors qu’elle poussait un cri de protestation, il la relâcha et s’écarta d’un bond pour éviter les petits poings de la demoiselle.

— Revenez ici, Jarren Lothamer ! ordonna-t-elle en le pourchassant à travers le vaste jardin du pavillon. Venez chercher la claque que vous méritez !

Un jeu de course-poursuite s’improvisa aussitôt, mais face à la condition athlétique du jeune homme,Lila s’avoua vaincue au bout d’une courte minute. Le vainqueur l’enlaça par derrière et posa le menton sur son épaule frêle. Un silence paisible s’installa entre eux, alors qu’il se balançait d’un pied sur l’autre pour bercer son amie.

— Depuis combien de temps tu dors mal ? demanda-t-il simplement.
— Depuis une semaine… avoua-t-elle. L’appel de tes parents, te voir inconscient sur un lit d’hôpital… Oh, tu nous as vite rassurés à ton réveil, mais je ne suis plus aussi sereine qu’avant.

Jarren se tut un petit instant. Lui-même était assailli par les cauchemars. S’il tentait de faire bonne figure devant ses amis et ses professeurs, il se sentait particulièrement éprouvé par le manque de sommeil. Pourtant, une semaine s’était écoulée depuis l’accident.
— Ce n’est pas dans tes habitudes d’être si anxieuse…
— Ce n’est pas dans tes habitudes de frôler la mort, rétorqua la jeune fille.

Jarren se mit à rire. Lorsqu’elle était gênée, Lila-Rose adoptait une attitude sévère, qui tranchait avec son apparente douceur.

— Lila ?
— Oui ?

Il la serra un peu plus fort contre lui, déposant un baiser sur ses cheveux. Il ne savait que lui dire. Il ne savait d’ailleurs pas ce qui l’avait poussé à murmurer son prénom. Surprise par cette réaction peu familière, elle observa Jarren par-dessus son épaule. Il se contenta d’enfouir son visage dans son cou.

— Je suis là, chuchota-t-elle simplement en posant une main sur la sienne.
— Merci.

Passant un bras autour de son amie, Jarren se dirigea vers sa voiture garée dans l’allée. Il s’y installa, et alors que le mécanisme du portail s’enclenchait, il baissa la vitre de sa portière.

— Remercie encore tes parents de ma part. J’ai passé un très bon moment.
— Promis.

Après un dernier baiser échangé, le jeune homme quitta la résidence.

•••

Les rues dégagées d’Ann Arbor offraient une visibilité rassurante pour Jarren, qui avait décidé de se remettre au volant le plus vite possible. Cette reprise ne s’était pas faite sans appréhension les premiers jours. Mais ce soir-là, il se sentait enfin détendu, en sécurité dans sa voiture. Alors qu’il attendait que le feu tricolore passe au vert, il se remémorait la soirée chez les Li-Zhong.

Ce dîner avec sa belle-famille lui avait fait le plus grand bien. Hua-Ling s’était montrée attentionnée envers lui, et Jian-Lei avait abordé plusieurs sujets de discussion pour le distraire. Il avait d’ailleurs été enchanté d’apprendre que son gendre venait de signer son premier contrat dans un studio d’enregistrement.

Plongé dans ses pensées, Jarren laissa son regard survoler le carrefour. À cette heure, tous les vendredis soirs, les étudiants quittaient leurs chambres pour se retrouver en ville. Ce croisement était précisément le lieu de rencontre le plus apprécié. Ses nombreux bars, disséminés tout le long des deux avenues, n’étaient pas étrangers à ce succès. Nul doute que le jeune homme se serait joint à la masse, s’il n’avait pas été invité un peu plus tôt.

En règle générale, les chats de gouttière préféraient éviter ces rues trop fréquentées, mais certains, plus hardis, se mêlaient sans complexe à la foule. Agiles et opportunistes, ils attendaient les chutes de viande accidentelles des menus fast-food, particulièrement prisés durant ces soirées.

Alors que le feu rouge s’éternisait, Jarren ne put réprimer un sourire amusé en voyant un matou traverser un groupe de jeunes. Tel un caïd des rues, l’animal roulait des épaules, ses coussinets conquérant l’asphalte à chaque pas. Ce qui ne l’empêcha point de raser les murs en crachant, à l’approche d’un gros chien boiteux. Convaincu par sa primauté, le félin méprisa du regard le husky claudicant, qui préféra s’engouffrer dans une ruelle sombre.

