Je vous transmets, ô mon roi, les découvertes que j’ai pu faire de par mon exploration de la vaste cordillère. Cela fait presque deux ans que j’arpente le chemin des cimes et suis parvenu à son extrémité méridionale. Le voyage du retour promet d’être long et connaissant votre érudition, je ne pouvais vous faire espérer plus longtemps.
Je vous ferai grâce des périls qu’il m’a fallu braver pour recueillir de telles informations. Ce document relate des premières conclusions qui se font jour en mon esprit à la suite de mon étude approfondie des différentes espèces de dragons séjournant dans la cordillère des Akanthes. Je détaillerai tout ceci davantage en moult ouvrages une fois au château.
Je me fais fort de malmener la renommée des alchimistes du royaume de Verteroche avec cette prochaine classification du bestiaire draconique. La communauté scientifique se devra de reconnaître le royaume de Grissylve en son sein. Leurs quelques transmutations de plomb en or paraîtront bien dérisoires face à nos études poussées sur la race draconique.

De l’étude et classification des dragons

Nous nous intéressons ici uniquement aux dragons peuplant les montagnes. Ceux des mers, déserts et autres milieux feront l’objet d’expéditions ultérieures.

Commençons par leur enfance. Nous savions déjà que pour briser la coquille de leur œuf, les jeunes dragonnets sont munis d’une corne à l’extrémité du museau. Celle-ci se décroche quelques heures après l’éclosion.
Pendant les seize premiers jours qui suivent, le dragonnet va grandir très rapidement jusqu’à doubler de poids, pour peu que les parents soient attentionnés. Chacun de ces seize jours, il mue, mangeant son exuvie vide, et engloutit l’incroyable quantité de nourriture que ses parents lui apportent.
Le dragonnet passe ainsi de la taille d’un chat, à celle d’un loup. La mue suivante se produirait vers l’âge d’un an et demi environ, selon mes observations.
Vient ensuite l’apprentissage de la chasse, très rapide. Le dragonnet naît en effet avec l’ensemble de ses attributs de dragon, c’est-à-dire ailes, griffes, crocs, armure d’écailles et queue armée selon l’espèce. Nous pouvons également remarquer qu’il dispose de cinq doigts à chaque patte. Et celles de devant disposant d’un pouce, donc préhensiles comme celles des humanoïdes, peuvent être assimilées à des mains.
Ils savent s’exprimer comme le font nos adultes dès leur naissance. Cela explique pourquoi la femelle dragon parle autant aux œufs de sa couvée, ils font l’apprentissage du langage à ce moment.

Pendant toute leur enfance, les dragonnets mâles se battent fréquemment, cela pour différents motifs, aussi bien pour la nourriture que par fierté. Les parents ne s’y opposent pas et il n’est pas rare que l’un des petits trépasse. Les dragonnelles ne s’affrontent que très rarement, sans grande effusion de sang.

J’ai pu subtiliser un des cadavres de dragonnet occis ainsi. Son état était correct, et la dissection fut bien plus aisée qu’elle ne l’aurait été sur un sujet adulte par trop énorme.
Ils possèdent entre autres deux cœurs très robustes, une ossature très légère mais relativement incassable et un système de respiration couplé à un système d’expulsion de graisses inflammables extrêmement complexe.
Vous examinerez tout ceci par vous-même sur les schémas que j’en ai esquissés.

Il y a ensuite nombre de sujets qui méritent de ma part que je m’y penche davantage. J’emploierai en partie mon trajet de retour à vérifier ou infirmer certaines de mes théories.
Mais pêle-mêle, voici quelques informations que je retravaillerai par la suite.
Nous le savions déjà, les dragons sont doués d’une intelligence peu commune. Mais ils ont une façon bien à eux de compter, jusqu’à quinze avec une main et deux cent quarante avec deux mains. Je m’y suis moi-même essayé. Ce n’est pas très aisé, mais faisable. Eux le font d’instinct. Il est à noter que dans la majorité des cas, leurs griffes se séparent en deux, de part et d’autre du doigt. Cela ne se produit pas sur leurs pouces, je ne sais pas s‘il s’agit là d’un phénomène naturel ou s’ils leur donnent cette forme en la rongeant. Ce serait une façon bien commode de compter de deux en deux.
Certain disposeraient d’attributs propres à leur espèce, notamment des crochets à venins que je n’ai pu observer sur aucun spécimen.
Et le plus important de tout, ils ont une remarquable faculté d’user de magie. Ceci le plus souvent de façon latente, sans qu’ils en soient conscients. Ainsi je suis presque sûr que la mythique flamme de dragon n’est pas allumée de façon naturelle mais bien par magie. Ils restent tout de même dépendants de leur réserve de graisses inflammables.
Toutefois, pour peu qu’ils en fassent l’effort, les dragons seraient capables des mêmes prouesses magiques que nos plus habiles sorciers.

