Le bateau a enfin levé l’ancre. Nous n’avons eu aucune mauvaise surprise à déplorer de plus. Nous nous apprêtons à quitter la Mer Naweline pour mettre le cap sur Sidhàn. Il est l’heure de rentrer à la maison, les cales pleines.

Ces dernières semaines, j’ai ouï dire des rumeurs inquiétantes. L’Armada préparerait une guerre d’envergure contre Sidhàn. Je ne sais s’il faut prendre ces on dit au sérieux. Mais je ferais mieux d’en faire part à qui de droit une fois au pays. Il faut tout de même avouer que l’adhésion de Coerleg à la Fédération est étrange. Les coerlèges sont des lâches qui se plaisent à se tapir pour ne pas attirer l’attention. Qu’ils aient d’eux-même approché la Fédération m’intrigue. Si c’est l’inverse, cela devient effectivement problématique.

Je n’ai pas fait part de ses inquiétudes à l’équipage. Ils ont déjà tant à faire. De plus, ils ont perdu récemment des camarades et ont beaucoup éprouvé dernièrement. Je ne veux pas non plus que la panique ne s’installe. Ni qu’ils propagent de mauvais rumeurs une fois à terre.

En attendant, il vaut mieux rester prudent et discret. Je pense qu’il serait préférable rester un peu plus que nécessaire à Sidhàn cette fois. Après, selon la situation réelle et les ordres, j’aviserai.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan

**************************************************

Chapitre XV : L’Heure des Comptes

De son talon, Bonnie creusa mollement la neige. Elle avait l’esprit ailleurs. Elle leva les yeux en l’air. Le ciel était grisâtre avec quelques éclaircies. Le temps demeurait calme. Comme si le tumulte du Détroit de Mim n’avait été qu’un rêve. Elle se retourna. Le Léviathan était en cale sèche. L’équipage était parvenu à le tirer assez sur le plage avec l’aide de rondins de bois. La coque était éraflées de toutes parts et possédait quelques trous. Une boule dans la gorge en voyant ces dégâts. Elle se détourna et reporta son attention sur le sol et sa fine couche de neige.

Les pirates avaient réussi difficilement à atteindre les côtes. Il avait fallu sortir les rames puisque les mâts avaient été brisé. Une partie de l’équipage était resté dans les cales afin de boucher les voies d’eau et d’écoper. D’après les calculs de Bonnie et ses déductions, ils devaient avoir abordé à l’est de Mim. Shad avait envoyé un petit groupe explorer les environs. L’endroit était désert et pas une ombre d’Armada. Ils avaient fui Heldegarde, mais à quel prix ? Le bateau flottait encore par miracle et les réparations étaient énormes. Ils resteraient coincés sur cette plage plusieurs semaines. Les hommes n’avaient pas vraiment eu de réaction à l’entente de ce verdict lourd. Personne ne réagissait en vérité. Ils étaient épuisés et certainement encore sous le choc de tout ce qu’ils avaient subi en moins d’une journée. La moitié des leurs avaient péri. De vingt-huit, ils étaient passés à à treize. Jamais le navire n’avait semblé si vide. Certains matelots, superstitieux, soutenaient que ce nombre leur porterait malheur. Shad ripostait que le malheur ils l’avaient déjà subi et que s’ils continuaient de geindre il ferait personnellement diminuer ce chiffre.

La première journée sur la terre ferme se passa calmement. Chacun reprenait ses forces. Les frères Sergovitch firent le tour du Léviathan et notèrent toutes les réparations à faire et le matériel nécessaire. Heureusement, il y avait une forêt pas loin et les pirates pourront y dénicher gratuitement tout le bois dont ils auraient besoin. Financièrement, ils ne pouvaient pas se permettre d’acheter. De plus, l’Armada pouvait reparaître à tout moment. Autant rester discrets. Bonnie demeurait enfermée dans sa cabine à broyer du noir. Même Shad évitait d’aller la voir. Elle avait certainement besoin de rester seule et de faire le point. Le soir, Spinolli distribua le repas à l’extérieur. Malgré le froid et le vent. Les cales étaient instables et humides. Il fallait éviter d’y aller pour ne pas l’endommager davantage. Plusieurs matelots formèrent un groupe autour de l’un d’eux et parlaient à voix basse. Discrètement, Shad les observa, méfiant. La nuit tomba et on installa des tentes dehors pour dormir.

