Acte II : Par le Fer et non par l’Or

<i<Chaque pays possède sa propre mythologie. Toujours unique et que chaque enfant connaît dès le plus jeune âge. Une façon de glorifier les origines de sa patrie. Sidhàn n'échappe pas à la règle.

On raconte que notre peuple serait venu de l’intérieur des terres, parfois même de Birenze. Arrivé sur ces plateaux escarpés, il se serait retrouvé face à des dragons. Fort heureusement, de puissants guerriers virent le jour et chassèrent les monstres. Les plus grands d'entre eux ont à la gloire de leur nom des épopées entières. Juste parce qu'ils auraient tué quelques lézards géants. Marban était sans doute le plus célèbre. Le fameux Guerrier au Bouclier.

Il était le fils la sorcière Margaid. Celle-ci avait le pouvoir de lire l'avenir. Une nuit, elle vit que son fils unique allait terrasser le Grand Dragon Pourpre. Ce qu'il fit des années plus tard. Durant une partie de chasse, le dragon et lui se disputèrent un cerf. Le monstre lui arracha sa lance lors du combat et le guerrier ne demeura qu'avec son bouclier comme seule arme. Ce qui ne l'empêcha pas d'abattre la bête avec. D'autres victoires contre les dragons avaient suivi et colporté les exploits de Marban à travers Sidhàn.

Quand je pense que je peux résumer cette légende en quelques lignes, alors qu'on m'a obligé, enfant, à lire un livre de plus cinq cents pages dessus. Cela frôle le ridicule, ma parole ! Ridicule aussi de penser y croire. Comment peut-on tuer un dragon millénaire à coups de bouclier ? Il n'y a que les enfants pour avoir des étoiles dans les yeux à l'écoute de telles fadaises ! Je me rends compte que je rêvais d'affronter des monstres autrefois. En vérité, j'avais des tas de rêves. Maintenant, je me contente d'être corsaire comme on a toujours voulu que je sois. Qu'importe, j'ai fait mes armes ainsi et j'en suis fier. Peut-être parviendrai-je même à marquer l’Histoire de mon nom un jour.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
*********************************************
Chapitre XXI : Le Prisonnier

Une pluie fine et froide avait commencé à s’abattre sur l’île. Le sol devenait boueux. Les arbres dégoulinaient, accentuant la sensation de l’averse. Le relief de cette forêt sauvage se montrait escarpé, irrégulier. Les pas étaient instables et plusieurs fois, Balram glissa et manqua de se tordre la cheville. Il courrait, le souffle haletant. Les soldats n’avaient pas encore débarqué quand il était parvenu à fuir la plage. Peut-être aurait-il une chance. Mais ses traces s’imprégnaient dans le sol humide. Tellement aisé de le suivre. Il serra les dents et accéléra. L’idéal serait de trouver un endroit principalement fait de roches. Mais les falaises trempées ne permettaient pas de grimper, n’ayant pas de prise. Balram tituba et chuta. Ses côtes gémirent sous le choc. Il était certain qu’il en avait au moins une de fêlée. Il se releva avec difficulté. La douleur le ralentissait, sans compter la fatigue. Il n’avait plus de souffle. Mais il trouva encore l’énergie de reprendre sa course effrénée.

Il avait la sensation que la forêt tentait de l’emprisonner également. Il n’y avait aucun chemin, aucune forme de dégagement. Les racines surgissaient de partout. Les branches basses le giflaient au passage. Les troncs le deviaient sans cesse de sa route et le ralentissaient considérablement. La cime était si épaisse qu’il ne voyait même plus le ciel. Il se souvint de son arrivée à Coerleg plusieurs semaines auparavant. Il avait déjà eu cette sensation avec les hauts plateaux. Mais, cette fois, il était face à une île sauvage et il était blessé, épuisé et à pieds avec des poursuivants à ses basques. Il ne les entendait pas encore, mais il doutait fortement qu’on le laisse s’en sortir comme ça. Alors, il continua de courir. Il essuya d’une main tremblante le sang qui l’aveuglait. La douleur était insupportable. Il avait envie de pleurer, mais il n’osait pas. Il s’en sortait à bon compte en vérité. Lui.

À nouveau, ses jambes flanchèrent. Ses mains s’écorchèrent sur le sol inégal alors qu’il se rattrapait maladroitement. L’une d’elle se posa sur son œil gauche, tenta d’endiguer l’hémorragie. Mais il ne parvint qu’à accentuer la douleur. Il étouffa un cri et se releva en tanguant. Il resta un moment immobile à écouter la pluie et son propre souffle. Toujours aucun signe des soldats. Il avait laissé trop de trace pour qu’ils l’aient perdu. Ils devaient être loin ou trop discrets pour qu’il les entende. Ou alors, ils lui tendaient un piège. Le pas hésitant, il reprit sa route. Ses poumons étaient comme compressés et le brûlaient. Ses jambes tremblaient sous lui. Il avait besoin de ralentir un peu. Il ne pourrait sûrement pas courir pendant quelques minutes. Il toussa violemment, s’arrachant la gorge et secouant douloureusement sa poitrine. Il avait dû se casser une côte et elle lui rappelait son existence.

Sa main essuya le sang et l’étala sur son visage. Sa blessure ne s’arrêtait pas de saigner. Il avait l’impression qu’elle ne cessait d’empirer. Ce qui était certainement le cas. Lorcas ne l’avait vraiment pas raté. Balram se mordit le poing pour étouffer un sanglot. Ces mains écorchées teintées de sang séché. Mais ce n’était pas le sien. Sale morveux ! Tout est sa faute ! Mais il avait plus mal à l’intérieur qu’à l’extérieur soudain. Il entendait encore sa voix lui donnant des leçons comme s’il savait tout. Comme il pouvait être agaçant, même absent.

C’était Lorcas qui avait déclaré les hostilités. Non seulement, il l’avait trahi, mais avait voulu le retenir à l’arrivée de l’Armada. Mais Balram savait que jamais le coerlège n’aurait été jusqu’au bout. Pas comme lui malheureusement. À présent, il avait surtout envie de vomir. Il se demanda soudain pourquoi il fuyait. Mais la perspective d’être enfermé lui redonna des ailes et il s’élança à nouveau à travers la forêt. Les impacts des coups donnés par l’adolescent le lançaient. Et que dire de cette meurtrissure sanglante qu’il portait au visage ? Elle lui donnait envie de s’arracher l’œil dans l’espoir de ne plus le sentir. Il sentait encore le couteau s’y enfoncer. Lorcas avait bien visé. Qui aurait cru qu’il pouvait être dangereux ? Balram s’était fait avoir en beauté. Il le payait amèrement en cet instant.