Un coup de klaxon retentit soudain.

— Alors ? Tu bouges ta caisse ou j’dois te pousser ? brailla un conducteur.

Le jeune homme soupira et enclencha la première vitesse. Sans doute pressé, le chauffeur derrière lui embraya un peu trop vite. Son véhicule cala brusquement, donnant un à-coup dans le pare-choc arrière de la Chevrolet.

La secousse fit remonter en Jarren les angoisses vaincues quelques jours plus tôt en reprenant le volant. Un peu fébrile, il serra le frein à main et sortit aussitôt de la voiture.

L’autre conducteur l’imita, bien moins vindicatif qu’avant l’incident.

— Désolé, j’ai calé et ça a fait un bond en avant, commença-t-il, visiblement embarrassé.

Sans un mot, Jarren observa son pare-choc à la lumière d’un lampadaire. Le choc avait été trop faible pour laisser une quelconque marque. Tant mieux. Au moins, sa mère n’en saurait rien.

— C’est bon de mon côté, dit-il simplement.

Pendant que l’automobiliste examinait l’avant de sa voiture, Jarren perçut un râle provenant de la ruelle sombre. Il tourna la tête et distingua la silhouette étendue du chien boiteux.

— Rien non plus sur mon pare-choc !

L’homme semblait soulagé.

— Pas besoin d’appeler la police pour faire un constat, conclut hâtivement Jarren. On en reste là.

Il s’empressa de regagner le trottoir pour approcher l’animal blessé. Mais lorsqu’il reporta son attention vers la ruelle, au lieu d’y trouver le chien, il surprit une silhouette humaine gisant sur le sol.

— Qu’est-ce que…

Jarren s’arrêta aussitôt. L’homme se redressa lentement sous ses yeux, une main crispée sur son épaule blessée. Ses jambes tremblantes se dérobèrent sous lui et il se rattrapa contre un mur de briques, avant de s’asseoir par terre.

— Vous avez besoin d’aide ? se risqua Jarren en s’approchant lentement.

Il avança de quelques pas dans la ruelle, restant toutefois prudemment dans la portée lumineuse du lampadaire.

En temps ordinaire, il ne se mêlait pas de ce qui ne le regardait pas. Comme une grande majorité des gens, il reconnaissait ne pas se sentir en confiance quand il fallait venir au secours d’un inconnu. En l’occurrence, la curiosité l’avait poussé à s’approcher d’un peu trop près. Impossible à présent de repartir comme s’il n’avait rien vu.

— Vous voulez que j’appelle une ambulance ? reprit-il, mal à l’aise face au silence de l’individu.

L’homme tourna vers lui un visage crispé par la douleur, et Jarren recula d’un pas.

— Eh mais… vous êtes le type que j’ai vu à l’hôpital ! s’exclama-t-il.

De longs cheveux raides et un visage fin, difficile de ne pas se souvenir de cet inconnu qui l’avait dévisagé depuis le couloir.

— Tss… En prenant ta défense, Rain a trahi son sang…
— Quoi ?
— Il ne s’en tirera pas comme ça…

L’étranger se cramponna au mur pour se relever. Il vacilla un moment, mais tint bon. Après un dernier regard à l’attention de Jarren, il lui tourna le dos et s’enfonça dans l’obscurité de la ruelle.

Son obstination avait quelque chose de fascinant. Bien malgré lui, le jeune homme demeura immobile jusqu’à ce que la silhouette se fonde totalement dans le noir.

Passant une main dans ses cheveux, Jarren tourna sur lui-même. Hagard, il regagna son véhicule laissé devant le feu tricolore.

En cet instant, deux sentiments s’entremêlaient : l’incompréhension, et l’insécurité. Soit le sort s’acharnait à lui faire vivre des situations absurdes, soit les médecins avaient relativisé son trauma crânien. Et cette fois, aucune des deux hypothèses ne lui convenait.

— Bon sang ! gronda-t-il en se défoulant sur son volant.

Il se ressaisit aussitôt et démarra le moteur d’une main un peu tremblante.

Je vais passer pour un dingue si je raconte ça à quelqu’un…

Pourtant, il ne voulait pas garder ça pour lui. Saisissant son téléphone, il composa un numéro tout en se massant les paupières.

— Lila ? Oui c’est moi, désolé de te déranger, mais il m’est arrivé un truc et… Mais non, je ne suis pas dans un fossé !

