Nous quittons les côtes de Sidhàn et prenons la direction d’Anabella. Les hommes sont excités et fébriles. Comme tout pirate qui se respecte. Le nom d’Anabella les emplit de joie. L’île des pirates. Le seul endroit où personne ne peut nous atteindre. Anabella est le nom de la tortue géante sur laquelle des pirates, des anciens pirates, des hors-la-loi, des marins paumés, des marchands pas toujours clairs se sont réfugiés et ont construits une ville. En échange de nourriture, de musique et de compagnie, la tortue les promène dans tout le Golfe. Impossible de la localiser quand on ignore où elle est.

Anabella est également notre plus grand repaire à putes. Il faut avouer que quand on naît femme sur cette île, il n’y a guère d’options variées pour survire. Il est temps de vider toutes nos bourses. Et ça les hommes l’ont bien compris. Car jamais ils ne mettent tant d’ardeur à leur labeur que lorsque nous partons pour Anabella.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre IV : Voile vers la Chimère

Un lit, un baquet d’eau et une chaise. L’auberge qu’avait déniché Balram ne présentait pas vraiment du luxe, mais au moins un minimum de confort. Il ne s’attendait pas à plus quand il avait donné ses dernières Couronnes au gérant. Au moins, il avait une petite écurie à disposition pour y abriter son cheval et il avait un toit au dessus de la tête pour cette nuit. Il avait pioché avec modération dans ses denrées alimentaires encore mangeables. Il risquait d’en avoir encore besoin. Bien que l’eau fut fraîche, il se lava sommairement. Voilà bien quelques semaines qu’il n’en avait pas eu l’occasion. Le pirate ne prit pas la peine de se rhabiller avant de s’enfoncer dans les couvertures. Comme la veille, il s’endormit très vite.

Il s’éveilla soudain. Le regard hasardeux, il leva les yeux vers la fenêtre. La lune étincelait dans le ciel. Le jeune homme gémit. Il ne savait pas ce qui l’avait réveillé, mais il devait bien admettre qu’il n’avait plus sommeil. Il se redressa au milieu de son tas de couvertures. À la clarté lunaire, il récupéra ses habits et les vêtit. Il avait soif et se décida à descendre pour prendre un verre d’eau. Peut-être parviendrait-il à se rendormir après quelques pas et sa soif étanchée ? Balram s’apprêtait à quitter sa chambre quand des lumières dans la rue attirèrent son attention. Il fit demi-tour pour jeter un œil par la fenêtre. Il reconnut immédiatement les uniformes bleu foncé de l’Armada. Plusieurs soldats allaient et venaient dans les rues, torche au poing. Que pouvaient-ils faire en ville à cette heure-là ? Le pirate sentit une angoisse naturelle et familière fouiller ses entrailles. Il suivit du regard un soldat qui s’était arrêté à une maison et frappait à la porte. Il n’eut pas le temps de voir qui lui ouvrirait que des coups retentirent au rez-de-chaussée. D’un pas souple et silencieux, il se glissa dans le couloir.

L’auberge n’était pas bien grande. Un seul étage pour les chambres, des cuisines et une grande salle en bas. Balram atteignit rapidement le palier des escaliers. Il n’eut qu’à se pencher pour voir que le gérant avait déjà ouvert sa porte aux hommes de l’Armada. Trois soldats étaient sur le perron. Le pirate ne pouvait pas voir le visage de l’aubergiste qui lui tournait le dos. Mais il pouvait l’entendre.

« Un étranger qui lui ressemble a pris une chambre pour la nuit. »

Balram se figea. Il était le seul qu’on puisse qualifier d’étranger. Quelqu’un l’avait reconnu et dénoncé aux autorités. Depuis sept ans, il se savait recherché. Il avait fait trop de tapage en assassinant ces hommes. Il n’était pas vraiment poursuivi. À quelques exceptions, on l’avait laissé relativement tranquille. Mais si l’occasion se présentait à l’Armada de le mettre aux fers, ils la saisiront. Comme ce soir. Il laissa donc l’aubergiste faire part de ses réflexions aux soldats. Il retourna aussi silencieusement qu’une ombre dans sa chambre et ramassa son sac et ses armes. Il ne connaissait pas l’établissement. Il ignorait si une porte donnait sur l’arrière du bâtiment. Une chose était sûre : l’entrée principale lui demeurait condamnée. Il retourna près de la fenêtre. Entre la rue et l’auberge, il voyait un petit potager. S’il passait par là, il devrait pouvoir fuir cet endroit. Après, il lui faudrait échapper aux patrouilles. Mais il faisait nuit et il pouvait se jouer des ombres. Malgré cela, il ne connaissait pas Valenc et cela jouait fortement en sa défaveur. Mais, en premier lieu, il devait quitter sa chambre. Pouvait-il sauter ou devait-il se laisser glisser le long du mur à l’aide d’une corde ? La maison n’était pas bien haute. Il n’avait pas le temps de faire une corde avec ses draps. Il ne réfléchit pas plus et ouvrit les battants. Avec habilité, il chevaucha la fenêtre. Une fois ses jambes pendues dans le vide, il se laissa tomber.