Le lendemain, les pirates avaient repris de la vigueur et se montraient agités. Quelques uns allèrent voir Shad pour lui parler à part. Bonnie était remontée dans sa cabine pour s’abrutir sur ses cartes, ignorant le climat tendu qui se profilait. L’équipage, sans avertir Bonnie, commença à se rassembler en bruyante assemblée à la lisière de la forêt, hors de vue du Léviathan. Quelques uns n’y étaient pas encore comme les deux charpentiers, Devon qui sortaient les canons pour les mettre à l’abri ou Shad qui allait rejoindre Bonnie. Il frappa à la porte de la cabine et entra sans attendre la réponse. Il toquait toujours de la même manière ; quatre coups rapides comme un roulement de doigts. Ils se reconnaissaient comme ça.

Effectivement, la capitaine ne leva même pas la tête quand il pénétra dans la pièce. Il referma soigneusement derrière lui. Le visage caché par ses mèches rousses, elle était penchée au dessus de cartes de Chalice. Shad s’assit près d’elle.

« On a un problème. » annonça t-il directement.

La jeune femme redressa enfin la tête et chassa d’un geste agacé ses cheveux. De toute évidence, elle n’allait pas tarder à les recouper.

« Qu’est-ce qui se passe ? C’est à cause des dégâts ?

– Si seulement, soupira son second en s’ébouriffant les cheveux. Il s’agit de l’équipage. »

Bonnie se tendit. Son regard invita Shad à poursuivre.

« Ils organisent une réunion en ce moment même. Certains veulent te destituer.

– Lesquels ? s’enquit sèchement la rousse.

– D’après ce que j’ai pu voir, c’est Wolfram qui mène la danse.

– C’est lequel celui-là ?

– Le grand au crâne rasé.

– Je l’aime pas, décréta Bonnie en grimaçant.

– Il doit te rendre la pareille pour vouloir prendre ta place au premier écart. 

– Quel écart ?

– Ils t’en veulent pour les morts qu’il y a eu dans le Détroit. Sans compter les dégâts sur le bateau.

– Je les ai pas tués ! s’insurgea Bonnie. Je n’y suis pas pour rien.

– C’est toi qui a décidé de passer par le détroit. Ils estiment que c’est, donc, ta responsabilité. »

Fulminante, Bonnie se leva d’un bond. Elle aurait fait tomber sa chaise si elle n’était pas clouée au plancher. Elle fit les cent pas en tapant des pieds. Elle marmonna entre ses dents. Shad la laissa encaisser la nouvelle et se contenta de la suivre des yeux.

« Ma responsabilité, répéta t-elle amèrement. Je leur ai sauvé le cul à ses connards ! Qu’est-ce qu’ils veulent de plus ? D’accord, il y a eu des morts. Mais c’était au combat contre l’Armada ou ce putain de serpent. C’est ma faute si il y a des bestioles dans l’eau maintenant ?

– J’imagine que Wolfram va dire que ce ne serait pas arrivé si on était pas passé par Mim. Le Léviathan est dans un état catastrophique et ils t’accusent pour ça aussi.

– Et où aurait-on pu aller ? L’Armada nous coupait la route avec leur fichue frégate ! Soit on passait par le détroit, soit on se faisait prendre. »

Elle se retourna brusquement vers Shad et pointa un doigt accusateur vers la plage.

« Je les ai entendus quand on fuyait la frégate, reprit-elle. Ils disaient préférer mourir que de finir à Comminatie. Bah voilà ! C’était leur volonté. Certains sont morts et les autres sont libres. Aucun n’a fini entre les mains de l’Armada. Que veulent-ils de plus ?

– Tu connais suffisamment les pirates pour savoir qu’ils ne sont jamais satisfaits, grommela Shad.

– Je les emmerde ! cracha Bonnie. Et si ils ont un problème avec moi, poursuivit-elle, qu’ils viennent me le dire en face ! Comme des vrais hommes ! Plutôt que de faire leurs petites magouilles en douce. »

Shad soupira et passa à nouveau sa main dans les cheveux. Il se leva doucement.

« Il faut que j’y aille avant qu’ils ne se rendent compte que je t’ai prévenue. Je te ferai un compte-rendu après. Au passage, j’en profiterai pour remettre les choses à leur place. »

Il n’attendit pas de réponse de la part de Bonnie. Celle-ci avait repris ses aller-retours. Il quitta la cabine et prit la direction de la plage. Il avait un peu de marche avant d’atteindre la forêt. Il croisa Devon qui s’y rendit également. Le canonnier lui lança un regard en coin, mais ne fit aucun commentaire.