•••

— Et tu es sûr que tu n’as pas rêvé ? soupira la jeune fille en regardant le paysage défiler.
— Arrête, je me suis posé cette question toute la nuit, marmonna Jarren d’une voix bougonne.

Les yeux cernés, il se concentrait sur la route. Il ne s’était pas attendu à reprendre si vite la conduite en-dehors d’une zone urbaine, et encore moins après une nuit blanche. Car l’anecdote de la veille l’avait maintenu éveillé jusqu’au petit matin.

Ce n’était pourtant pas faute d’avoir voulu se changer les idées : en retrouvant le roman de Rain au fond de son sac, il s’était dit qu’un peu de lecture l’aiderait à se détendre. Malgré cela, une fois le livre terminé, Jarren se sentait toujours aussi nerveux.

En le rangeant sur sa table de chevet, il avait remarqué le numéro de ses sauveteurs posé près de sa lampe. Aussitôt, il avait entrepris une recherche sur internet pour dénicher leur adresse.

Il n’avait pas rêvé, cet homme avait parlé de Rain. Alors que sa discussion téléphonique avec le garçon ne s’était pas déroulée comme il l’avait souhaité, Jarren voyait là une occasion de le rencontrer pour discuter plus sérieusement. Le prétexte pour justifier cette visite impromptue ? L’envie de lui rendre son livre, tout simplement.

— Je ne vois pas ce que ça va t’apporter de les rencontrer, reprit Lila-Rose. Tu as heurté un arbre, Jen… Les troubles de la vision sont tout à fait ordinaires.

Le jeune homme se mura dans le silence. Avec son tuteur, Rain était le seul témoin de l’accident. Or, l’inconnu croisé à l’hôpital semblait très au courant de ce qui s’était déroulé dans la forêt. Après tout, il avait clairement dénigré le comportement du garçon, sans même parler de sa menace à peine voilée. Et que penser de ce gros chien boiteux, qu’un homme blessé avait remplacé dans cette rue sombre ? Aussi pragmatique fût-il, Jarren n’en tirait que des conclusions farfelues.

— On arrive… murmura-t-il d’une voix sombre.

Au cœur de l’axe secondaire, un petit chemin s’enfonçait dans une zone boisée sur une centaine de mètres. Une entrée discrète que l’étudiant remarquait pour la première fois, au milieu d’un itinéraire pourtant régulièrement emprunté depuis son admission à l’université.

— C’est… commença Lila-Rose.

Un haut portail en fer forgé se dressait devant eux. Les murailles de pierres qui clôturaient ces terres avaient été érigées de façon à diviser la forêt en deux pour en posséder une partie. Un sentier sinueux s’aventurait hors du bois et traversait une clairière avant d’atteindre le petit manoir de style victorien.

— À peine surprenant ? Totalement décalé ? Complètement hostile ? proposa Jarren.
— À vrai dire, un mélange des trois. Tu veux vraiment y aller ?

Mais déjà le jeune homme débouclait sa ceinture de sécurité et quittait la voiture. Pas très rassurée et surtout frigorifiée, Lila ajusta son bonnet et le rejoignit près du portail. Aucun dispositif électronique ne semblait relié à la demeure. Seule une cloche ancestrale, ornée d’une chaînette à son battant, invitait les visiteurs à manifester leur présence.

— Tu vois quelque chose, Jen ?
— Rien de spécial…

Jarren observait les lieux, posant tour à tour son regard sur les bois et la clairière devenus un jardin privé. La propriété témoignait d’un entretien régulier : l’herbe était tondue et les feuilles mortes rassemblées en divers monticules dans un coin. Et avec ses murs propres et ses carreaux lavés, le manoir lui-même n’avait rien d’une vieille bâtisse laissée à l’abandon.

— Jen, regarde là-bas !

Sous leurs yeux ébahis, un loup à la fourrure brune trottinait fièrement dans la clairière, la truffe au sol.

— J’ai l’impression qu’il a à peine un an… C’est adorable ! s’exclama Lila-Rose.
— Tu te fies à quoi pour deviner son âge ?
— Regarde-le, il est complètement dégingandé ! Des pattes trop longues, une queue trop longue… Et son corps est tout étriqué.
— Ça devient un peu trop technique pour moi… admit Jarren avec un sourire.