L’atterrissage fut brusque. Il était bien retombé sur ses pieds, mais le choc remonta jusqu’à ses épaules. Il n’avait rien et il s’en remettrait. Là, tout de suite, il devait fuir. Il empoigna l’un de ses poignards et s’approcha du muret qui le séparait de la rue. Pour le moment, il n’y avait aucun soldat en vue. Il sauta par dessus l’obstacle. Il n’avait plus qu’à s’éloigner de l’auberge et trouver un endroit où se planquer. Une fois à l’abri, il attendrait que ses poursuivants aient abandonné. Une technique mainte fois utilisée qui lui avait toujours réussi.

Des cris au dessus de sa tête l’interpellèrent. À la fenêtre de sa chambre, il aperçut l’aubergiste et deux soldats. L’un d’eux criait dans la langue locale en le montrant du doigt. Il était repéré et on appelait les renforts. Il exécuta alors la seule option qui lui restait : courir le plus vite possible et mettre le maximum de distance avant l’arrivée des autres. Il s’élança dans les rues étroites de Valenc. Contrairement aux cités de Chalice, il n’y avait aucun réverbère, aucun éclairage quelconque. Il était plongé dans une ville inconnue et dans le noir avec au moins une patrouille de l’Armada à ses trousses.

Que ce soit la journée ou la nuit, toutes les rues se ressemblaient. Si Balram tournait en rond, il ne s’en rendrait pas compte. Il détestait se dire que où qu’il aille, il ne trouverait pas de refuge. Il entendait les bottes des soldats sur les pavés et leur course précipitée. Ils n’étaient pas loin. Ce n’était qu’une question de secondes. Il devait fuir et vite. Il amorça un virage dans l’espoir de contourner ses poursuivants. Mais ce fut une erreur car sa route fut presque aussitôt bloquée par un militaire. En face de lui, l’homme eut l’air tout aussi surpris. Cependant, une vie gouvernée par l’imprévu et le danger avait d’avantage forgé les réflexes de Balram que celle plus rangée du soldat. Ce dernier n’eut même pas le temps de lever son mousquet ou d’appeler ses camarades que le pirate lui asséna un coup de poing à la mâchoire. Balram n’était pas bien épais certes, mais il savait frapper là où ça faisait mal. Profitant que son adversaire soit désorienté, il frappa de son pied le côté du genou. La jambe fit une rotation violente et un craquement satisfaisant fit tomber le soldat à terre. Le fugitif n’attendit pas plus longtemps et enjamba le corps pour poursuivre sa course. Il lui aurait bien pris son fusil, mais cela l’aurait considérablement ralenti. Les renforts ne devaient pas être loin ; il les entendait distinctement. De plus, il n’aurait pu l’utiliser qu’une seule fois et le vacarme du tir n’aurait fait qu’attirer plus de soldats. Dépouillé celui-là aurait été une erreur de débutant. Cette arme désuète et encombrante démontrait le désintérêt que l’Armada portait à la cargaison de Coerleg. Pourtant, l’emplacement était très stratégique. Balram chassa ses réflexions. Il n’avait pas le temps de penser à la place de la Fédération d’Urian.