Pour finir, dernier fait de moindre importance, on peut se dissimuler de leur redoutable odorat en se badigeonnant de leurs excréments.
C’est ainsi que j’ai pu passer inaperçu dans leur nid, sans finir dans leur estomac. En plus d’une immobilité permanente. En ne me nourrissant durant leur sommeil que de leurs restes de viande crue…
Mais l’amour de la science m’a permis de repousser mes limites, ô mon roi. Et c’est avec force fierté que je vous expédie ces premières notes, en espérant qu’elles ne tombent pas dans les mains de ces maudits alchimistes.

— Sieur Eléloïm

Asphyx empoigna alors la lettre que Sa Princesse lisait si joliment. Il ne voulait point la déchirer de ses griffes mais maintenant qu’il en connaissait la teneur, il pouvait bien l’examiner par lui-même.
— Qui pouvait prédire que ce courrier serait si riche d’enseignements ? Sûrement pas une de vos prédictions ma mie, se gaussa Asphyx.
Raillerie qui lui valut un ardent regard courroucé de Sa Princesse. Heureux qu’elle ne crachât pas elle aussi du feu, il serait déjà finement rôti.
Un infortuné pigeon voyageur, qui filait droit au septentrion, s’était hasardé au travers du champ de vision d’un Asphyx que l’ennui guettait. Il avait donc cueilli sans hésitation le volatile en plein vol. Le minuscule parchemin accroché à sa patte n’avait pas échappé à la vue perçante du dragon. Il se demandait encore comment tant de choses pouvaient loger sur cet insignifiant morceau de papier, et comment un humain pouvait écrire si petit et serré. Etait-ce quelque sort magique de compression ? Si oui, la magie était trop ténue pour qu’il la détectât.
A propos de magie, il venait d’apprendre qu’il ne soupçonnait pas la réelle étendue de ses aptitudes. La foudre, l’eau, le vent et la terre – dont se servait le sorcier qu’il avait récemment tué avec quelques peines – n’auraient point dû avoir de secret pour lui.
— Scarlett, mon adorée, pourriez-vous m’en conter davantage sur ce Tao qui était venu vous quérir ? Voilà que je m’interroge sur la sorcellerie des rampants à présent, finit-il plus pour lui-même.
Caressant le pigeon de ses mains frêles, elle ignora superbement la question et lui tourna la tête d’un couinement de mépris.
— Je vous en prie, Ô étoile des mes nuits. Plus jamais je n’injurierai vos fatales prophéties, j’en suivrai même chacun des avertissements, ajouta-t-il d’un ton melliflu.
Les paroles à l’argumentaire imparable firent leur effet sur la princesse. Et, les yeux étincelants, de se retourner pour lui narrer l’existence de Tao, sans omettre les détails capitaux, tels que le nom de ses conquêtes amoureuses ou ce qu’il prisait le plus dîner.
L’essentiel étant qu’il n’était pas originaire des provinces occidentales à la cordillère des Akanthes – une chaîne de montagnes barrant le continent du nord au sud –, mais d’une contrée orientale fort reculée nommée la Gyorésie.
Il avait voyagé jusqu’au royaume de Verteroche où il avait proposé ses services de sorcier au roi. Ce dernier payait bien et les dames de la région ne lui étaient pas indifférentes, il y demeura donc.
Il lui arrivait de s’exprimer dans sa langue natale – passablement incompréhensible – pour réciter quelques poèmes ou proverbes, mais il usait pourtant sans le moindre accent du Pyrhélien – cette langue que l’on parlait fort à propos, du nord au sud de la Pyrhélie.
Il devisait peu de son pays et passait volontiers des journées entières à lire ou méditer dans la solitude. Du moins, voilà ce qu’il prétendait.
La princesse comprit enfin pourquoi Asphyx s’intéressait subitement à Tao :
— Vous voulez apprendre de nouveaux tours de magie ! Pourquoi ne visitez-vous pas la Gyorésie ?
— Ce ne sont point des tours de magie ! Mais des sorts, femelle ignare ! Je ne joue pas à vos jeux de cartes de rampants !
Visiblement déçue, mais pas contrariée par ces propos injurieux, elle ajouta timidement :
— Dommage, j’aurais pu vous en enseigner quelques-uns…
Tout à son ire ardente, il rejoignit les profondeurs de sa grotte, où il ne risquait de briser que des stalactites.
Mais la question de ces pouvoirs magiques latents, qui n’attendaient peut-être qu’un effort de volonté pour s’exprimer, l’intriguait au plus haut point. Il n’aurait qu’à s’y essayer, que risquait-il après tout ? Cependant, pour le salut de tous, il préférait attendre de recouvrer sa sérénité coutumière.

