Mon sommeil fut habité par des pensées lugubres, comme si mon inconscient essayait de me prévenir de quelque chose. Je n’arrivais pas à croire que j’avais pu dormir si paisiblement sur un sol aussi dur. Mais alors que je me relevais lentement, je sentis un métal froid m’enserrer le cou. J’étais enchainé comme un animal. Autour de moi des gens somnolaient, d’autres étaient réveillés, le regard vide. Je ne les avais pas vu hier soir. Étaient-ils vraiment là ? Je me sentais prisonnier, claustrophobe. Je devais sortir de cette caverne, me libérer de ces entraves. Où était le Lapin ? Il fallait que je lui parle. J’étais dans son terrier, lui seul pouvait m’en sortir. Je regardai mes compagnons, ils semblaient dans un état second, drogués, en proie à des tirades qu’eux seuls pouvaient entendre. J’essayai de tirer de toutes mes forces sur la chaîne mais elle était bloquée au mur. Le pire c’est que je ne me souvenais toujours pas de mon nom. La seule chose dont je me rappelais, c’était cette traversée dans la neige, perdu au milieu de rien. Je ne savais plus qui j’étais, comment j’étais arrivé là… Le garçon d’à côté se réveillait et quand il ouvrit les yeux, je vis que ses iris diaphanes n’avaient pas de pupilles. Je m’adressai à lui, le secouai en vain.
⎯ Tu sais comment on sort d’ici ? … Tu sais où est le Lapin ?
Aucune réponse. Il n’était qu’une coquille vide, incapable de penser. Le garçon avait perdu toute humanité. J’abandonnais en essayant toujours d’arracher la chaine du mur quand le Lapin arriva. Il marchait, tout tordu et squelettique, l’air mauvais.
⎯ Vous ! Qui êtes-vous ? Détachez moi ! Je veux sortir d’ici !
Il se tourna vers moi et je croisai son regard rouge et inquiétant.
⎯ Qui est « Je » ?
⎯ « Je », c’est moi ! criai-je à la créature lapine.
⎯ Non, moi c’est moi… mais toi ? susurra le Lapin
Je ne suivais plus et une nouvelle vision passée au kaléidoscope s’imposa à moi. Mon geôlier me laissa et s’approcha de son théâtre. Il jouait encore avec les lumières et les ombres envahirent la salle. Les prisonniers se levèrent à l’unisson comme une armée de mort-vivant et regardèrent le spectacle du Lapin et les formes spectrales qu’il nous fabriquait. Les ombres étaient si belles, de nuances magnifiques. Je retrouvais le bonheur. J’étais attaché et alors ? Je me ferais attacher mille fois pour me sentir aussi bien… Ça ne faisait aucun doute, ce que je vivais là était divin. Ce merveilleux Lapin était le messager des ombres, qui chaque soir nous offraient les plus beaux miracles. Les ombres étaient réelles. Mais était-ce bien des ombres ? Non, impossible ! Il s’agissait d’étoiles filantes. Je voyais des étoiles et elles dansaient pour nous ! Le Lapin les appelait et elles venaient. Elles se montraient.
⎯ Nous agissons pour le plus grand bien, dit la voix de mon hôte.
Et je voulais le croire. J’étais prêt à tout pour la grandeur des étoiles. Toutes ces choses qu’on me demandait… J’étais un chevalier, un véritable chevalier ! Comme ceux qui peuplaient mon enfance. J’étais prêt à combattre. Le Lapin voulait qu’on élimine les mécréants qui ne croient pas aux pouvoirs des étoiles. Mais comment peut-on vivre sans croire aux étoiles ? Ne voient-ils pas leur beauté ?
⎯ Nous agissons pour le plus grand bien…
Dans un mirage décousu, le Lapin devint beaucoup plus grand. La caverne n’était plus si étroite, elle était infinie. De sa hauteur, il attrapa deux de mes compagnons par leur chaîne et il les agita comme des marionnettes. Qu’ils avaient de la chance ! Je voulais être la marionnette du Lapin moi aussi ! Mais je savais que mon tour viendrait, je pourrais rejoindre les étoiles filantes, peut être devenir l’une d’elles. Le Lapin disparut dans la pénombre du terrier et l’obscurité me submergea encore.

