Les heures passaient et Jehim restait assis à la frontière entre les bois et le désastre. Le menton appuyé sur ses genoux, son regard vide balayait le paysage dévasté. Le jeune gobelin avait retourné la situation dans tous les sens : il n’avait plus la force de rien.

Un état d’extrême lassitude avait succédé au chagrin et à la colère, et il était bien obligé de reconnaître que ses deux amies avaient eu raison. Il ne pouvait pas se laisser abattre, il devait partir à la recherche de survivants. Mais la peur de n’en trouver aucun lui coupait le souffle, et ses jambes refusaient de se mettre en mouvement.

Et pourtant… Bielme devait être en vie. Au plus profond de son désespoir, il sentait qu’une petite étincelle de lumière subsistait. Son instinct essayait de lui envoyer un message. Sa femme était là, quelque part.

Jehim se releva. La nuit était finalement tombée, et il trouva le courage de s’avancer enfin vers les ruines de sa cité. La lune projetait ses rayons blafards, créant d’étranges formes sur le sol. Cela ne devait faire que quelques jours que le terrain avait été dévasté, et pourtant, il voyait déjà partout la négligence et le mépris des Grandes Gens. Il s’adossa un instant à un tube de crème solaire vide abandonné là. Il se sentait de nouveau minuscule et impuissant. Par où commencer les recherches ?

Un long sifflement retentit dans la nuit et ses cheveux se dressèrent sur sa nuque. Ce n’était pas un oiseau de nuit ou un bruit de Grandes Gens. C’était autre chose, qui n’aurait pas du se trouver là. N’ayant plus grand chose à perdre, Jehim se dirigea vers la source du bruit.

***

“Fierté mal placée”. Les dernières paroles de Jehim lui trottait encore dans la tête. Naltya savait qu’il ne le pensait pas. Lorsque les gens sont dévastés par le chagrin, leurs mots dépassent leur pensée. Elle en avait déjà bien souvent fait les frais au sein de son clan pour le savoir. Et pourtant, les mots tournaient en boucle dans son esprit, dansant, comme pour la narguer.

Faisait-elle fausse route en plaçant l’honneur avant tout ? C’était ainsi qu’elle avait toujours mené sa vie. Les souris de son clan se battaient pour leur survie, les ennemis étaient nombreux, mais elles étaient les seules à placer l’honneur au-dessus de tout. Pourtant la petite souris ressentait au fond d’elle-même qu’il y avait plus important.

Le trouble qui l’avait envahie ne la quittait plus. Elle avait erré aux alentours du terrain dévasté jusqu’à la tombée de la nuit, puis elle avait contemplé la lune, espérant recevoir une réponse. Mais l’astre solitaire se contentait d’éclairer avec paresse le massacre des Grandes Gens. Aucune aide, aucun guide ne lui viendrait du ciel. Pas même l’esprit de son maître, qu’elle n’avait pas vengé.

Puis brusquement, quelque chose en elle lui ordonna de retrouver le jeune gobelin. Un besoin pressant qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer. Le sentiment qu’elle devait lui faire face à nouveau pour mettre fin une bonne fois pour toute à cette grande aventure.

Un sifflement strident retentit dans les bois non loin de là. Elle connaissait ce signal. Son sang ne fit qu’un tour et elle se précipita dans cette direction.

***

Les fées n’aimaient pas vraiment aider les autres. Elles n’aimaient pas vraiment les autres tout court. Mal vues, victimes de nombreux préjugés, jalousées, elles s’étaient contentés de refléter les sentiments qu’on leur envoyait. C’était devenu par la suite une seconde nature.

Pirma n’était pas une fée comme les autres. Dès le moment où ses cheveux s’étaient teintés de brun, elle était devenue une out-sider. Par esprit de rébellion, elle avait développé son propre sens critique. Et ce dernier lui avait hurlé de ne pas laisser Jehim livré à lui-même.

Mais le jeune gobelin avait été clair. Elle ne lui servait à rien. La fée avait donc décidé de se débrouiller par elle-même pour aider son compagnon de fortune.

Fièrement, elle se dressa de toute sa hauteur sur une souche d’arbre. Fouillant dans son sac de voyage, elle sortit un sifflet taillé dans un noyau d’abricot. Ce dernier avait été gravé et peint à la couleur du fruit ; elle le soupesa un instant, avant de souffler longuement dedans. Le sifflement retentit plusieurs secondes avant de s’éteindre. Il n’y avait plus qu’à attendre.

***

Jehim arriva le dernier. Sur la souche, Naltya et Pirma se tenaient côte à côte, et elles semblaient l’attendre. Le jeune gobelin regarda un instant ses chaussures avant de s’avancer vers elles, gêné.

— Ne dis rien.

La voix de Naltya était toujours aussi fière, mais il discerna quelque chose de plus doux.

— Comment vous… ?

Il ne parvint pas à formuler sa question. Il aurait voulu savoir d’où venait l’étrange sifflement qu’il avait entendu, ou pourquoi elles se tenaient là ensemble malgré ce qu’il avait dit. Naltya sauta au bas de la souche et se dirigea vers lui.

— Oublions l’honneur et la fierté. Je vais t’aider, au nom de notre amitié.

Alors que Jehim allait répondre, un bruit assourdissant de bourdonnements résonna dans le ciel nocturne.

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