Alors que son corps lui soufflait de s’arrêter, il accéléra la cadence. Son cœur battait tellement fort qu’il semblait sur le point d’exploser. Balram rejeta une nouvelle quinte de toux. La pluie s’intensifiait comme pour lui signifiait qu’il fuyait pour rien. Mais il refusait de finir entre quatre murs. Il ne voulait pas subir la prison. Il préférait mourir ici plutôt que l’Armada ne lui mette la main dessus. Avec un peu de chance, ils ne s’embarrasseraient pas de lui et l’abattraient sur le champ. Surtout après ce qu’il avait fait.

Il l’entendait encore crier et voyait encore ses yeux s’écarquiller de surprise. Lorcas ne l’avait peut-être pas cru capable. Il avait oublié qui il affrontait. N’était-ce parce qu’il le savait qu’il l’avait trahi et vendu ? Balram lui-même avait été surpris par son geste. Il tentait de s’échapper et sa main avait agi d’elle-même. Pourtant, c’était Lorcas qui prenait indubitablement l’avantage. Le garçon s’était montré obstiné. Malgré son manque d’expérience, il avait déjà suivi un entraînement militaire et profitait de sa taille et de son poids pour mettre Balram en difficulté. Le pirate était plus rapide et son désespoir le poussait à plus se débattre. Mais après plusieurs passes, le coerlège était parvenu à clouer enfin au sol. La fatigue de Balram avait joué contre lui ainsi que sa faible constitution. Il avait mordu, griffé, frappé avec la hargne d’un animal. Lorcas avait encaissé. Le pirate avait alors enserré la gorge de l’adolescent, espérant qu’il finirait par lâcher prise ou conscience. Contre toute attente, Lorcas n’avait pas tenté de se dégager ou de s’éloigner. Sa lame avait fondu sur le visage de Balram qui ne pouvait l’éviter. Le couteau avait traversé sa paupière – ridicule protection – et crevé son œil. Le flibustier s’était tordu de douleur. Avait évidemment lâché le cou de Lorcas.

Sa blessure le rendait fou. Le sang était épais, gluant, presque noir. Son œil intact clignait rapidement comme s’il partageait la douleur de l’autre. Il perdit à nouveau l’équilibre. Il cria quand sa cheville se tordit. Malgré la souffrance, il se força à se relever. Une maigre rivière coulait à quelques mètres de lui. Il boita vers elle. Au moins, sa cheville pouvait encore porter son poids. Il espérait qu’elle n’était pas foulée. Il plongea les mains dans l’eau glacée, grimaça quand elle brûla ses écorchures. Il lava consciencieusement le sang comme si cela allait effacer ses actes. Usant de ses paumes comme coupe, il arrosa généreusement son œil. Cet effort était certainement vain, mais il ne pouvait supporter encore longtemps le saignement. Il nettoya son visage ensanglanté et tenta de calmer l’hémorragie. Mais l’eau ne fit que l’accentuer. Il grimaça de dépit. Il n’osait regarder son reflet dans l’eau. Il doutait avoir un visage humain.

Inconsciemment, il profita pleinement de cette pause. Son rythme cardiaque reprit une cadence normale. Sa cheville s’apaisa. Il était à bout de forces. Il mourrait d’envie de s’allonger à même le sol et de dormir enfin. Oublier ce qui venait de se passer, comme si tout avait été un cauchemar. Des aboiements de chiens le ramenèrent à la réalité. Lorcas lui avait dit que l’île était inhabitée. Ce ne pouvait être que l’Armada. Les soldats ne se donnaient même pas le peine de chercher ses empreintes sur le sol, ils utilisaient des limiers. Il pouvait espérer distancer des hommes à la course, pas des chiens de chasse. Malgré le froid, il plongea ses pieds dans l’eau. La rivière n’était pas bien profonde, elle ne lui arrivait même pas à la taille. Il espérait qu’en la remontant ainsi, il pourrait tromper l’odorat des chiens. De toute façon, avec cette pluie, il était déjà trempé.

Si les soldats mettaient la main sur lui, il n’aurait aucune chance. Il ne lui restait qu’un poignard. Son carquois et son sac étaient restés dans le bateau sur la plage. Quant à son second saïs… Il l’avait abandonné. Il n’avait pas eu le courage de le récupérer. Surtout pas après l’usage qu’il en avait fait. Les chiens criaient plus forts. Ils se rapprochaient. Ce serait bientôt l’hallali. Balram courut comme il put dans l’eau. Il devait fuir. Sa cheville ne lui faisait presque plus mal. Mais la fatigue pesait tellement lourd sur ses épaules qu’il avait l’impression d’aller plus lentement en courant qu’en marchant.

Son œil avait recommencé à saigner. Il l’engloba de sa main pour empêcher le sang de se répandre. Il n’osait pas cligner le droit. Quand il fermait les yeux, il revoyait les images de Lorcas. De son poignard. Il secoua la tête, mais rien ne semblait parvenir à chasser ses souvenirs de son esprit. Combien de temps cela allait-il le poursuivre ? Il avait déjà culpabilisé, mais jamais à ce point. Il n’avait jamais été suffisamment proche de quelqu’un pour le regretter vraiment. Et en même temps, la trahison du garçon était encore tellement vive et douloureuse dans son esprit. Il s’en voulait d’avoir encore de la rancune envers Lorcas. L’adolescent était mort, il avait déjà plus que payé son revirement.

Balram s’était débattu à l’aveugle, principalement guidé par sa douleur et sa peur. Lorcas n’avait pas laissé son couteau dans l’œil mutilé, mais le pirate avait l’impression que l’arme touillait la plaie avec délice tant il avait mal. À tâtons, il avait cherché son saï qu’il avait perdu durant la lutte. Le garçon avait voulu l’immobiliser définitivement et l’avait plaqué contre le sol. Balram avait juste voulu le blesser pour qu’il le lâche et ne puisse le poursuivre. Il avait levé son arme. Lorcas, la voyant, avait voulu la dévier. Grand mal lui en avait pris. Le saï glissa sur son couteau, remonta, évitant la jambe qu’il visait et s’enfonça dans le sternum. Les poumons transpercés par les trois lames du poignard et compactés par le choc, Lorcas ne put crier. Mais il vomit abondamment du sang. Effaré, Balram avait aussitôt lâché son arme et s’était écarté comme s’il craignait une contamination. Les yeux écarquillés, il avait secoué la tête dans tous les sens, niant la scène qui s’était déroulé. Le regard de Lorcas était passé de l’étonnement à un vide abyssal. Dans une lenteur irréelle, l’adolescent s’était écroulé au sol, inondant les galets de son sang. Son odeur avait pris Balram à la gorge qui avait fui, autant le cadavre et la réalité que l’Armada s’approchant.