Je n’avais plus la notion du temps. Chaque réveil était difficile, car chaque réveil m’enlevait du rêve que je vivais jusqu’à ce que les étoiles reviennent. J’étais recroquevillé sur moi même, dans le noir et l’humidité de la terre. Me réveiller était synonyme de peur : me retrouver là au milieu de ces corps inertes qui attendaient la venue des étoiles, apercevoir le Lapin, sa maigreur cadavérique, sa peau blanchâtre, son visage horrible et ses yeux carmin. Dans ces moments là, mon hôte me terrifiait et je prenais conscience de ma prison. La chaîne qui brûlait mon cou, l’engourdissement dans mes jambes, ma tête qui explosait et mes poumons qui crachaient la poussière que j’avalais. La douleur me faisait prendre conscience de mon corps et si j’avais un corps, j’étais bien quelqu’un. Depuis quelques jours, je profitais de mes réveils pour me poser cette simple question qui me paraissait pourtant si compliquée :
⎯ Qui suis-je ?
Je n’en pouvais plus. La chaîne surtout, c’est elle qui me gênait. Je tirai dessus plus que jamais, aussi fort que mon être endolori le permettait. J’étais quelqu’un. Je disais « Je ». J’avais seulement oublié. La chaîne céda. Je m’en libérai, sans même comprendre pourquoi j’agissais ainsi. Les ombres ne seraient pas contentes. Les ombres… Les étoiles… Tout s’embrouillait dans ma tête. Mes jambes criaient de ne pas me lever, mais je parcourrai les galeries en écoutant mon instinct. Je sortis de ma poche un objet oublié, le briquet. Je l’allumai et en voyant la flamme, je me souvins. Je m’appelle Idris. J’ai un blouson en cuir noir et je fume un peu trop. Je n’ai pas de bonnes relations avec ma mère, ni de bonnes notes à l’école. Je voulais partir et je me suis perdu. Idris… piégé par le Lapin, prisonnier des limbes.
Et les étoiles ? Les étoiles attendront. Je devais continuer mon chemin, ne pas m’arrêter. Je courais, je sentais l’air frais sur mon visage. Je voyais une lumière éclatante au bout du tunnel et je me jetai dedans. La lumière m’avala. Je trébuchai et atterris dans l’herbe fraiche. J’avais presque oublié la sensation des brindilles entre les doigts, le souffle du vent dans mes cheveux… Et le soleil, comment avais-je pu oublier le soleil ? Je retrouvais la réalité. Tout était tellement violent. Une saison entière dans la caverne aux merveilles et j’oubliais ce qu’est la vie, ce que c’est de vivre, de vivre pleinement. Je regardai autour de moi. J’étais dans la lande, mais le désert blanc avait disparu. Des fleurs recouvraient la prairie et les arbres pleins de feuilles projetaient leurs ombres immenses… Les ombres… Il fallait que je les sorte de ce cauchemar… Les prisonniers du terrier.

Je rebroussai chemin. Je retournai dans la caverne à contre-cœur. Je les retrouvai, stoïques dans la pénombre. Je leur criai que les étoiles n’étaient que des ombres, que la vie était ailleurs et qu’ils ne devaient plus croire aux merveilles du Lapin. Mais ils ne m’écoutaient pas. Je suis resté là un moment à me demander si la vie au terrier n’était pas meilleure, plus facile, s’ils n’avaient pas raison finalement.
Seulement, le soleil m’appelait à lui. J’avais été éclairé par ses rayons, je quittais les enfers pour toujours… Je ne voulais plus me perdre. Je voulais être Idris, haut et fort, je voulais être moi, je voulais la vie !

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