Les survivants étaient tous concentrés autour d’un grand feu. Pour le moment, ça discutait à voix basse avec son voisin, mais personne n’avait encore officiellement pris la parole. Ils devaient attendre les retardataires avant de débuter la réunion. Une caisse en bois avait été posé de l’autre côté du feu pour servir d’estrade sûrement. Les voix baissèrent quand Shad et Devon approchèrent. Les frères Sergovitch semblaient être arrivés peu avant. Les deux officiers se glissèrent dans le cercle. Shad, les bras croisés, observa les visages. Certains semblaient bien remontés, mais la plupart seulement intrigués. Il repéra Victor qui avait la bouche aussi close que lui et les yeux qui balayaient ses camarades. Appuyé contre un arbre à l’écart, Nightingal semblait s’ennuyer.

La silhouette massive de Wolfram se fraya un chemin jusqu’à la caisse. Shad avait oublié qu’il avait ce ridicule tatouage de crane de mort à l’arrière de la tête. Le pirate monta sur la caisse et éleva la voix.

« Maintenant que tout le monde est là, il est temps de commencer cette réunion. Faisant parti des investigateurs » – si ce n’est pas le seul, songea Shad – « je me permets de vous expliquer de quoi il va en retourner ce soir. 

– Tu en fais de bien grandes phrases, fit remarquer Victor.

– C’est à force d’entendre ta petite gueule de bourgeois, rétorqua sèchement Wolfram. Bon, les gars, on a pas tourner autour du pot. Ce soir, faut parler d’la capitaine.

– Accouche, Wolfram, fait froid ! clama un matelot, grelottant.

– Vous avez vu à quel nombre nous sommes réduits maintenant. Soyons honnêtes » – quelques rires se firent entendre dans l’assemblée. Visiblement, l’honnête entre pirates n’était pas souvent évoquée – « rien ne serait arrivé sans les idées folles de cette fille.

– Qu’est-ce que tu veux dire par   »idées folles  » ? demanda Shad en se rapprochant un peu. Sois précis si tu veux qu’on comprenne. »

Wolfram eut un reniflement de mépris.

« Enfin, lieutenant, reprit-il en regardant directement le quartier-maître, ça me paraît évident ! Elle a insisté pour passer par le Détroit de Mim et n’a écouté personne. Elle devait pourtant bien connaître les risques. Comme nous tous.

– Personne ne s’est dressé contre elle à ce moment-là, rappela Shad. Moi-même, j’ai été la voir. Elle m’a expliqué son point de vue et j’ai jugé que c’était la meilleure solution.

– La meilleur solution ? répéta le pirate, acide. La moitié des nôtres sont morts, Bersky !

– Sans elle, tu le serais aussi ou en route pour Comminatie. L’Armada nous bloquait la route. Soit on était capturé, soit on partait vers le Détroit. Pendant le passage, il n’y a eu qu’un ou deux qui sont tombés à la mer. Tout bon marin devrait savoir s’attacher en cas de fortes houles. Ils ne l’ont pas fait. Quant aux autres, c’est le résultat du serpent géant. La faute incombe à ce monstre, pas à Bonnie.

– Et nos camarades morts durant son attaque du clipper ?

– C’est le risque de chaque combat, mon gars, fit remarquer Shad, le regard noir.

– Alors, tu estimes qu’il n’y avait pas d’autres solutions ? interrogea Wolfram.

– Exactement. »

L’orateur autoproclamé émit un raclement de gorge méprisant. Il balaya les paroles de Shad d’un large geste du bras avant de lui tourner le dos pour reporter son attention sur les autres.

« Je pense que l’on peut considérer que nous avons eu le droit à la défense du capitaine. Puisque Bersky est son toutou, elle a dû lui faire apprendre ce petit discours.

– Je suis le chien de personne ! »

Mais la protestation du second fut ignorée. Tous les avaient les yeux braqués sur Wolfram. Être passé si près de la mort laissait des séquelles et beaucoup avait besoin de savoir pourquoi ils avaient risqué leur vie, besoin d’un coupable à accuser. Ou tout simplement de se défouler sur quelqu’un ou de changement. Wolfram profita de l’attention de ses camarades pour poursuivre son plaidoyer.

« Parlons de cette » nécessité », reprit-il en mimant des guillemets sur le dernier mot, de traverser le détroit. Vous y croyez, vous, quand on nous dit qu’on avait pas d’autres choix ? »

Quelques marmonnements indistincts lui répondirent. Mais il n’attendit pas qu’ils se précisent pour les prendre comme une affirmation.

« Certes, si nous avions fait face à la frégate nous aurions perdu. Mais, insista t-il en haussant le ton, le golfe n’est-il pas suffisamment grand pour éviter ce bateau sans passer par le détroit ?

– La frégate nous bloquait la route à l’est, coupa Shad sèchement.