Un froid affreux enveloppa le corps de Balram. Trempé jusqu’aux os, le pirate se recroquevilla. Il entendait encore les chiens aboyer. Il se demanda soudain si les soldats allaient retenir leurs bêtes ou les laisser le tuer à coups de crocs. Un tel sort était peut-être préférable à Comminatie. Comme il voudrait tellement se laisser tomber au sol et s’endormir pour ne plus se réveiller ; et ne surtout pas rêver pour ne plus revoir Lorcas vomir du sang et s’effondrer. Il étouffa un cri, mais ce n’était pas à cause de sa blessure cette fois. En titubant, il reprit sa route. Il avançait beaucoup trop lentement, mais il n’avait plus la force de se hâter. Il s’était fait une raison. Il n’échapperait pas à ses poursuivants. Il avait déjà peu de chances à la base, mais avec des chiens il était condamné.

Les pieds gelés, il se décida à quitter la rivière. Il était trempé jusqu’aux hanches. La pluie s’était déjà chargée de gorger sa chemise et sa cape. L’eau avait glissé sur son manteau de cuir, l’épargnant vaguement au début. Ses cheveux dégoulinaient lamentablement. Il devait ne plus ressembler à rien. Mais son apparence était le dernier de ses soucis.

Lorcas, je suis désolé. Ça n’aurait jamais dû arriver.

Comme si de telles pensées pouvaient changer quoique ce soit. Qu’importait sa désolation, il avait tué ce gosse. Certes, Lorcas l’avait vendu à l’ennemi, mais méritait-il pour autant un coup de poignard dans la poitrine ? Balram n’arrivait pas à se le persuader. S’il avait abandonné ce combat perdu d’avance, le gamin serait encore en vie. Pourquoi fallait-il toujours qu’il se débatte contre l’inévitable ? Un autre avait payé à sa place. Balram ne s’était jamais aimé, mais là il se donnait juste envie de vomir. Le pauvre garçon n’avait rien vu venir.

Il laissa ses jambes céder sous lui. Assis sur un tas de feuilles pourrissant et froid, il s’adossa contre un arbre et attendit. Les soldats ne devraient pas tarder à le dénicher. Il avait tellement froid et était si las. Son visage était inondé de pluie et de larmes. Il était fatigué de toujours fuir, de toujours regarder par dessus son épaule, de se méfier de tous. Il voulait juste se reposer maintenant. En finir enfin. Il leva les yeux et observa le paysage autour de lui. C’était certainement la dernière fois qu’il voyait le dehors. Qu’il respirait l’air libre. La forêt semblait pencher. Il devait être en train de monter une pente. Il ne s’en était pas rendu compte. Il n’y avait presque pas d’herbe au sol, les feuilles et les épines des arbres avaient rendu la terre stérile. Il inspira l’odeur de sève et d’épicéa qui l’encerclait. Étonnement, cela le calmait. À part quelques oiseaux aux plumes détrempées, il ne voyait aucun animal. Même les bêtes s’abritaient quand il pleuvait. L’eau cascadait des branches et arrosait abondamment le sol. Mais les arbres abritaient d’autres endroits. Là où était Balram, il ne pleuvait presque pas. C’était un soulagement. Il ramena ses jambes contre son torse. Il laissa ses yeux pleurer du sang pour l’un et des larmes pour l’autre.

Balram rouvrit l’œil quand des bruits de pas précipités lui parvinrent. Il se releva en grimaçant. Les silhouettes des soldats précédées par deux chiens se distinguèrent à travers la végétation. Il crut aussi voir deux chevaux guidés par la bride. Le pirate jeta son dernier poignard et leva les mains. Les chiens furent les premiers à arriver. Il s’agissait de deux bergers. Il était difficile de distinguer leurs couleurs tant leur pelage était trempé. Ils gueulaient et fonçaient droit sur Balram qui eut un mouvement de recul.

« Je me rends ! » s’exclama t-il sans parvenir à cacher son inquiétude.

Cela ne suffit pas à arrêter les chiens qui se jetèrent sur lui. Il fut à nouveau plaqué au sol, ses côtes endommagées brutalisées. Heureusement, les bêtes avaient été bien dressé. L’un des canidés lui bloquait une jambe alors que l’autre le tenait à la gorge. Mais la pression n’était pas assez forte pour le blesser. Il s’agissait juste de dissuasion. Cependant, sa chute et la pression de la mâchoire avaient ranimé sa douleur à la cheville. Il se força à ne pas se débattre. Il valait mieux ne pas énerver les chiens. Il sentit le sol trembler sous lui, annonçant l’arrivée des soldats. Leurs mines patibulaires et sombres le surplombèrent. Leurs uniformes détrempés pendaient sur leurs épaules. Les gueules des mousquets se pointèrent vers la tête de Balram. L’un des hommes siffla brièvement et les chiens le lâchèrent dans un dernier grognement.

« Je me rends, répéta le pirate faiblement.

– Comme si tu avais le choix. » grommela une voix.

Deux hommes le soulevèrent durement. On lui mit les fers aux poings. Mais personne n’avait encore baissé son arme. Balram claquait des dents. Le froid semblait s’intensifier ou c’était seulement le fait d’avoir cesser de courir. Mais un autre froid naissait en lui. La peur. Maintenant qu’il était pris, l’ombre de la prison planait sur lui. Il se demanda s’il serait condamné à mort. Valait mieux une pendaison rapide qu’une longue vie derrière les barreaux. L’un des soldats l’attacha à un cheval. Trois encadrèrent le pirate. Malgré leur modeste victoire, les hommes gardait la mine sombre et agressive. Bien sûr, le pirate avait tué l’un des leurs. Le corps de Lorcas gisait-il encore sur la plage ? Serait-il ramené à son père ? Le vieux Kerdarec apprendrait-il que l’homme qu’il avait abrité sous son toit était son meurtrier ?

« Faut qu’on rentre à Valenc avant la nuit tombée. Perdons pas de temps. » trancha l’un des soldats qui semblait être le chef.

