— Tu te sens prête ? lui demanda Emi.

— Je ne sais pas trop, répondit-elle en se frottant les bras pour chasser la fraîcheur de l’air.

Bien qu’Ileana y soit restée de nombreuses heures, la salle d’examen formant un triangle lui semblait toujours aussi immense. Elle peinait à s’y sentir à l’aise et l’idée d’y passer son diplôme ne la mettait pas particulièrement en confiance.

La pièce était complètement nue pour ne pas interférer avec les essais magiques. Lorsque c’était un sourcier qui s’y entraînait, on lui apportait la matière première pour qu’il s’exerce à son art. Très haute de plafond, elle était située dans la pointe nord de Roraima, peu en profondeur, certainement pour éviter les effets secondaires en cas de défaut de maîtrise. Durant un des premiers cours, un instructeur lui avait expliqué que les murs étaient recouverts de fibres d’olivier et de baobab, qui avaient la propriété d’absorber la magie. La paroi qui liait la pièce au reste de la colonie était également bardée de pierres semi-précieuses ayant les mêmes propriétés qui dessinaient des mosaïques colorées incrustées dans de l’essence d’olivier. Le mur constituait une protection sûre, aspirant toute tentative magique incontrôlée.

Dans l’angle aigu formé par l’extrémité du tepuy, deux hommes discutaient sans se retourner bien que l’écho des pas des jeunes femmes leur signalait qu’elles approchaient. Nerveusement, Ileana jouait avec ses manches tout en se mordillant les lèvres.

— Ça se passera bien, tenta de la rassurer Emi.

Elle était reconnaissante à son amie de l’avoir accompagnée, même si sa présence ne réussissait pas à calmer son appréhension. Inconsciemment, Ileana toucha ses fins bracelets d’olivier qui lui permettaient de garder le contrôle lorsque ses émotions prenaient le dessus. Thomas eu beau évoquer de nouveau les risques de dépendance, poussé par l’instructeur de la jeune femme, il avait fini par les lui donner avec mauvaise grâce. Elle s’était sentie immédiatement rassurée et plus sereine dans l’usage de son art, progressant ensuite bien plus efficacement dans son apprentissage. Bien qu’elle soit sur le point de passer sa Maîtrise, Ileana n’envisageait pas de les retirer et l’idée même de le faire la terrifiait, ce qui confirmait les craintes du médecin.

À quelques mètres des deux évaluateurs, elles s’arrêtèrent afin d’attendre qu’ils les sollicitent. Emi lui prit la main et la serra très fort pour la rassurer. Ileana lui adressa un petit sourire timide avant de fixer de nouveau ses poignets pour éviter de voir ce qui se déroulait autour et sentir le stress monter.

Les bijoux, légèrement grands pour elle, étaient finement ciselés et les nervures du bois fortement contrastées faisaient ressortir les gravures. Grâce aux livres donnés par Vince quelques semaines plus tôt, elle avait identifié les quatre éléments représentés par les arabesques.

Leur lecture lui avait également permis de mieux assimiler ce qu’elle était. L’approche enfantine était simple à concevoir et l’innocence omniprésente était rassurante pour Ileana qui cherchait encore ses marques. Malgré cela, elle ne pouvait se défaire de l’idée que la magie était intimement liée au sang et à la souffrance. Certes elle avait accepté de s’entraîner afin de passer sa Maîtrise, comprenant aisément que c’était autant pour son bien que celui des autres, mais elle ne voulait pas aller plus loin. Une fois le diplôme en poche, elle ferait tout son possible pour étouffer son don et ne plus jamais y faire appel.

— Bonjour Mademoiselle Vasilis.

Ileana leva à regret les yeux vers l’homme qui venait de l’accueillir. Elle ne l’avait jamais vu avant. L’inconnu chauve avait un regard très doux et un sourire engageant comme s’il essayait de la rassurer sans un mot. Son long manteau sombre qui lui tombait sur les chevilles, le rendait plus grand encore qu’il ne l’était déjà. Montant de l’encolure de son T-shirt et recouvrant la partie droite de son visage, un immense tatouage représentant les arabesques si courantes à Roraima donnait un effet surprenant de profondeur. Sur le tissu blanc de sa tunique courte, un sautoir mêlant de l’onyx et des pierres de lune se détachait clairement. Elles avaient également la capacité d’absorber la magie, même si leur impact était bien plus discret que pour l’olivier.