– Et le sud ? contra Wolfram. Nous aurions pu faire demi-tour. Les autres bateaux avaient été coulé. La frégate à manœuvrer est plus difficile et le Léviathan a largement les capacités à la battre de vitesse. Cette route aurait été tellement plus simple et plus sûre !

– La frégate ne nous aurait pas lâchés, reprit le quartier-maître. Ils nous auraient collé le train jusqu’à l’arrivée des renforts. N’oubliez pas que l’Amarante et une bonne partie de Chalice étaient envahies par l’Armada.

– Suppositions ! Ça aurait pu arriver, comme nous aurions pu les fuir. Pour ces suppositions, nous avons perdu quatorze camarades.

– Techniquement, trois sont morts lors de l’abordage du clipper.

– La ferme, Bersky ! L’attaque était également l’œuvre du capitaine.

– Non, Druet la lui avait soufflée. » corrigea Shad, les dents serrées.

Le concerné eut le bon ton de baisser la tête. Il reçut quelques regards, mais la plupart restaient fascinés par le combat entre Shad et Wolfram.

« Je disais, s’imposa le pirate contestataire, que nous aurions pu passer par le sud. Après, longer les côtes, rejoindre la Mer d’Argent ou le Détroit de Méphistari. Comme aller vers les Terres d’Ædan. Ce n’était vraiment pas les possibilités qui manquaient. Mais voilà ce que la capitaine a fait : le Détroit de Mim. L’un des lieux les plus dangereux pour la navigation. Passer par le nord en plein début d’hiver. C’était la seule option a ne pas prendre et elle l’a prise. Cette fille est folle et aurait pu tous nous tuer ! Je pense qu’il est plus que temps de penser à changer de capitaine. Un homme qui a la tête sur les épaules et qui pense à son équipage avant tout. »

Des murmures approbatifs lui firent écho. Trois matelots se permirent même d’applaudir. Shad marqua leurs noms au fer rouge dans sa mémoire. Ce devait être les compères de Wolfram qui l’avaient aidé à organiser cette réunion. D’autres demeurèrent impassibles comme Victor ou Nightingal. Malheureusement, la majorité semblait approuver le petit discours de Wolfram.

« Réfléchissez. Ce soir, rendez-vous tous ici après le dîner. On votera pour ou contre la desti..destu

– Destitution, grinça Victor.

– Voilà, la destitution du capitaine Mac Alistair. »

Rapidement, les pirates se séparèrent en petits groupes en parlant à voix basse entre eux. La journée serait chargée de toute évidence. Shad quitta l’orée à grands pas. Il devait retrouver Bonnie et faire son compte-rendu. Il n’essaya même pas d’être discret cette fois. C’était de toute façon dans son rôle de lieutenant de faire part des décisions de l’équipage au capitaine. Et cette dernière devrait obligatoirement être présente ce soir pour le vote.

Il traversa la plage à grandes enjambées. De nombreux coups d’œil, il nota les groupes en train de se former et tenta de glaner quelques paroles au passage. Mais les autres pirates baissaient le ton ou se taisaient complètement à son approche. Le fait qu’il ait tenu à défendre les décisions de Bonnie ainsi que la ô combien subtile allusion de Wolfram – le toutou de la capitaine – n’étaient pas tombés dans l’oreille d’un sourd. L’équipage se défiait de lui et l’écartait progressivement bien qu’il soit officiellement leur porte-parole et représentant. Le Léviathan se dressait à quelques mètres de la mer, la quille enfoncée dans le sable meuble. Huit épais rondins de bois soutenaient ses flans. La silhouette menue et solitaire de Bonnie faisaient les cent pas sur le pont. Au moins, elle semblait bien avoir compris l’importance de la situation. La jeune femme n’était pas une idiote. Elle était jeune. Parfois, elle ne se rendait pas bien compte des répercutions d’un acte ou de la manière dont on dirigeait des hommes. Elle ne gardait pas toujours les pieds sur terre ce qui l’emmenait à faire certaines erreurs. Elle avait pris l’habitude de s’appuyer sur Shad pour combler ses lacunes ou réparer ses fautes. Malheureusement pour elle, l’assassin ne pouvait pas toujours être là et n’avait pas de pouvoirs magiques pour tout rattraper.

D’un pas souple, Shad monta la passerelle pour rejoindre sa capitaine. À peine eut-il posé le premier pied sur le pont qu’elle était déjà plantée, fébrile, devant lui.

« Alors ? s’enquit-elle, la voix tendue et pressante. Ça donne quoi ?

– Ça pue. » avoua Shad en jetant des coups d’œil autour.