Il était plus âgé que les autres et portait une petite médaille décolorée sur son uniforme. Balram n’était pas très au su des grades militaires et ne pouvait dire celui du chef, mais il ne devait pas être bien élevé. L’un de ses gardiens lui donna une brusque poussée dans le dos pour le faire avancer. Le pirate parvint à ne pas tomber et suivit le mouvement. Le cheval s’avança doucement en soufflant bruyamment des naseaux. L’air expulsé resta en suspension comme un nuage blanchâtre.

La fatigue semblait plus pesante qu’avant malgré la pause que Balram s’était autorisée. Plusieurs fois, les soldats s’impatientèrent. Il reçut des coups de pieds qui ne l’aidaient en rien à accélérer sa marche. Les hommes parlaient entre eux en coerlège. Leurs regards et leurs sifflements en direction de leur prisonnier indiquaient sans mal leur sujet. L’ambiance était lourde, menaçante, étouffante. Il sentait leur haine gronder autour de lui tel un essaim d’abeilles. Les soldats semblaient crever d’envie de lui cracher ses vérités, mais se retenaient. Peut-être craignaient-ils de ne pas se contrôler s’ils cédaient à leurs pulsions et de ne pas le ramener vivant à la base. Balram se demanda s’ils connaissaient personnellement Lorcas ou si ce n’était que de l’esprit de camaraderie qui guidait leur ressentiment. Le pirate baissa les yeux et se mordit la lèvre. À chaque fois qu’il pensait au garçon, c’était comme s’il recevait lui-même le coup de poignard.

Sur le chemin de retour, la forêt lui semblait plus morbide et sombre qu’avant. Il n’avait pas non plus pris le temps de la regarder durant sa fuite infructueuse. Il avait vaguement remarqué sa ressemblance troublante avec celle qui entourait Valenc. Maintenant qu’il n’avait plus à regarder par dessus son épaule et qu’il avait besoin de détourner son attention des soldats enragés qui l’accompagnaient, il prenait plus de temps à observer son environnement. Une nouvelle fois, il pensa que c’était peut-être la dernière chose du monde extérieur qu’il verrait. Jamais il n’aurait cru qu’autant de variantes de gris pouvaient habiller un ciel de pluie. Il remarqua également un bon nombre de plantes qui lui étaient inconnues. Il avait tellement voyagé dans le sud que le nord lui était étranger. Les différences entre ces quelques kilomètres étaient étonnantes. Deux mondes opposés, l’un gris et froid aux imposantes forêts et l’autre ensoleillé et sec aux immenses plaines, séparés par un désert de sable. Il se rendit compte qu’il ne suivait pas le même parcours qu’il avait emprunté. Certainement, les soldats connaissaient un chemin plus direct pour retourner à la plage. Le pirate frissonna en songeant à cette plage. Cet endroit ne faisait finalement que respirer la mort. Un peu comme cette île désertée par les hommes. Les seuls animaux qu’il entendait étaient les chiens de l’Armada qui gambadaient et aboyaient à l’avant de la procession et les chevaux qui soufflaient de temps à autre. Ce silence dans une forêt si dense était angoissant. Même les soldats avaient cessé de marmonner entre eux. Une nouvelle fois, Balram se sentait étranger, rejeté sur cet archipel du nord. Et pourtant, il avait des chances de mourir ici.

« Avance plus vite ! » grogna un soldat en le poussant violemment.

Le pirate lui jeta un regard noir et arracha péniblement son pied de la boue. Son expression ne plut pas à l’homme qui grimaça méchamment.

« Tu me regardes pas comme ça, gibier de potence. »

Le coup de poing partit et frappa la mâchoire de Balram. Comme si je n’avais pas reçu assez de coups pour aujourd’hui, songea t-il amèrement. Le contact de ses doigts glacés sur l’hématome ne suffit pas à calmer les pulsations de douleur. En plus, il s’était mordu la langue. Il recracha un peu de sang. Il avait du mal étrangement à reprendre contact avec la réalité. Comme s’il avait la tête sous l’eau. Il continuait d’être hanté par le sort de Lorcas et en même temps son esprit semblait aspirer par la forêt sombre et silencieuse. Il ne parvenait même pas à mémoriser les traits des hommes qui l’encadraient. Tout semblait flou et lointain. Peut-être était-il déjà mort d’une certaine façon. Il parvint néanmoins à hâter légèrement son pas. Il se rendit compte au passage à quel point il était difficile de marcher avec les poings liés. Il perdait une bonne partie de son équilibre et le sol était loin d’être stable. Sa fatigue le faisait aussi bien tanguer. Il avait l’impression d’avancer sur un pont durant une tempête. Mais il n’était pas en mer. Il était sur une terre inconnue, en captivité. Il ne sentirait peut-être plus jamais les embruns de l’océan.

Les soldats s’étaient remis à parler vivement en coerlège. Les regards vers le pirate ne s’étaient pas radoucis, loin de là. À croire que sa présence n’attisait que la haine. Balram frissonna quand il reconnut le nom de Lorcas dans la conversation. Qu’ils aient ou non réellement tenus au garçon, un esprit de camaraderie devait animer la base de Valenc. On avait tué l’un des leurs à quelques mètres d’eux et le coupable était à portée de main. Mais ils n’avaient pas le droit de faire justice eux-même. Balram pouvait ressentir leur rage et leur frustration. Les doigts devaient énormément les démanger. Balram se demandait ce qui les retenait autant. Lui n’aurait pas hésiter. C’était étonnant cette façon de vouloir donner absolument un jugement aux criminels. Surtout ceux qui étaient pris ainsi sur le fait. Alors qu’en pleine mer, les pirates pouvaient se faire abattre comme des chiens lors d’une escarmouche avec l’Armada. Il ne comprenait pas comment cela fonctionnait vraiment. Il aurait été tellement plus simple de le tuer dans la forêt ; quitte à ne rien dire à personne. Malgré leur soif de sang, ils se le trimballaient à travers les bois pour le ramener à Valenc. Était-ce leurs supérieurs à la base qui tenaient à l’avoir vivant ou à faire le boulot eux-même ?