Il s’enfonça à vive allure dans des ruelles sombres et étroites. Il ignorait où il allait. Tout ce qu’il savait c’était que les voix et la marche des soldats s’éloignaient. Alors, il allongea encore le pas pour agrandir cette distance et disparaître. Des lumières tremblotantes provenant de lanternes tranchaient les ténèbres et s’approchaient de lui. Balram fit quelques pas en arrière. Devant lui une patrouille, derrière lui une autre lui filait le train. Il n’avait aucun endroit où se cacher et au vu de l’étroitesse des lieux il serait immédiatement repéré. L’idée de finir entre les murs et barreaux de la nouvelle base navale en attendant une probable pendaison le fit frissonner. Il déglutit et chassa l’angoisse qui tentait de l’envahir. Il leva les yeux. Seuls les toits lui offraient une issue. Il escalada un tonneau d’eau de pluie. Il était évidemment encore loin. Heureusement, la ville n’était plus si récente que cela. L’usure du temps avait creusé les murs des maisons. Il put donc s’accrocher à ces prises naturelles ; renfoncements, trous, pierres de travers. Doucement, il commença son ascension. S’il tombait, c’était foutu pour lui. Très vite, ses bras lui firent mal et il manqua et chuter plusieurs fois. Il sentait ses mains déjà mises à rudes épreuves par le climat et la montée de la falaise faiblir peu à peu. Sa peau sèche et craquelée saignait légèrement. Ses pieds dérapaient irrégulièrement sur la paroi. Enfin, il parvint à se hisser sur le toit. Comme toutes les maisons de Valenc, le toit était plat. Lorsqu’il n’y avait ni rue ni cour pour les séparer, tous les toits étaient collés. Ce qui facilitait le passage entre eux. Ce fut avec aisance que Balram marchait donc en hauteur et se déplaçait. Il devait juste veiller à ce qu’on ne le voit pas de la rue.

Entendant des voix, il s’aplatit au sol. Il s’approcha prudemment du bord et jeta un œil en bas. Cinq soldats entourait un vieil officier. Leur supérieur semblait écouter leur rapport et hocher à intervalles réguliers la tête. Il finit par prendre à son tour la parole et distribua ses ordres en montrant du doigt une direction différente pour chaque soldat. Rapidement, ils obéirent et disparurent. L’homme resta seul quelques instants et observa ce qui semblait être une carte en marmonnant dans sa barbe. Puis il partit aussi. Le pirate s’autorisa à souffler. Il posa son front en sueur sur la pierre froide. Il se permit aussi une pause.

Quelqu’un l’avait dénoncé de toute évidence. Les habitants de la ville semblaient complètement séparés du reste du monde et ne parlait pas la langue commune crée par la Fédération. Il y avait peu de chance que l’un d’entre eux n’ait vu ou possédé des avis de recherche de l’Armada. Donc, ils ignoraient l’existence de Balram Elkano. Les soupçons du jeune homme se portèrent sur le barman et ses clients. Eux avaient compris et parlaient sans difficultés l’idiome d’Urian. Ils ne devaient pas être originaires de Coerleg. Ne serait-ce que celui qui lui avait parlé dans la rue après. Il avait même avoué avoir été pirate. Mais vu la population qui fréquentait le bar, elle ne devait pas aimer que l’Armada mette le nez dans leurs affaires. Ces canailles devaient avoir presque autant à se reprocher que Balram. À moins que la base navale n’y ait infiltré un mouchard. Mais ce serait se donner trop de mal pour les petites frappes ivres qui y traînaient. Les soldats de l’archipel ne semblaient pas avoir beaucoup de moyens. Il pensa un moment aux gardes postés aux portes. Idée qu’il chassa presque aussitôt étant donné qu’ils n’étaient pas très regardant. Ils ne lui avaient même demandé son nom et quelques pièces avaient suffi pour introduire ses armes au sein de la cité. Balram se mordit la lèvre. Une personne avait eu tout le loisir de l’observer et connaissait son prénom. Une personne qui devait avoir les avis de recherche à portée de main et un écœurant sens du devoir.

« Lorcas Kerdarec, siffla t-il entre ses dents. Sale gosse. »

Dégoûté de s’être fait si facilement vendre, il se releva. Il devait quitter la ville au plus vite. Les murs étaient trop hauts pour être escaladés. Il n’avait pas le choix, il devrait passer par la porte. Fermée et bien gardée à cette heure. À moins qu’il n’attende le jour et se faufile parmi les marchands. L’Armada serait sûrement sur les dents et ferait peut-être contrôler les identités et les chariots quittant Valenc. Et plus il attendrait plus ils seront préparés. Il devait fuir maintenant, alors qu’ils le cherchaient encore dans ce quartier. Que la nuit le couvre et que les effectifs ne soient pas au complet. En passant par les toits, il devrait pouvoir arriver sans trop d’encombres aux portes. Arrivé sur place, il verrait pour les passer. Mais déjà mettre de la distance. Il se décida pour ce plan.