Il tenait à vérifier que personne ne fût à porter d’oreille. Il poursuivit.

« C’est bien Wolfram Rache qui mène la danse. Il t’a bien descendue pendant la réunion. Tous les morts et les dégâts, il te les a mis à dos. L’équipage a l’air d’aller dans son sens. Ce soir, il va les faire voter pour savoir si on t’éjecte ou pas.

– Pourquoi ne pas l’avoir fait tout de suite ?

– Pour laisser le temps à ses arguments de tourner en rond dans leurs cranes vides. S’il avait demander leur avis immédiatement, ils auraient refusé de te virer. Ça aurait été trop précipité et ils auraient sentis qu’on leur force la main ou simplement la peur du changement. Là, ils y pensent et se persuadent qu’il a raison et ils se sentent libres d’agir.

– Qui aurait cru que Rache avait un cerveau ? marmonna amèrement Bonnie. À ton avis, c’est fichu ?

– Difficile à dire. Il faudrait aller écouter ce qui se dit et repérer ceux qui suivront Wolfram et les autres. Je crois déjà savoir qui sont les poteaux de Wolfram.

– Et aussi savoir, qui se sent des envies de commandement, ajouta la jeune femme.

– Ce serait bien aussi. Malheureusement, je suis plus ou moins grillé. Ils ne font plus confiance.

– Qui pourrait le faire alors ? Il me faut quelqu’un de confiance. Avec un minimum de cervelle. 

– Druet ? » proposa Shad.

Il n’avait pas toujours apprécier le voleur ou ses méthodes. Il le jugeait trop faux et il ne savait jamais ce qu’il pensait. Mais, indéniablement, il était attaché à Bonnie et jusqu’à présent s’était révélé homme de confiance. Du moins, au sein seul de l’équipage. Étrangement, à sa mention, Bonnie grimaça.

« Nous nous sommes pris le bec à Blaisois, révéla t-elle.

– Pour quelle idiotie ? C’est suffisant pour qu’il vote Rache ?

– À propos de toi. Il m’a fait une crise de jalousie parce qu’on a dormi ensemble, précisa t-elle devant le regard interrogateur de son ami.

– Il faut espérer qu’il laisse son orgueil de mâle de côté. Car à part lui, je ne vois personne.

– J’aurais bien envoyé Stern, mais il s’est fait gober par le serpent. Ce gosse était à genoux devant moi.

– De toute façon, il n’aurait pas eu assez de tact et de discrétion pour ça, dédaigna Shad en haussant les épaules. Encore une raison de choisir le petit bourgeois. C’est un bon fouineur.

– Je vais lui demander. » capitula Bonnie.

**

Victor n’était pas toujours très apprécié par ses camarades pirates. Ses origines chalicéennes jouaient beaucoup contre lui. Vu comme arrogant et méprisant, son peuple n’avait guère bonne réputation ; surtout quand il s’agissait de pirates. Chalice était après tout à l’origine de la création de l’Armada. De plus, ses manières distinguées et son vocabulaire riche, appuyé par sa culture en art et générale, indiquaient clairement qu’il avait de l’éducation et il avait été classé dans la case bourgeois dès son arrivée. Il fallait avouer que la première fois que le Léviathan l’avait vu, il portait un queue de pie. Et cela ils ne l’avaient pas oublié. Pour la plupart, Victor n’avait pas sa place sur le navire ni parmi eux. Mais il avait su se montrer utile ; notamment pour évaluer et négocier la marchandise. Il avait donc été enfin accepté, mais pas forcément apprécié. Wolfram était notamment l’un de ceux qui lui faisait le plus la misère. Il n’avait donc pas tergiversé longtemps avant d’accepter la petit mission que lui confiait Bonnie.

Il avait commencé par tourner autour de petits matelots sans importance qui ne semblaient pas vraiment proches de Wolfram. Autant prendre la température vers le commun avant d’enter dans le détail. Les arguments de l’orateur semblaient avoir fait mouche dans leurs têtes creuses. Ils en voulaient à Bonnie. Cependant, ils ne portaient pas Wolfram au nues. Indubitablement, ils ne voteront pas pour lui. Il faudrait aussi savoir si d’autres pirates se porteront candidats au poste de capitaine une fois Bonnie éjectée.

Il songea un moment à aller voir ce qui se passait du côté des officiers. Mais de toute évidence Shad s’en chargeait déjà lui-même. Avec les autres, ils bavardaient à voix basse à l’ombre de la poupe du Léviathan, un verre à la main.