— Je m’appelle Luca Bonher, j’assisterai Monsieur Latros dans votre évaluation.

Près de lui se trouvait celui qui l’avait formée. Il avait la même peau couleur caramel que les jumelles ainsi que les cheveux et les yeux sombres, communs dans la partie sud de l’Amérique. Bien plus petit que son compagnon, sa silhouette très sèche était à l’image de la nervosité du personnage. Malgré les tics qui agitaient souvent son visage, c’était un instructeur extrêmement patient avec ses étudiants et Ileana s’était vite sentie en confiance durant ses cours.

Bonher poursuivit d’une voix grave et posée :

— Vous y allez à votre rythme. Nous avons tout notre temps. Si quelque chose ne va pas, n’hésitez pas à nous en faire part. Certes, nous devons évaluer votre magie, mais il n’y a aucune urgence. Si ce n’est pas positif cette fois-ci, ce sera pour la prochaine fois. Le stress ne rend pas l’exercice facile et nous en avons conscience. Vous vous arrêtez quand vous le souhaitez et cela ne vous sera pas préjudiciable pour la suite, n’ayez aucune inquiétude à ce sujet.

La jeune femme hocha la tête avec empressement.

— Très bien, dans ce cas, c’est quand vous voulez.

Latros s’adressa à son accompagnatrice :

— Mademoiselle Hart, voudriez-vous venir à nos côtés, s’il vous plait ?

Emi obéit sans marquer la moindre hésitation et Ileana eut une drôle de sensation en la voyant passer face à elle, comme si elle se joignait à l’ennemi. Son amie, légèrement en retrait par rapport aux deux hommes, leva les pouces en signe d’encouragement. Mise au pied du mur, la jeune femme inspira profondément.

Comme le lui avait enseigné Latros pour se détendre, Ileana s’éloigna de son auditoire pour se mettre au centre de la pièce et s’assit en tailleur. Elle ferma les yeux et respira avec son ventre pour aider ses muscles à se relâcher. Après quelques minutes de calme, elle sortit de son introspection pour se concentrer sur la magie autour d’elle.

Elle grimaça en sentant la distorsion provoquée par les trois mages présents dans la pièce. Sachant qu’elle ne pourrait pas l’éviter si elle voulait réussir à appréhender correctement l’énergie autour d’elle, elle les étudia succinctement.

Celle d’Emi était particulièrement équilibrée et peu intense. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle c’était elle qui l’avait accompagnée. Si la jeune femme estimait que c’était une tare, du point de vue d’Ileana, c’était une qualité. Au contraire, la magie de Janaya, Jaelyn et Aymeric s’exprimaient par des pulsations puissantes qui lui donnaient encore des migraines les jours où elle était fatiguée.

De même, elle reconnut sans mal, la présence de Latros un élémentaire comme elle. Ses quatre pulsations magiques étaient modérées bien que celle liée au feu était plus intense que les autres. Leur rythme était très régulier, calqué sur les battements de son cœur.

Il lui fallut un peu plus de temps pour démêler celle de Bonher. Ileana devina qu’il était un Sourcier, comme Emi. Elle fut déstabilisée par une cinquième pulsation qui se conduisait comme un radar qui disparaissait en s’éloignant de lui. La jeune femme eut besoin d’un moment pour comprendre que c’était lié à la Sensibilité. C’était la première fois qu’elle rencontrait un autre mage doué de cette faculté et elle s’attarda sur la sensation. Au-delà de ça, sa magie n’était pas d’un niveau exceptionnel, hormis l’onde correspondant à l’eau qui prenait des proportions étonnantes. Cela lui rappela un peu la présence de Janaya et elle se sentit rassurée.

Leur magie était très stable, perturbant à peine les flux d’énergie qui les traversaient. Doucement, elle réussit à se détacher de sa contemplation pour s’intéresser aux courants plus ou moins intenses qui évoluaient autour d’elle. Ils agissaient en circuit fermé, incapables de sortir de la pièce à cause des murs. Cela offrait une sensation étrange, comme s’il n’existait rien au-delà. Le seul endroit où Ileana avait ressenti la même chose était à hôpital et dans une moindre mesure dans son ancienne chambre.