Les sentiments de Balram étaient mitigés et confus. Il désespérait de finir en prison, d’être privé de liberté. Il craignait une exécution. En même temps, il se sentait soulagé d’en finir enfin avec la fuite perpétuelle qu’était sa vie. Une vie d’errance sans but. Il était tellement fatigué. La prison pourrait lui offrir un refuge où se reposer. Il aurait le gîte et le couvert gratuitement et n’aurait plus à voler sa nourriture ou à dormir à la belle étoile. Oui, se reposer, un lieu où se poser et ne plus avoir à s’inquiéter du lendemain. Cependant, il ne pensait pas pouvoir réussir à supporter l’enfermement. Il ne se souvenait que trop bien de la cave d’Osmoise. De son étroitesse, de ses ténèbres, de cette terrible sensation d’étouffement. C’était pour cela qu’il aimait tant le grand air et la mer. Les eaux n’avaient ni limite, ni mur. Quant à une condamnation à mort… Son seul but s’était révélé être une chimère pourrie au ventre vide. Il n’avait jamais été vraiment heureux et en paix. Il n’avait personne. Mourir ne serait pas une grande perte. C’était une pensée terrible de se dire que la mort serait la meilleure option. Son père avait toujours eu raison finalement. Il aurait mieux fait de le noyer à la naissance. Quelles peines auraient été évité !

Il se sentit trébucher. Dans ses pensées, il ne prenait même plus garde où il mettait les pieds ; bien mal lui en prit. Évidemment, personne ne se prit la peine de le rattraper. À nouveau, ses côtes encaissèrent douloureusement le choc. Étalé de tout son long dans la boue, sa cheville à nouveau meurtrie prise dans une racine, Balram ferma les yeux et laissa son front reposer au sol. Il était tellement épuisé qu’il s’endormirait bien là. Mais les soldats s’était décidé à ne pas le laisser tranquille. La moindre excuse pour se passer les nerfs sur le pirate enferré était la bienvenue.

« Relève-toi ! » ordonna l’un d’eux en lui donnant un coup de pied dans le flan.

Balram étouffa un cri. Il tenta de se relever, mais ses forces étaient terriblement amoindries. Il se récolta un second coup qui ne l’aida pas. On s’impatientait autour de lui. Le cheval s’était arrêté quand il l’avait senti ralentir et attendait sans un bruit en mâchouillant quelques brins d’herbe. Brave bête.

« On pourrait pas faire une pause ? souffla Balram, sans espoir que sa demande soit acceptée.

– Non, mais tu te crois où ? En promenade de santé ? On nous attend à Valenc. Alors, tu vas te bouger le cul, sinon c’est nous qui allons le faire. »

À nouveau, il s’appuya sur ses avant-bras. Mais ils tremblaient sous son poids. Il n’en pouvait plus. Il n’avait presque pas dormi pendant la traversée. La journée avait été longue et chargée. Il touchait ses limites. Ce serait tellement plus simple si ces idiots de soldats le laissaient monter le cheval plutôt que d’user de la bête pour le tirer.

Des mains sèches l’agrippèrent et le remirent sur pieds. Balram manqua de basculer, mais une claque qui manqua de lui briser le nez lui fit reprendre contact avec la réalité. L’œil papillonnant, il eut l’impression de distinguer les visages hostiles des coerlèges pour la première fois. L’un d’entre eux tira les rennes du cheval, le faisant avancer et forçant ainsi Balram à faire de même.

La pluie avait enfin cessé. Et le pirate crut reconnaître certains décors. Les arbres se parsemèrent. Ils approchaient de la plage. Le captif eut un mouvement de recul. Il ignorait s’il fuyait ainsi la prison ou la vision possible du corps de Lorcas toujours étendu sur les galets. Avec un grognement d’impatience – ne savaient-ils que grogner comme des animaux sur cet archipel ? – on le poussa vigoureusement dans le dos. La main tremblante, Balram toucha prudemment son œil blessé. La douleur demeurait lancinante, mais la plaie ne saignait plus. Une horrible croûte visqueuse de sang la recouvrait. Dégoûté, il ôta aussitôt les doigts. En les regardant, il y remarqua du pus en plus du sang. Il grimaça en sentant son odeur acre. C’était bel et bien infecté. Il avait définitivement perdu son œil et cela ne ferait que s’empirer si on ne lui prodiguait pas des soins rapidement. Il doutait que ses geôliers se soucient de cela.

Le vent soufflait et les nuages défilaient rapidement. Même les soldats sous leurs manteaux frissonnèrent. Il faisait froid. Même dénué de la neige de Birenze, l’hiver s’était aussi installé ici. L’eau gouttait vivement des arbres, faisant presque croire que la pluie avait recommencé. Les bois clairsemés apportèrent un peu plus de lumière. Balram cligna de l’œil. C’était étrange d’être aveugle que d’un côté. C’était comme si on avait coupé sa vue en deux. À gauche, tout était noir, à droite, la lumière lui était difficilement supportable.

La plage apparut enfin. Le soleil grisâtre se reflétait sur la mer et les galets, éblouissant les hommes. Balram baissa la tête, les dents serrées. Il ne voulait pas voir cette plage. Sans faire attention s’il tombait ou pas, il fut traîné sans ménagement. Son œil tomba sur la carcasse de l’Épine Pourpre. Elle lui semblait si lointaine soudain. Il s’étonna qu’elle n’ait pas changé comme s’il l’avait quitté des années auparavant. Il inspira pour se donner du courage et releva la tête. La plage était déserte de corps. Quelques soldats faisaient les cent pas devant les canots, en attendant leurs camarades. Ils avaient dû emmener le corps de Lorcas sur le bateau. Soulagé, il ne le verrait pas. Un poids quitta ses épaules ployées. Encadré, il descendit la plage. Les hommes qui surveillaient les canots l’observèrent avec dégoût et haine. Ils n’apparaissaient pas plus pacifistes que leurs camarades. On le détacha du cheval et en quelques pas il fut devant les barques. Il se laissa tomber dans l’un des canots avant qu’on l’y poussa durement. Rapidement, quatre soldats embarquèrent avec lui, arme au poing. Comme s’il avait la moindre chance dans son état de fuir. Et pour aller où ? Retourner dans la forêt, les chiens aux trousses ? Ridicule ! Il regarda d’un œil morne les autres soldats monter dans les barques. Il se figea d’horreur et détourna vivement la tête quand il aperçut un corps enveloppé dans un drap reposer dans l’une des barques. L’un des soldats lui cracha « Lâche » à la gueule alors que l’embarcation bougeait sous lui. Mais le pirate demeura le visage vers ses pieds, plus pâle que jamais. Sa vision se troublait. Il s’empêcha de pleurer.