Enfin, il se rapprocha de quelques gabiers. Parmi eux, l’un des amis de Wolfram. Mais Victor connaissait suffisamment l’homme pour le savoir peu vif d’esprit. Il engagea une conversation banale et la guida peu à peu vers leurs péripéties dans le détroit. La rancœur envers Bonnie était profonde. Ce n’était pas la première fois qu’ils grinçaient des dents contre elle. Ses plans tordus les avaient plus d’une fois brusqués et déstabilisés. Quand ça rapportait, ils passaient l’éponge. Mais les quelques échecs qu’ils avaient connu restaient amers et cuisants. Le détroit avait été la goutte qui avait fait déborder le vase. Ils voulaient du changement. Sans finesse, le compagnon de Wolfram mit en avant la candidature de ce dernier comme nouveau capitaine. Un ou deux gabiers lui portaient une attention inquiétante. Les autres attendirent qu’il ait simplement fini pour revenir sur les dégâts subis lors de la fuite. De son côté, Victor se contenta de diriger discrètement la conversation sans donner son avis et n’essaya même pas de défendre la capitaine. Il était là pour prendre la température et savoir exactement où ils en étaient. De plus, s’il se mettait du côté de Bonnie, il serait repoussé immédiatement et repéré.

« Vous verrez qui prendre le relais comme capitaine ? » demanda t-il d’un air innocent et léger.

C’était l’occasion de savoir qui désirait tenter sa chance en dehors de Wolfram et qui aurait le soutien de l’équipage. La popularité dans une telle élection jouait beaucoup. Et si un homme aimé de l’équipage soutenait Bonnie, elle pourrait voir sa côte de popularité remonter.

« Wolfram, clama l’ami de celui-ci. Y a pas à tortiller du cul, c’est l’homme qu’il nous faut. Il est fait pour diriger et c’est un bon marin. »

Quelques uns ne cachèrent pas leur désapprobation. Ils devaient savoir que Wolfram était incapable de savoir lire une carte ou de tenir un cap. Mais on ne demandait pas forcément à un capitaine d’être navigateur.

« Bersky, annonça, songeur, un gabier. C’est un bon meneur et un terrible guerrier. Il pourrait faire trembler l’Armada toute entière s’il voulait.

– Ouais, Bersky c’est bien, approuvèrent plusieurs de ses camarades. En plus, c’est déjà le second, du coup il est au courant de tout.

– Vous voyez pas que c’est le chien de Mac Alistair ? s’insurgea le soutien de Wolfram.

– Jamais eu à se plaindre. » marmonna le premier gabier en haussant des épaules.

On évoqua vaguement les autres officiers. Spinolli fut le plus répété en dehors de Shad. Ensuite, seulement, venait Wolfram. Il avait encore besoin de bien de discours pour s’attirer les faveurs de l’équipage. Il parviendrait à évincer Bonnie sans problème, mais ne pourrait espérer sa place. Après, l’homme était suffisamment retord et hargneux pour renverser la tendance. Il fallait demeurer prudent avec lui. Victor se demanda si Shad avait connaissance de sa côte de popularité auprès de ses hommes. Certains officiers se sentiraient-ils pousser les ailes de l’ambition si Bonnie perdait son poste ? Spinolli avait beaucoup de soutien également. Quitte à ce que Bonnie se retrouve rétrogradée autant que ce soit Shad qui la remplace. Même s’il n’avait pas vraiment confiance en l’homme – il le sentait dangereux. Cependant, il semblait extrêmement fidèle à Bonnie. Il ignorait d’où venaient de tels liens. La jalousie lui laissa un arrière-goût amère jusque dans l’estomac.

Il continua à faire le tour de quelques groupes de petites importance. Il préférait se tenir loin des officiers qui seraient plus méfiants que les simples matelots. Surtout si Shad les avait déjà cuisinés. Il resta loin de Wolfram afin de ne pas attirer son attention et de se voir descendre auprès de l’équipage.

Indubitablement, les hommes rongeaient une profonde rancœur envers Bonnie. Ils n’oubliaient pas les morts et les disparus, ni le bateau devenu inutilisable. Il y avait fort à parier que tout l’argent récemment récolté auprès de Charon servirait à la réparation du Léviathan. Ce fait coinçait aussi dans la gorge de l’équipage qui ne toucherait rien du labeur des dernières semaines en mer. Cette fois, Bonnie ne s’en sortirait pas avec de belles paroles et quelques pirouettes. Le mieux qu’elle pouvait faire était de se faire oublier et que Shad prenne sa place. Pour le moment, l’équipage ne semblait pas vouloir la chasser définitivement. Malheureusement, connaissant la jeune femme, elle ne se laisserait pas prendre sa place facilement.