Familiarisée avec les énergies, elle ouvrit les yeux pour suivre les directives que ses examinateurs devaient lui donner. Elle ne savait pas combien de temps son analyse lui avait pris, mais elle ne s’en préoccupa pas. Voyant qu’elle les observait, Latros l’interrogea :

— On peut y aller ?

La jeune femme acquiesça brièvement.

— Très bien alors : commençons par le feu !

L’élément avec lequel elle avait le plus de mal. L’avantage d’une telle première épreuve, c’était qu’une fois que ce serait fait, le reste devrait être plus simple. Elle soupçonnait que c’était d’ailleurs ce que souhaitait Latros. Elle chercha le flux le plus susceptible de lui permettre de faire apparaître une flamme. Si les énergies étaient neutres pour les élémentaires, avec un peu d’expérience, le mage arrivait à déterminer les ondes avec lesquelles il aurait le plus de facilité à se synchroniser pour créer l’élément voulu.

Enfin, elle trouva quelque chose qui convint et elle lui insuffla sa volonté. Le courant s’approcha de sa main qui était ouverte, paume vers le haut et la traversa de bas en haut. De petites flammèches faiblardes apparurent et en se concentrant, Ileana réussit à stabiliser le flux la transperçant. Le feu s’intensifia. Elle attendit qu’il atteigne une bonne taille sans pour autant devenir désagréable pour elle et se figea, le foyer vivant au bout de son bras. Si sa main était d’une certaine façon ignifugée, il n’en était pas de même pour le reste de son corps. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle prenait toujours soin de s’attacher les cheveux quand elle faisait ses expériences afin d’éviter qu’ils ne s’enflamment.

Après plusieurs minutes, Latros prit la parole :

— Vous pouvez arrêter.

Relâcher son attention sur le flux magique ne lui demanda pas un gros effort. Ce dernier retrouva son mouvement initial et la flamme disparût en une fraction de seconde.

— Très bien, vous pouvez le faire réapparaître ?

Elle n’eut besoin que d’un instant pour prendre de nouveau le contrôle sur l’énergie et recréer une belle flamme. Une fois qu’elle y était parvenue une première fois, reproduire l’expérience devenait plus simple. Latros sentit que cela ne lui posait pas de problème, car il lui demanda rapidement d’arrêter :

— Parfait, passons à l’eau !

Ileana fut ravie d’obtempérer : l’élément aqueux comme l’air lui venait bien plus naturellement et lui provoquait bien moins de tensions nerveuses. Contrairement au feu, elle n’eut pas besoin de chercher le bon courant : n’importe lequel ferait l’affaire. Elle porta son choix sur le plus intense. De nouveau, elle le guida pour qu’il traverse sa main de part en part et rapidement, l’eau jaillit de sa paume avec de plus en plus de puissance : d’un maigre filet, il passa à geyser, la trempant au passage. Cela ne la dérangeait pas. Si le feu lui faisait ressentir des émotions qu’elle n’appréciait pas, l’élément aqueux l’apaisait. Que ce soit dans la création ou simplement en la voyant couler de ses doigts.

— … Ileana ?

— Ah oui ? s’exclama-t-elle en réalisant que Latros l’appelait.

— Vous pouvez arrêter !

Ce fut à regret qu’elle obéit. L’expérience ne dura pas assez longtemps à son goût. Bonher ramena l’eau vers lui la guidant vers un siphon. En quelques secondes, le sourcier la sécha complètement. Une fois qu’il eut l’aval de son collègue, Latros poursuivit :

— Passons à la terre.

Ileana chercha un courant stable, lent. Elle trouva un flux qui correspondait à ce qu’elle voulait, évoluant presque à ras du sol. Pour se simplifier la tâche, la jeune femme abaissa sa main. Bien plus doucement que précédemment, elle dirigea l’énergie vers elle. Elle dut faire un effort de concentration pour la forcer à s’élever jusqu’à ses doigts qui n’était pourtant qu’à quelques centimètres du dallage. En ressortant, la magie devint de la terre. Une matière sombre, meuble, très riche, proche du sol de la forêt amazonienne d’après son professeur. Elle inclina légèrement la main pour qu’elle tombe et ne s’accumule pas inutilement au bout de son bras.