— — —

L’aube se levait par delà les cimes enneigées, baignant peu à peu la sylve de lumière orangée. Nombre de cris rivalisant d’étrangeté – on hésitait même parfois à les attribuer à des oiseaux –, saluaient l’avènement de ce jour naissant.
Ombre parmi les ombres, un être courtaud se glissait furtivement vers la falaise du dragon. Se fondre dans la végétation en silence était un art, et il y excellait avec fierté. Hormis peut-être lorsque sa longue barbe tressée se prenait dans les épines des ronces. Ou quand, pour surveiller ses arrières d’un œil scrutateur, il faisait cogner son lourd marteau de guerre contre le tronc qui le dissimulait. Il y avait aussi ces flaques de boue insondables qu’il ne manquait pas de confondre avec la surface ferme du sol terreux, le faisant inévitablement patauger. Ses merveilleuses bottines nanesques seraient irrémédiablement ternies de rouille. Quelle triste honte.
Mais malgré ces petites indiscrétions dans son approche, le dragon ne semblait pas l’avoir repéré et ronflait certainement encore au fond de son repère.
Le seuil de la caverne était un vrai dédale. Il lui fallut contourner maintes pierres et enjamber moult arêtes de poissons colossaux. Ce désordre était-il volontaire ? Ce grand lézard cornu s’imaginait-il pouvoir piéger si aisément un valeureux nain des monts d’acier ? Embroché sur un squelette de truite ? Il lui ferait bientôt payer l’injure ! Celui-ci tâterait de son marteau sur le museau ! Il n’était personne pour ignorer cela : le marteau de nain était l’arme ultime et légendaire nécessaire à quiconque envisageait de pourfendre un dragon. Et lui, Goliath le broussailleux – surnom que lui avait valu sa force et sa barbe Ô combien fournie –, mettrait un terme à la misérable vie de cet écailleux, acquérant ainsi la renommé qui lui seyait de droit.
Finalement adossé à la paroi, il jeta un coup d’œil dans la grotte sombre. Le jour était encore timide entre ces montagnes, il lui faudrait progresser prudemment pour ne point choir dans cette forêt de stalagmites qui se dressait devant lui. Il escalada la première, non sans peine, pour pénétrer enfin dans la cavité rocheuse. Celle-ci lui sembla bien étroite pour un antre de dragon. Mais l’évidence se fit jour en son esprit. Ce devait être une entrée secondaire, car trop resserrée pour qu’un saurien géant y entrât. Voilà qui convenait parfaitement, il le prendrait ainsi par surprise par cette passe dissimulée.
Ragaillardi, mais non moins prudent, il s’aventura le long des stalagmites, profitant de leur ombre pour demeurer inaperçu. Il se dit que cette grotte était bien humide quand il reçu quelques gouttes tièdes et visqueuses en pleine figure. Sans oublier les relents sulfureux qui venaient lui brûler les sinus. Voilà à quoi ressemblait la demeure d’un dragon ? Peu ragoûtant.
Au prix de quelques contorsions savamment exécutées, il dépassa une rangée de concrétions particulièrement coupantes. Elles avaient dû se briser au passage de quelque animal gras et maladroit.
Goliath le nain fut soudain prit d’une folle joie jubilatoire – bien qu’il n’en montrât rien –, son chemin si étroit et ardu à emprunter serait la voie de son succès. Pour sûr, personne d’autre que lui n’aurait osé s’y engouffrer !
« Chtonc ! »
Faisant tinter ses crocs, les mâchoires ankylosées d’Asphyx s’étaient refermées sèchement sur ce minuscule rampant. Les garder si longtemps béantes et immobiles lui avait coûté force patience et concentration, mais il se voyait récompensé au-delà de ses espérances. L’expérience avait été des plus divertissantes !
Tapi sur le seuil de sa caverne, il l’avait ouï approcher – comment un tel nabot pouvait-il engendrer tant de nuisance ? – puis il l’avait senti pénétrer dans sa gueule béante, cheminer sur sa langue et se faufiler dans sa dentition.
Il avait beau réfléchir, il ne pouvait concevoir que plus stupide créature pût exister. Ou alors pas plus longtemps que ce nain.
Mais tout ceci était le fruit d’une mûre réflexion qu’avait mise en place Asphyx. Il rêvait de piéger ainsi un nain depuis qu’il en avait aperçu un pour la première fois. Leur taille invraisemblablement petite l’avait abasourdi, si bien que le nain en question avait eu le temps de lui flanquer un aller-retour de son marteau à la cheville – plus haut cela devenait acrobatique – qui lui valut une fort douloureuse foulure. Ledit marteau, ainsi que son porteur, avaient sans plus attendre expérimenté une combustion spontanée.