Un capitaine pirate ne tenait la barre que s’il avait son équipage derrière lui. Ce poste était éligible et beaucoup de boucaniers se plaisaient à se débarrasser de leur capitaine au moindre écart, mettant ainsi la pression sur le suivant. Malheureusement, Bonnie semblait l’oublier trop souvent. Pour elle, il était évident qu’elle soit la capitaine du navire ; la propriétaire puisque c’était elle qui l’avait volé. Si jusqu’à présent, l’équipage avait été magnanime grâce aux réussites de la jeune femme plus nombreuses que ses échecs, la traversée du détroit les avait beaucoup refroidis. Éjecter Bonnie ? La question ne se posait même pas.

Ce bon vouloir de l’équipage fonctionnait aussi pour le second. En vérité, celui-ci était élu pour représenter l’équipage auprès du capitaine et gérer la vie à bord. Les pirates se complaisaient dans une sorte de démocratie. Chaque part du butin se devait d’être égale pour tous et certaines décisions importantes devaient avoir l’aval de l’équipage avant exécution. Cela Shad l’avait bien mieux compris que Bonnie et savait parler aux hommes. Il était plus subtil et savait les brosser dans le sens du poil. Bonnie était une femme d’action, pas de parole. Tout devait se jouer ce soir et il doutait fortement que Bonnie parvienne à calmer les rancunes de l’équipage. Telle qu’il la connaissait, elle pourrait les attiser davantage.

**

Le soir tomba bien vite. Cette fois, l’équipage n’avait pas à se cacher et la réunion eut lieu au pied du navire. On avait allumé plusieurs feux et la scène se retrouva plongée dans un halo chaleureux. Une nouvelle fois, Wolfram s’était approprié la parole. À peine fut-il monté sur la caisse qu’il eut quelques sifflements dans les rangs l’empêchant de parler. La colère imprégna brièvement ses traits avant qu’il parvienne à remettre son masque d’indifférence. Il était aisé de penser qu’il s’était senti profondément insulté par ses camarades. En tant que quartier-maître, Shad prit la parole. Il n’eut pas besoin de monter sur une caisse, étant suffisamment grand pour être vu par tout le monde et chacun portait déjà son attention sur lui. Un peu à part, Bonnie avait le regard sombre et les bras croisés tout en se mordillant nerveusement la lèvre inférieure.

« La réunion de ce soir décidera si oui ou non, disait Shad d’une voix forte, Bonnie Mac Alistair peut rester capitaine. Avant de procéder au vote, je laisse la parole à la principale concernée. »

Shad puis Victor lui avaient fait des comptes rendus sur les plaintes de l’équipage et ses accusations. Elle savait ce qu’on lui reprochait. Les deux hommes lui avaient conseillé de garder profil bas, de s’expliquer calmement et d’insister sur le fait qu’ils avaient échapper à l’Armada ainsi que des avantages qu’ils auraient à la garder à son poste. Bref, essayer d’apaiser leur colère. Bonnie sentait déjà le goût amer de l’humiliation et de la colère. Elle les avait sauvés ainsi que le bateau et ils lui en voulaient pour ça ! Parce qu’elle avait été la seule à agir, à avoir le courage d’oser. Quel manque de reconnaissance ! Ils devraient la remercier à genoux plutôt que de la mettre au pilori. Elle s’avança d’un pas lourd vers la caisse défoncée tenant lieu d’estrade. Elle repoussa Wolfram fermement et y grimpa. La tête haute, elle fit face à cette quinzaine d’hommes à la mine sombre et fermée.

« Je sais ce qu’on me reproche, commença t-elle d’une voix forte et ferme. Il y a eu des morts. Beaucoup par rapport aux autres voyages. Le bateau a subi des dommages… considérables – elle n’osa pas tourner la tête vers le Léviathan – et nous sommes coincés dans un coin paumé. Mais vous ne voyez que les conséquences. Ce qui s’est passé à Blaisois n’est la faute de personne. On ne pouvait pas prévoir l’arrivée de l’Armada. Il fallait qu’on fuit. Auriez-vous préféré rester cachés dans la grotte jusqu’à ce qu’on nous débusque ? »

Un vague murmure de négation se fit entendre dans les rangs. Elle poursuivit alors qu’elle sentait ses poings serrés trembler de rage.

« Durant notre fuite, nous avons été rattrapé. Est-ce ma faute si l’Armada possède plus de bateaux que nous ? Alors, oui, il y a eu des morts durant l’affrontement. C’est le risque de toutes les batailles et nous en sommes sortis victorieux.