Bien plus réservé que sa petite-amie, il observait la scène sauvage en silence. Une chose était sûre, le loup qui avait failli causer sa perte était bien plus massif et imposant que le jeune animal. Et surtout, il se souvenait très bien d’une fourrure gris clair, alors que celui-ci avait le pelage noir.

Acteur involontaire d’un spectacle attendrissant, le louvard s’amusait à renifler le sol avec une certaine euphorie. Une feuille se décrocha de sa branche sous le vent glacé et vint effleurer ses flancs nerveux. La jeune bête bondit en l’air, grisée par l’atmosphère soudain rafraîchie.

— Je me demande comment il a réussi à entrer ici, commenta Jarren. Il y a peut-être une brèche dans un des murs ?
— Ne compte pas sur moi pour entrer sans permission !
— Tu es trop sérieuse…
— Et toi pas assez !

Cette petite chamaillerie venait d’alerter le jeune loup qui ne jouait plus. La queue basse, les jarrets fléchis et les oreilles en arrière, il se léchait frénétiquement le museau en jetant des coups d’œil aux inconnus. Il émit un bref couinement et sembla chercher du regard une issue plus sûre.

— Ceci est une propriété privée. Veuillez partir, je vous prie…

Surgissant de nulle part, un homme vêtu d’une tenue baroque s’arrêta à l’entrée de la propriété. Il conserva toutefois une certaine distance, marquant un peu plus l’hostilité déjà perceptible dans sa voix.

— Vous êtes Louis de l’Orchis ? s’enquit Jarren en se collant presque à la grille de fer.

Un infime froncement de sourcils lui donna la réponse.

— Vous êtes venu à mon secours la semaine dernière, et…
— Veuillez partir, je vous prie.

Le ton glacial cloua Jarren sur place.

— Il vaut mieux rentrer, Jen… Ce n’était pas une bonne idée, murmura Lila-Rose pour le réconforter.

Elle le prit par le bras et l’attira en direction de la voiture. Le jeune homme la suivit, vexé d’avoir été chassé comme un malpropre. À aucun moment il n’avait imaginé essuyer un tel échec.

Lila jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Sans plus se soucier de leur présence, l’homme leur tournait le dos et regagnait sa demeure.

— Je n’ai pas fait tout ce chemin pour entendre ça, rétorqua soudain Jarren.

Il fit demi-tour et empoigna fermement un barreau.

— Pourquoi vous ne voulez rien me dire ? Un loup m’a attaqué ! Vous trouvez ça normal, peut-être ?
— Un loup ? répéta Lila, incrédule.

Le jeune homme se mordit la lèvre, conscient de ne pas avoir dévoilé la vérité de la manière la plus subtile. Cependant, toute son attention se focalisait sur Louis qui continuait de s’éloigner.

— En quoi Rain a-t-il trahi son sang en prenant ma défense ? demanda-t-il.

Ses mots avaient fait mouche. Déjà, Louis se retournait pour le fusiller du regard. Face au silence tenace de l’Eurasien, Jarren conclut bassement :

— N’ayez pas l’impolitesse de me laisser dehors.
— Jarren ! souffla la jeune fille sur un ton de reproche.

Il se sentait médiocre, et la façon dont sa petite-amie le dévisageait le confortait dans ce mal-être. Durant toute son enfance, il avait été sensibilisé au respect des Asiatiques, et de l’obligeance qui les définissait. Une telle impertinence ne lui ressemblait pas.

Froissé mais digne, Louis se tourna vers le louvard transi de peur.
Kaere.

La créature sembla réagir à l’ordre et détala vers le manoir. Incrédule, Jarren observa Lila-Rose.

— Il a dit quoi, là ?

Aussitôt, elle lui décocha un petit coup de poing dans l’épaule.

— Ce n’est pas parce que je suis Chinoise que je comprends toutes les langues d’Asie !

Elle avait répliqué du tac au tac, manifestement heurtée par cette généralisation dont semblait faire preuve son petit-ami. À contrecœur, elle ajouta d’une voix un peu bougonne :

— Il lui a demandé de rentrer à la maison.

Amusé, Jarren se massa l’épaule en souriant. Bien plus préoccupé par Louis, il soupira intérieurement en le voyant s’approcher de l’entrée.

— Suivez-moi, intima-t-il simplement en refermant le lourd portail derrière eux.

Dans un silence pesant, il emprunta l’unique allée de gravier, suivi des deux jeunes gens.

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