Le pirate sortit sa boussole. La grande porte se situait à l’ouest de la ville. Dès qu’il repéra la bonne direction, il se tourna vers elle. Il se glissa de toit en toit, sautant parfois quand ils n’étaient pas collés. Il s’arrêta régulièrement pour guetter à la vue et à l’oreille la progression des soldats. Il les perdit définitivement quelques rues plus loin. Mais il ne relâcha pas sa vigilance pour autant. Le moindre faux pas et il était fait. Il demeura donc sur les toits. Assez rapidement, il atteignit la place du marché et la rue principale. Il ne lui restait plus qu’à descendre cette dernière pour parvenir à son but.

L’air de la nuit était frais et humide. Il manqua plusieurs fois de chuter et de se tordre la cheville. Quand il sautait, il était particulièrement prudent. S’il glissait, il tombait tête la première au sol. La ville, plongée dans le noir, semblait dormir et aucun bruit ne venait inquiéter Balram. Il jeta quelques coups d’œil réguliers aux alentours. Mais aucun soldat ne devait l’avoir suivi. Essoufflé, le pirate se permit alors de ralentir sa course. Il aurait aimé s’arrêter, mais ça aurait été trop dangereux. Il fallait maintenir la distance entre lui et ses poursuivants. Ils pouvaient se décider à venir par ici sur un coup de tête. Et le découvrir. Oh, il ne se faisait pas d’illusion. La porte de fer était certainement gardée. Il ignorait encore s’il valait mieux d’attendre le jour ou de profiter de la nuit. L’Armada avait-elle averti les gardes de Valenc de sa présence ou avait-elle directement envoyé des hommes à elle pour garder la porte ? Encore une incertitude qui pourrait s’avérer fatale dans son plan improvisé. Beaucoup trop d’incertitudes et de risques.

Balram se laissa choir sur le bord d’un toit, ses jambes se balançant dans le vide. Il se sentait découragé. Les chances qu’il se fasse prendre étaient hautement plus fortes que celles qu’il avait de s’enfuir. Si l’Armada mettait la main sur lui, il serait pendu. Sauf si les juges se montraient magnanimes et le condamnaient à la prison à vie. Face aux deux perspectives, il préférait la corde. Plus rapide. Il savait au fond de lui qu’il finirait fou passé quelques mois dans la forteresse de Comminatie. Ce qu’il avait entendu sur la prison de l’Armada ne l’encourageait pas d’aller vérifier les rumeurs par lui-même. De plus, enfermé entre quatre murs, il ne pourrait pas. Il avait besoin d’espaces, de changements, de sentir le vent sur sa peau, l’odeur iodé de la mer l’entourer. Ni chaîne ni attache. Et certainement pas d’entrave de fer.

Des éclats de voix brisèrent soudain le silence. Balram sursauta. Derrière lui à moins d’une centaine de mètres, il pouvait voir les lampes d’une patrouille. Ils se dirigeaient vers la porte. Ils se doutaient clairement de ses intentions. Comme s’il avait d’autres choix. Comme si quelqu’un d’autre aurait pensé autrement. Sans réfléchir, Balram se remit en route. En fuyant les soldats, il avait l’impression de fuir aussi le sinistre cachot qui l’attendait à Comminatie.

Heureusement, les soldats faisaient un bon nombre de détours dans le but de déloger le fugitif. Balram put donc augmenter cette distance aisément. La grande rue défilait sous lui. Les maisons étaient toutes collées les unes aux autres ce qui facilitait sa petite escapade par les toits. De là où il était, il distinguait nettement l’entrée de la ville.

La grande porte était hors de portée par les toits. Un demi-cercle d’une dizaine de mètres la séparait du reste de Valenc. Deux gardes locaux et deux soldats étaient postés devant. Pour ne pas se faire voir, le pirate resta à quelques maisons plus loin. S’il descendait sur la grande rue, il serait aussitôt repéré. Il se laissa donc glisser dans un jardin. Balram prit quelques temps pour réfléchir. Il avait atteint son premier objectif : la porte de la citadelle. Mais, pour la passer, il allait devoir ruser. À pas de loup, il quitta sa cachette pour se faufiler dans une petite rue adjacente ; et il se rapprocha de la petite place vide. La hauteur du mur ne permettait pas l’escalade. La cloison de fer étroitement fermée et solidement gardée ne laissait pas l’espoir de la forcer. Aucun moyen de contourner ou de jouer de prudence. Balram devrait agir à découvert.