– Ce n’est pas ça qui nous dérange, riposta Wolfram entouré de ses admirateurs. C’est ta décision de passer par le Détroit de Mim. »

Bonnie serra des dents devant le tutoiement. D’un regard lourd de sens, Shad l’incita à ne pas le relever. Elle inspira un bon coup pour se calmer.

« La frégate aurait été plus rapide si on avait tenté de la semer dans le golfe. Elle nous collait le train à l’est. En passant par le détroit, elle ne nous a pas suivis.

– Parce que c’est folie de naviguer là dedans ! La preuve !

– Les morts sont dus au serpent de mer ! répliqua sèchement Bonnie en le foudroyant du regard. Le détroit a été passé avec succès si ce n’est quelques dégâts sur la coque qui sont tout à fait réparables. Vas-tu m’accuser d’attirer les monstres marins ?

– De nombreux témoignages parlaient de la présence de tels monstres dans le détroit.

– Des bestioles dans ce genre il y a en a partout ! Il y six mois, on a échappé à un calmar géant et c’était dans la Mer Naweline. Il n’existe pas plus de risques d’être attaqué dans le golfe que dans le détroit.

– Les conditions de navigation sont désastreuses. Tu as risqué nos vies et le bateau sans nous demander notre avis.

– Tu crois que c’était le moment de faire un vote ? Il n’y avait pas d’autres solutions de toute manière.

– Tu fais erreur ! Il y en a toujours. Tu prétends que la frégate était plus rapide, or ce bateau est plus lourd et moins malléable que le notre.

– C’est un navire de guerre armé jusqu’aux dents et taillé pour la vitesse, contra Bonnie qui perdait patience.

– Ce n’est pas la première fois que tu agis sans te soucier si l’équipage risque ou pas d’y rester.

– Quoi ? »

Involontairement, Wolfram sursauta. La voix de Bonnie était montée dans les aiguës et devenait clairement rageuse et menaçante. La jeune femme le fixait sombrement en montrant les dents.

« J’ai sauvé ton cul merdeux, Rache ! cracha t-elle, hargneuse. Je vous ai à tous sauvé la vie ! Et c’est comme ça que vous me remerciez ? En voulant me virer du commandement de mon bateau ? Car il s’agit bel et bien du mien. La plupart d’entre vous serait morts de faim en train de mendier dans la merde si je ne les avais pas ramasser pour les foutre sur ce bateau ! Vous n’êtes qu’une bande d’abrutis qui passe son temps à se plaindre et à croire toutes les conneries que cette ordure raconte ! accusa t-elle en désignant Wolfram. J’aurais mieux fait de vous balancer comme offrande au serpent. Vous seriez pas en train de me faire chier maintenant. »

Sur ces dernières paroles, elle descendit de son piédestal improvisé. Altière et le visage marqué par son coup de sang, elle traversa la petite assemblée avant de disparaître derrière le bateau. Il y eut un silence après son bref discours. Il y avait de la contrariété dans l’air. Les hommes n’avaient pas apprécié de se faire traiter de tous les noms. Shad soupira. À présent, les pirates avaient de quoi lui en vouloir davantage. On murmura à propos de l’instabilité d’humeur des femmes. D’autres se demandait pour qui Bonnie se prenait pour les prendre ainsi de haut. Le ton montait et le sourire de Wolfram s’élargissait. La capitaine pouvait dire adieu à son poste. Elle n’avait même pas tenté de donner des arguments en sa faveur. Elle avait répondu aux provocations et s’était énervée. Exactement comme le voulait Wolfram Rache.

Il profita de cette vague de mécontentement pour se tourner vers Shad, goguenard.

« Il serait peut-être temps de procéder au vote, lieutenant ? » proposa t-il d’un ton badin.

Plusieurs regards se tournèrent vers le quartier-maître. Celui-ci ravala sa salive en grimaçant. À contre-cœur, il articula :

« Que ceux qui ne veulent plus du capitaine Mac Alistair lèvent la main. »

Il constata que presque tous les pirates s’exécutèrent. Victor, Nightingal, Spinolli et Devon gardèrent les mains vers le sol. Shad, qui n’avait pas voté, déclara, la voix tendue :

« Le vote est sans appel. La capitaine Mac Alistair est défaite de son poste. Nous désignerons un nouveau capitaine plus tard. Que les candidats se fassent savoir. Des réunions où ils pourront défendre leur cause se feront dans les prochains jours ou semaines. En attendant, n’oublions pas qu’il y a le bateau à remettre en état. Pour cela, voyez avec les charpentiers. La réunion est finie ! »

80