Et de cette rencontre fortuite, Asphyx avait déduit que ces micro-rampants devaient percevoir la gueule des dragons comme de sombres et profondes grottes bordées de stalactites acérées. Il s’était inévitablement lancé un pari – à rester ainsi seulets de façon prolongée, les dragons en venaient souvent à se défier eux-mêmes – consistant à pousser la ressemblance au point qu’un nain y pénétrât de son propre chef.
Il l’avait repéré la veille lors d’un vol de chasse. Pour dire vrai, les nains avaient au moins une qualité aux yeux d’Asphyx. Imbus qu’ils étaient de leur barbe, ils ne pouvaient s’empêcher d’y faire jeter toutes sortes d’enchantements afin qu’elle eût la bonne teinte, texture, tenue, longueur et cætera. La magie qui émanait de leur excroissance pileuse était ainsi fort aisée à discerner, aussi dense et luxuriante fût la sylve qui le dissimulait.
Il l’avait donc espéré patiemment toute la nuitée, sa langue et ses crocs d’albâtre masqués de boue et gravillons – ce genre de miettes rocheuses ne ferait qu’améliorer la digestion. Autant dire que la nuit lui avait paru bien longue. Par chance, son expérience était achevée, il pouvait se ruer au ruisseau pour étancher sa soif. Le vieux parchemin desséché qui avait remplacé les muqueuses de sa gorge s’apaisa enfin.
— Vous n’avez vraiment rien de mieux à faire, maugréa la princesse en sortant goûter l’air frais du petit matin.
Il lui avait bouché la sortie de la caverne toute la nuit de sa masse écailleuse, et elle n’avait visiblement pas apprécié l’occasion de se soulager dans les recoins souterrains infestés de rats.
— Sachez Ma douce Princesse que je réserve toujours le meilleur accueil possible aux invités de marque qui se présentent à moi. Tout nabot rampant qu’il était, je ne pouvais faire exception !
— Déblatérez vos fadaises à souhait, je n’en ai cure. Tout ce qui importe présentement est ma faim ! Vous seriez un bien piètre hôte si vous ne la satisfaisiez point !
Elle savait toujours retourner la situation avec science lorsqu’il s’agissait de manger.
— Bien, bien, je vais erf… je… argh !
Fort préoccupé, Asphyx tourna et tourna encore sa langue entre ses crocs, manquant se déboiter la mâchoire, et y glissa quelques coups de griffes infructueux.
— Que vous arrive-t-il cher Asphyx ? Une carie ?
— Nenni mon adorée, ce doit être ce… Pouvez-vous regarder ce qui s’est coincé entre mes dents du fond ? Je ne peux le retirer…
Et de lui présenter sa gueule béante, haute de deux fois son un mètre soixante, au moins.
— Oh ! Oui je le vois ! Il est tout au fond de votre mâchoire. Je crois que… oui, il s’agit là d’une sorte de gros marteau… Vous pratiquez la charpenterie ? Fort singulier pour un dragon !
— Il suffit ! Assez de vos sornettes ! Pouvez-vous ou non me l’enlever ?
Celle-ci recula d’effroi, une terreur sans nom dans ses yeux écarquillés.
— Avez-vous perdu la raison ?! Me glisser en votre gosier gluant, visqueux et poisseux et… hors de question !
— Mais mon adorée, je peine à avaler ainsi, et si je n’arrivais plus à me nourrir ?
Tout ça à cause d’un simple nabot à marteau, il allait bel et bien le terrasser.
— Ah ! Mais j’y vois plus clair à présent ! s’écria la princesse. S’il est bien question de marteau, je vous avais mis en garde et vous ne m’avez point prêté d’oreille attentive ! La faute vous incombe donc.
— Que me pépiez-vous là ? Quelle mise en garde ?
— « Rends gras de aux mares trop, en ta gorge se coincera ! », voyons ! Il parait évident maintenant qu’il s’agissait en fait de : « Prends garde au marteau, en ta gorge il se coincera ! ». Si vous aviez un peu plus d’imagination, vous n’en seriez pas là !
Puis ponctuant sa révélation d’un couinement, elle lui tourna le dos superbement, allant quérir par elle-même quelques mûres ou fraises des bois. Il ne fallait pas non plus qu’elle se sentît redevable de ce gros écailleux pour sa pitance. Elle ne craignait plus les épines à présent, les ronces n’auraient qu’à bien se tenir !
Asphyx, quelque peu médusé, n’avait plus qu’à envisager une solution, seul. Maudites prophéties !

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