Une fois le processus lancé, cela ne lui demandait pas énormément d’attention pour le maintenir actif et elle leva les yeux vers Latros en espérant qu’il conclut vite à la fin de l’expérience. Cela ne l’épuisait pas particulièrement ou n’était pas douloureux, mais voir de la terre humide s’échapper de sa main, n’avait rien de bien passionnant. Enfin, il lui proposa de passer au dernier élément :

— Créez de l’air, s’il vous plait.

Avant qu’elle ne commence, Bonher fit de nouveau le ménage, formant un tas bien rond près de lui avec la terre qu’elle avait fait apparaître. Une fois qu’il fut satisfait, elle chercha un nouveau courant adapté à son expérience. Cette fois-ci, il lui en fallait un rapide, dilué. Elle en ressentit un et se concentra pour en prendre le contrôle. Elle fit deux ou trois tentatives pour y arriver : il était si instable, changeant et virant de direction à tout instant que ce n’était pas un exercice facile. Par contre, elle n’eut aucun mal à l’amener à elle pour le transformer en air, la brise devint une bourrasque au bout de quelques secondes, soulevant les mèches rebelles et sa robe au passage. Bien que ce soit le deuxième qu’elle ait réussi à maîtriser, cet élément lui demandait plus de concentration que les autres pour maintenir la création, le flux menaçant de lui échapper de nouveau à chaque instant. Heureusement, Latros insista bien moins longtemps que pour la terre.

— Vous pouvez vous arrêter.

Ileana se releva, pas mécontente que ce soit enfin fini.

— Nous vous demandons juste un instant, mesdemoiselles, si vous pouviez attendre dehors, leur indiqua Bonheur en pointant la sortie du bras.

Ileana et Emi leur tournèrent le dos, s’éloignant d’un pas vif. La jeune femme apprécia que son amie lui pose une main sur l’épaule en signe de soutien silencieux. Une fois la porte refermée, Emi ne resta pas longtemps muette.

— J’ai eu l’impression que ça s’était plutôt bien passé, non ?

— Je crois.

Elle n’était pas d’humeur bavarde et si elle aimait la présence de la métisse, elle n’avait pas particulièrement envie de décortiquer la séance. Elle s’assit dans la salle attenante en attendant fébrilement le verdict. La pièce, bien plus petite que celle où se déroulaient les cours et les examens, offrait un espace confiné, mais confortable. Les sièges de style baroque étaient moelleux et la moquette épaisse étouffait les pas. L’attente lui sembla longue. Les murs, très droits, étaient recouverts d’une couche de peinture claire qui évitait de souffrir de claustrophobie.

Ileana s’était montrée réticente à passer sa Maîtrise lorsque Latros lui en avait parlé. Certes, tout le monde lui avait dit et redit qu’un échec n’était pas dramatique, loin de là, mais cela ne lui avait pas fait changer d’avis. Ayant à cœur de la convaincre, Aymeric lui avait même glissé du bout des lèvres qu’il l’avait passé six fois. Il lui avait expliqué que si sa maîtrise de la terre avait été très vite acquise à un niveau très avancé, l’air lui avait posé beaucoup de difficulté. Finalement, elle avait accepté surtout pour qu’on arrête de lui en parler et sans attente particulière.

Enfin, Latros et Bonher les rejoignirent, un rouleau dans les mains du plus grand. L’un et l’autre, souriaient trop franchement pour que ce soit innocent. Le plus grand des deux lui tendit le papier avec un air solennel.

— Toutes nos félicitations Mademoiselle Vasilis. Vous avez obtenu votre Maîtrise.

La jeune femme leur rendit un rictus crispé en attrapant le diplôme. Elle avait donc le précieux sésame. Elle aurait dû en être contente à l’image d’Emi qui se retenait difficile de faire exploser sa joie. Malheureusement, cela ne lui apportait aucune satisfaction et encore moins de réponses. Elle avait sa Maîtrise, soit, mais ensuite ? Qu’allait-elle faire de sa vie ? L’examen revêtait une telle importance aux yeux de tous qu’elle n’avait pas envisagé l’après et à présent, cela l’effrayait.

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