Les soldats évitèrent habilement le courant qui avait emmené Balram et Lorcas sur l’île et rejoignirent les deux bateaux qui les attendaient au large. Balram fut emmené vers le clipper. Il s’obligea à ne pas quitter ses pieds du regard, se refusant de savoir si la dépouille de son ancien camarade de route le suivrait sur le même bateau. C’était lâche et il ne s’en cachait pas. Il ne leva pas la tête une seule fois une sur le pont. Il sentait l’atmosphère hostile qui se déployer autour de lui. Jamais la haine ne lui avait semblé si lourde. Il fut emmené dans les profondeurs du navire. Le noir ambiant et l’odeur de renfermé le firent trembler. La cave revenait sans cesse dans son esprit. Comment pourrait-il supporter alors la prison ? Le fond de la cale était humide. Quelques centimètres d’eau croupie recouvraient le plancher. Quelques petites cellules avaient été aménagé pour le transport de prisonniers. Balram hérita de celle qui était la plus éloignée. Avec la courbure de la proue, elle était aussi la plus petite et la plus humide puisque les vagues frappaient à cet endroit. Le prisonnier était certain qu’ils l’avaient choisie exprès pour ces caractéristiques. Il voyagerait dans le froid et l’eau. Mais son esprit était à des kilomètres de là. L’image du corps drapé avait imprégné douloureusement sa rétine. Quand il parvenait à la chasser, c’était la cave qui revenait. Il se rendit à peine compte qu’on levait l’ancre. Le clipper ouvrit les voiles et bougea mollement sur l’eau.

Le voyage lui parut interminable. Pourtant, il ne prit que deux heures. Chaque mouvement du bateau frappait les vagues. L’eau s’infiltrait à travers la coque et ruisselait dans sa cellule. Il sentait chaque houle avec précision. Deux soldats jouaient vaguement aux cartes et discutaient à voix basse quelques mètres plus loin. Ils étaient jeunes. Peut-être avaient-ils le même âge que Lorcas. Balram évita soigneusement de les regarder et préféra ne pas attirer leur attention sur lui. Il observa vaguement le mouvement de l’eau à ses pieds avant de se sentir tomber dans un sommeil – il en remercia les dieux – sans rêve.

Il se réveilla quand le bateau atteignit le large et que les vagues se firent plus virulentes. Le mouvement et les éclaboussures le sortirent de sa léthargie. Il ne se sentit pas plus reposé qu’avant. Il se demanda combien de temps il avait dormi. Quelques minutes peut-être. Les deux soldats étaient toujours concentré sur leur partie sous la lumière vacillante d’une bougie. Balram étendit ses jambes douloureuses et chercha une meilleur position. Mais la cellule était si petite qu’elle ne l’obligeait à garder les jambes légèrement fléchies. Il n’avait même pas de banc et devait s’asseoir à même le sol inondé. Il avait de bonnes chances de chopper une maladie avant de revoir Valenc. Cette fois, sa fatigue ne suffit pas à l’emmener à nouveau dans le sommeil. Il vécut le reste du voyage arrosé et boulotté par les houles.

Enfin, le bateau devint plus stable et il le sentit ralentir. Le soulagement et l’angoisse le prirent à la fois. De toute évidence, ils approchaient de leur destination. Ça s’agitait au dessus de sa tête. Des cris donnaient des ordres. Même s’il ne saisissait pas les mots, il devina que les soldats étaient dirigés en coerlège. Décidément, ils avaient du mal avec la langue officielle de la Fédération dans cette base. Il entendit le bruit caractéristique d’une chaîne qui se déroule et d’une ancre plongée dans l’eau. Avec difficulté, Balram se remit sur ses pieds. On n’allait pas tarder à venir le chercher. Les deux gamins rangèrent leurs cartes et se mirent au garde-à-vous. Ils avaient été bien dressé. La trappe qui donnait sur les cales s’ouvrit soudain. L’officier qui avait dirigé la poursuite dans la forêt descendit. Son regard ne chercha pas longtemps le pirate. Il donna un trousseau aux deux jeunes. Ils étaient précautionneux pour éloigner autant les clés. Amorphe, Balram regarda la grille s’ouvrir avant de sortir de sa cellule doucement. Il avait toujours les poings liés. Un soldat lui attrapa chaque bras et on l’emmena sur le pont. Le pirate fut ébloui par la lumière du jour. À croire qu’il en avait perdu l’habitude à force d’errer dans la nuit hivernale de Birenze. Le clipper avait directement été amarré au port de Valenc. Pas besoin d’utiliser une barque. La démarche hasardeuse, il descendit du navire toujours fermement encadré. Il traversa le port rapidement. Il avait oublié à quel point l’embarcadère de Valenc était ridicule.

La base navale se dressa devant lui. Malgré qu’elle soit haute de trois étages, elle n’échappait pas à l’obsession des coerlèges pour les toits plats et les bâtiments carrés. Si elle avait été bâti au milieu de la ville, elle n’aurait pas dénoté. Une grande cour où s’entraînaient des soldats séparait l’enceinte au bâtiment. Les jeunes recrues le suivirent du regard. Elles semblaient seulement intriguées ; comme si elles n’avaient jamais vu de criminel passer leurs portes. Ce qui était peut-être le cas. La base était très récente encore. Certains garçons se tordaient le cou pour voir les soldats rentrer derrière. Ils avaient l’air de chercher quelqu’un du regard. Un officier venait de sortir du bâtiment et se mit debout sur leur chemin. Balram jeta un coup d’œil à ses décorations. Un rang élevé. Certainement le commandant de la base. Lorcas ne lui en avait pas raconté du bien. Maintenant qu’il voyait sa tête, il se dit qu’il n’avait pas l’air bien vif. Pas étonnant que l’Armada avait voulu s’en débarrasser en l’exilant dans ce trou paumé.

« Commandant Oustralos, salut en langue commune l’officier qui avait capturé Balram. Le fugitif Balram Elkano a été interpellé.

– Oui, je vois ça, grommela le commandant en dévisageant Balram avec dégoût. Et où se trouve Kerdarec ? Le fait qu’il ait livré le pirate ne lave en rien sa trahison.

– Il…, bredouilla l’homme, mal à l’aise. Il est mort, Commandant. Elkano l’a poignardé avant que nous ayons pu atteindre la plage. »

Un murmure se propagea dans les rangs. Plusieurs jeunes jetèrent des regards de rage et d’effroi à Balram. Ils devaient suivre les mêmes classes que Lorcas.

Tu vois, gamin, t’as fait tout ça pour rien. Ils t’auraient quand même jeté au trou.

« Emmenez ce criminel dans les cachots ! » ordonna sèchement Oustralos, pas perturbé pour un sous par la mortuaire nouvelle.