**

L’attente lui devenait insoutenable. Quelque patrouille pouvait débarquer à tout moment et le débusquer sans mal. Le ciel noir tournait au gris. Et Balram demeurait enfermé au sein de Valenc et de sa forteresse. Dissimulé dans l’ombre d’un muret, il observait les quatre gardiens se partager un liquide chaud dans des bols. Les réconfortantes vapeurs qui s’en dégageaient rappelaient au fugitif à quel point la nuit était fraîche. Ainsi qu’il s’était contenté de maigres restes en guise de dîner. Ce fut donc avec envie qu’il les vit déguster leur soupe. L’un des soldat de l’Armada se sépara du groupe, les récipients vides en main. Une des petites maisons proches du mur devait servir aux gardes en faction. Avec souplesse et silence, Balram le suivit de loin. Le soldat s’engouffra dans une maisonnette de pierres bâtie à même l’enceinte. Une fois s’être assuré d’être hors de vue des collègues du militaire, le pirate s’appuya à côté de la porte, prêt à se jeter sur sa future victime. Il tenait ferment l’un de ses saïs dans sa main droite.

Quand le soldat sortit, il n’eut que le temps de refermer la porte qu’une ombre se jeta sur lui. Une main lui tordit le bras droit dans le dos, l’empêchant de se débattre. La lame froide et fine d’un poignard lui écorcha la gorge.

« Est-ce utile de préciser qu’il faut que tu te taise ? » lui souffla une voix dans le creux de l’oreille.

La victime déglutit avec difficulté et secoua de manière imperceptible la tête. Cela dut suffire car le pirate le poussa légèrement en avant le sommant d’avancer. Le corps qu’il sentait contre son dos n’était ni grand ni épais. Mais les gestes semblaient maîtrisés et il ne tenait pas à vérifier le sérieux et les réflexes de son agresseur en résistant. On lui lâcha le bras quelques secondes le temps de le délaisser de son pistolet. En retour, la lame insista sa pression sur son cou. Le fugitif lui reprit le bras aussitôt sa tâche effectuée. Le soldat mit quelques temps avant de se rendre compte qu’on le poussait vers la grande porte.

Quand ils sortirent de l’ombre des maisons, ils furent remarqués sur le champ par les trois gardes restants. Ils mirent le nouveau venu en joue sans hésiter. En réponse, Balram se plaça davantage derrière son otage. Il était hors de portée de tirs. Les soldats ne baissèrent pas leurs armes, mais ne firent pas feu. Les dents serrées et l’œil rageur, ils rongeaient leur frein. Ils ne pouvaient agir sans qu’il n’en résulte de funestes conséquences pour leur compagnon d’arme. Le regard effrayé de celui-ci les suppliait. Il n’était pas dans l’Armada depuis longtemps et n’avait jamais eu affaire à des pirates. De fait, il n’avait jamais connu le danger ou le feu de l’action. Comment aurait-il pu savoir qu’alors que l’aube se levait il aurait une lame sur la gorge ?

« Je suppose que la situation est claire, déclara Balram en continuant d’avancer à couvert. Vous déposez vos armes et, surtout, vous allez m’ouvrir cette putain de porte. »

Les deux gardes coerlèges ne semblèrent pas comprendre ses paroles. Mais leur collègue de l’Armada leur traduisit rapidement les directives. À contre-cœur, ils abandonnèrent leurs mousquets au sol. Ils furent par contre moins coopératifs pour la porte.

« Dépêchez-vous ! s’exclama Balram. Je n’ai pas de temps à perdre ! »

Il appuya la pointe de son poignard contre la chair de son bouclier qui clapit. Quelques gouttes de sang coulèrent. À leur vue, les trois autres semblèrent se motiver. Les coerlèges attrapèrent chacun un long objet à leur ceinture. Le plus épais les assembla côté contre côté. La clé de Valenc apparut. Balram avala rapidement les derniers mètres qui le séparaient de la porte. Le garde insinua la clé dans sa serrure et tourna. Un grincement métallique répondit au geste comme une plainte larmoyante. Ensembles, les gardes saisirent le gros anneau de fer et s’arc-boutèrent pour tirer la porte de toutes leurs forces. Un courant d’air froid s’agita sur le visage de Balram. Celui de la liberté. Malgré les statistiques pessimistes, il allait enfin pouvoir quitter Valenc.