Une brusque poussée à chaque bras força Balram à avancer. Alors qu’ils entraient dans le bâtiment, il jeta un coup d’œil au gradé. L’homme avait les dents serrées et le regard sombre. Les paroles d’Oustralos sur Lorcas ne lui avaient pas plu de toute évidence. Le pirate songea que le Commandant n’avait guère la sympathie de ses troupes et inversement. Cette base ne survivrait jamais à une attaque et encore moins à une guerre. L’enceinte ne possédait aucun canon et n’avait que des briques comme défense. Ses hommes n’avaient pour la plupart pas fini leurs classes et le commandant et son entourage étaient détestés par les hommes. Seuls les forts courants et les côtes rocheuses de Coerleg les défendaient contre les attaques extérieures.

Balram ne se prit pas la peine d’observer l’intérieur de la caserne. On l’entraîna rapidement dans les sous-sols. Une odeur de cave lui emplit les narines. Pourquoi les cachots se situaient-ils toujours en sous-sols ? Il ne restait qu’à espérer que sa cellule soit plus spacieuse que celle du clipper ou la cave d’Osmoise. Il était trop épuisé pour que sa claustrophobie ne le prenne en crise. Le plafond des cachots était en arc et l’endroit sans fenêtre était éclairé par des torches. Balram avait l’impression de faire un bond deux cents ans dans le passé. L’écart entre Chalice et les autres continents l’étonnerait toujours. Cette fois-ci, les soldats se contentèrent le mettre dans la première cellule. Au vu du silence pesant, il n’y avait pas d’autre prisonnier. Ils lui laissèrent encore les fers aux poignets. Les menottes finiraient par fusionner avec sa peau, Balram en était sûr. Il en garderait des escarres au moins. Les trois hommes refermèrent la porte et partirent sans un mot. La porte était en fer et seule une petite grille en haut permettait d’apercevoir les lueurs des torches dans le couloir. Quelques instants plus tard, un soldat revint avec un bol qu’il jeta sur le sol de la cellule. C’était une bouillie infâme et froide. Mais Balram avait tellement faim qu’il la dévora en quelques secondes. Un vieux futon recouvrait un banc en pierre dans un coin de la cellule. Il s’enroula dedans et s’endormit facilement. Il pourrait dormir ainsi des jours durant tant il était épuisé. Au moins, il avait un toit sur la tête, un lit – bien que sommaire – le ventre plein et il ne faisait pas trop froid. Le moment n’était pas pour se plaindre, mais pour enfin trouver le repos. Le reste pouvait bien attendre.

Ce fut un soldat qui le réveilla. On lui apportait à nouveau un semblant de nourriture. De la soupe cette fois. Balram reconnut vaguement le goût des fèves. Il l’avala en quelques gorgées. Il avait plus soif que faim. Il ignorait à quel moment de la journée, il était. Il ne voyait pas le jour. Juste la lueur des torche à travers la petite grille. Le temps s’étirait à l’infini et il n’avait que les ténèbres pour lui tenir compagnie. Pas un son ne filtrait dans les cachots. Parfois, il entendait des bruits de pas ou des rumeurs de voix étouffées au dessus de lui.

Un grincement de porte. Quelqu’un descendait. Balram entendit du mouvement derrière sa cloison. Elle s’ouvrit. La lumière basse du couloir suffit à l’éblouir. Il n’avait plus qu’un œil et celui-ci était devenu très sensible. Un grand homme maigre s’engouffra avec une lanterne et une sacoche dans la cellule. Il alluma sa lampe à pétrole et le pirate put le voir clairement. Ce n’était pas un soldat ou du moins il n’en portait pas l’uniforme. Âgé d’une cinquantaine d’années, il était chauve. Ses yeux clairs grossis par des lunettes dévisagèrent Balram qui était prostré sur son lit.

« Bonjour. » commença l’inconnu d’une voix étonnamment douce.

Balram ramena ses genoux vers lui sans répondre. Il se méfiait des gens trop gentils.

« Je suis le docteur Dela’ch. Je suis venu examiner votre œil. Ou du moins ce qu’il en reste. » ajouta t-il en grimaçant.

Balram ne fit pas un mouvement vers lui. Pourquoi lui envoyait-on un médecin ? Il doutait fortement que l’état de sa blessure angoisse à ce point Oustralos.

« C’est votre commandant qui vous envoie ? demanda t-il, la gorge sèche.

– Pas vraiment, avoua le docteur en posant sa sacoche et sa lanterne au sol. Quand l’aspirant Konvael vous a amené à la base, j’ai remarqué votre blessure qui est assez inquiétante. J’ai demandé l’autorisation de vous transférer à l’infirmerie. Mais cela m’a été refusé. J’ai seulement réussi à pouvoir venir vous voir. Je ne garantis pas de pouvoir faire des miracles dans ces circonstances. »

Il ouvrit son sac et sortit des gants et ce qui ressemblait à du désinfectant. Il se permit ensuite de s’asseoir à côté de Balram qui demeurait en position de défense. Les mains gantées, l’homme les tendit vers le visage de Balram qui eut le réflexe de reculer.

« N’ayez crainte, jeune homme, je sais ce que je fais. » intervint Dela’ch avec un claquement de langue agacé.

Il saisit fermement le visage de Balram par la mâchoire et le tourna vers lui. Il leva sa lanterne afin de voir clairement la plaie. Il en toucha les contours avec précautions. Balram siffla de douleur. Il s’était habitué à avoir mal, mais ça s’accentuait énormément quand on touchait. Le médecin retira ses doigts. Du pus les couvrait avec du sang. Son œil s’était donc remis à saigner.

« C’est pas beau à voir, commenta Balram à voix basse.

– Aucunement, en convint le docteur en fouillant sa sacoche. Ça s’est infecté et vous avez un début de gangrène. »

Le pirate déglutit. Le mot gangrène en mer était souvent synonyme de mort ou de lourde amputation.

« Votre œil est perdu, annonça Dela’ch sans prendre de pincettes. Si on ne l’extrait pas dans les plus brefs délais, l’infection remontera jusqu’au cerveau et vous mourrez. J’aurais préféré de meilleurs conditions pour vous opérer. Comme un lieu sain, de la morphine, plus de lumière et j’en passe. Mais comme cet imbécile d’Oustralos ne me donne pas le choix, on va faire ça à l’ancienne. Ça sera très douloureux et il est possible que cela ne suffise pas à vous sauver. » termina t-il gravement.

Balram pâlit. Il avait soudain envie de voir disparaître ce médecin pour pouvoir mourir dans son coin. Dela’ch avait déjà commencé à sortir des pinces dont la vue lui donnait la nausée et le faisait transpirer.

« Pourquoi vous faîtes tout ça ? demanda t-il.

– Pardon ? fit le médecin qui fouiller encore dans son sac.

– Pourquoi vous tenez tant à me soigner ? Si je mourrais ici, tout le monde s’en ficherait.

– Je suis médecin, jeune homme. J’ai fait le serment de soigner tout le monde sans exception. Vous n’êtes peut-être pas un ange, mais mes idéaux ne peuvent pas vous laisser mourir à petits feux ici. Maintenant, allongez-vous. »

Le ton était sec et sans appel. Le médecin se leva et mélangea quelques poudres dans le bol de soupe vide. Il ajouta de l’eau et le tendit à Balram.

« C’est un anti-douleur. Il ne servira pas à grand-chose, mais c’est mieux que rien. J’ai doublé les doses. »

Balram l’avala presque cul sec. Ce Dela’ch restait professionnel malgré les circonstances. Il désinfecta à l’alcool soigneusement chaque instrument. Il passa un linge imbibé de désinfectant sur le visage de Balram en insistant sur les contours de l’œil. Malgré son mélange, ça faisait toujours aussi mal. Il trembla en pensant à la suite.

« Il ne faudra surtout pas bouger, indiqua Dela’ch.

– Ne pas bouger, s’étrangla Balram. Vous allez m’arracher l’œil à vif et vous pensez que j’arriverai à ne pas bouger ? »

Le médecin grommela quelque chose en coerlège. Il s’assit directement sur Balram lui coupa la respiration. Il lui cloua la tête sur la pierre d’une main. L’autre approcha une petite lame de sa plaie. Précipitamment, Balram ferma son œil valide. Il était pétrifié et tendu dans l’attente de la douleur. Dela’ch commença par gratter les croûtes et autres amas de pus pour dégager l’orbite. Le pirate serra les dents, haletant. Ça faisait déjà un mal de chien. Il eut un brusque sursaut que le docteur parvint à maîtriser pour éviter de l’éborgner d’avantage. Balram enserra la couverture entre ses doigts pour mieux maîtriser ses tremblements. La plaie fut à nouveau désinfectée, mais cette fois aucun croûte ne séparait l’alcool de la plaie à vif. Balram hurla et rejeta la tête en arrière.

« J’avais dit de ne pas bouger ! » le gronda Dela’ch.

La prise du docteur se fit plus ferme sur son front. Un cliquetis métallique informa Balram que les pinces étaient sorties. Il frissonna et ses dents claquèrent d’effroi. La partie sérieuse allait commencer. Il sentit le métal glacée et humide glisser contre sa pommette puis remonter vers l’œil. Il hurla à nouveau quand les deux éléments entrèrent en contact. La douleur était insupportable quand la pince entra complètement et entoura l’organe pourri. Son corps tremblait de partout et il crut se déchirer les cordes vocales à force de crier. On devait l’entendre dans toute la caserne. Certainement les soldats seraient satisfaits en pensant qu’il se faisait torturer. L’opération lui faisait plus mal que le coup de couteau. Il était en nage. Il bavait et saignait. Il s’était mordu la langue et une lèvre, mais il n’avait pourtant rien senti. Ses ongles avaient déchiré la vieille couverture et grattaient furieusement la pierre. Ses pieds battaient l’air sans qu’il ne puisse les contrôler. Il ne ressentait plus rien à part cette intense douleur qui lui faisait perdre tous ses moyens. Il ne sentait même pas la présence du docteur sur lui. Il ne l’entendit même pas à travers le brouillard de souffrance dire « Allez encore un peu, c’est presque fini. » L’homme avait une sacrée poigne pour parvenir à lui immobiliser la tête d’une seule main alors qu’il se débattait de toutes ses forces.

Dela’ch tourna brusquement et tira. Le globe oculaire vint tout seul. D’un coup de scalpel, il trancha les derniers nerfs optiques qui lui avaient résisté jusqu’ici. Mais la douleur de Balram ne se calmait pas. Elle semblait empirer de seconde en seconde. Le docteur désinfecta et nettoya en ignorant les hurlements et les suppliques de son patient. Il vérifia comme il put l’orbite vide. Il ne vit plus aucun tissu gangrené. Mais il ne pouvait pas être sûr. Il plaqua une compresse qu’il avait préparé avant de descendre dans les cachots. Un mélange de plantes en baume qui devait l’aider à cicatriser et à éviter l’infection. Bien sûr l’opération avait été faite à la va-vite et dans de mauvaises conditions. Comme il aurait fallu que Balram reste sous surveillance étroite. Mais il ne restait qu’à prier pour que le pirate soit chanceux et que cela suffise. Il banda le tout. Balram s’était calmé. Blanc comme un linge, il s’était tut et tremblait nerveusement. Il semblait au bord de l’évanouissement. Au moins, il ne bougeait plus et Dela’ch put se servir de ses deux mais pour terminer correctement et tranquillement le travail. Il sortit un cache-œil en cuir de sa sacoche. Il le mit au pirate. Ça servirait à maintenir le bandage et mettrait une barrière supplémentaire entre l’air humide des sous-sols et la plaie. Enfin, il donna un peu d’eau au jeune homme et épongea son front. Doucement, Balram revint à lui. Son œil droit et bleu papillonna. Il voyait floue. Enfin, sa vue se stabilisa.

« C’est terminé, annonça Dela’ch quand il fut sûr que le prisonnier pouvait l’entendre. Je reviendrai demain pour vérifier que l’infection ne revienne pas et changer les pansements. N’y touchez surtout pas ! Je vous ai mis un bandeau pour protéger tout ça. Vous pourrez toujours le garder après pour cacher les cicatrices. Elles risquent d’être très vilaines.

– Ça fait quand même vachement cliché, commenta faiblement Balram, la voix cassée.

– Si vous voulez une jambe de bois, le tarif sera plus élevé.

– Je vais faire des jaloux à Comminatie, vous croyez ? »

Balram n’entendit pas la réponse du médecin. Il perdit connaissance. Il n’avait jamais eu de chance. Il s’évanouissait après l’opération. Dela’ch rassembla ses affaires et quitta la cellule. Le prisonnier avait besoin de repos. Mais il se réveilla quelques minutes plus tard, seul. Une odeur de désinfectant emplissait l’air, le faisant tousser. La douleur à son œil manquant palpitait avec toujours autant d’intensité. Il se recroquevilla dans son lit. C’était certainement les deux pires journées de sa vie. Et quelque chose lui disait que cela ne pouvait qu’empirer. Il n’avait jamais eu de chance.

33