Quand l’ouverture fut suffisamment large pour laisser passer les deux hommes, Balram s’y engouffra de dos en emportant son otage.

« On a fait ce que tu voulais, intervint le soldat de l’Armada. Relâche Ambroise.

– Désolé, répondit le pirate d’un ton allègre. Mais je vais encore avoir besoin de ses services. »

Dans un grognement de rage, le soldat se précipita sur son arme abandonnée. Mais le temps qu’il la ramassa et retourna à la porte, le pirate et son otage avaient déjà disparus. Il se tourna sans attendre vers les coerlèges et les apostropha dans leur langue :

« Qu’attendez-vous ? Sonnez l’alerte immédiatement ! »

Les cloches de Valenc envahirent le silence de la ville et se répercutèrent jusque dans la plaine environnante. Quand il les entendit, Balram accéléra le pas et tira davantage le pauvre Ambroise derrière lui. Il devait maintenant atteindre le port.

**

Pour la énième fois, Lorcas vérifiait de son pistolet à silex. Il n’avait jamais utilisé d’arme à feu. Ses entraînements s’étaient pour le moment toujours faits au sabre. Il ne s’était jamais retrouvé en situation de combat réel. Pourtant, il était là, à monter la garde avec d’autres de ses camarades au port. Nerveusement, il remit l’arme à sa ceinture. Cependant, sa main gauche frôlait d’elle-même le pommeau de son vieux sabre émoussé. Il s’agissait de son arme d’entraînement, mais il n’en avait pas d’autre.

Le soleil commençait à percer timidement. Le ciel tournait lentement au gris. La brise soufflait un peu fort et amenait humidité et fraîcheur. Malgré qu’il y soit habitué, Lorcas se sentit frissonner. Il resserra les pans de son manteau sur sa poitrine. Les yeux perdus sur la mer aux vagues indolentes, il attendait.

Au moment de réveiller le sergent chargé des nouvelles recrues, il avait eu un sentiment d’hésitation. S’il se trompait ? Et si Elkano était déjà sous surveillance ? Une voix dans sa tête lui avait alors soufflé qu’il valait mieux une remontrance pour avoir dérangé des officiers au milieu de la nuit que d’être complice d’un pirate. Il avait donc agi. Le sergent avait eu du mal à prendre au sérieux les révélation de son apprenti. Mais sous l’insistance du plus jeune, il avait cédé et fait un rapport à un de ses supérieurs. Quelques vérifications avaient été faite comme l’interrogatoire des gardes aux portes. Ceux qui avaient fait passer Elkano s’étaient sans difficulté souvenu de l’entrée d’un étranger à la peau mâte. Ce devait être le première fois qu’ils voyaient un homme d’une couleur différente de la leur. Le temps de tout cela, la nuit était tombée. Le commandant de la base, Priam Oustralos, avait déployé une dizaine de patrouille parcourir la ville à sa recherche. D’autres hommes avaient été assigné au port, autour des villages voisins et quelques-uns même furent envoyés sur les anciennes routes marchandes vers la forêt. Après tout, Elkano était bien arrivé par là et connaissait un peu le chemin. Il ne restait que deux patrouilles chargées de longer les falaises en bord de mer au cas où le pirate parvenait à passer les surveillances ou que quelques autres boucaniers flottaient dans le coin.

Pour un simple criminel de classe inférieure, le dispositif était impressionnant. Lorcas soupçonnait Oustralos de vouloir se faire remarquer par les autorités de l’Armada pour son organisation et l’efficacité de la nouvelle base. Depuis qu’il s’était engagé, le jeune coerlège avait remarqué que les quelques officiers, dont le commandant, ne semblaient guère satisfaits de leur récente affectation. Il avait même cru comprendre qu’ils la considérer comme une rétrogradation. Alors qu’il avait un peu trop bu, son sergent avait avoué qu’Oustralos avait l’année dernière laissé échapper deux corsaires sidhànais d’envergure. Un siège minutieux avait été organisé durant de longues semaines pour la capture de l’équipage de Mac Logan et celui de Ferguson à Port-Saint-Pierre en Chalice. Non seulement, aucun pirate n’avait été pris, mais de nombreux soldats avaient été tué. Face à ce fiasco, le commandant avait été mis à pied quelques mois avant d’être exilé sur l’archipel Coerleg avec ses officiers rescapés du carnage. Ces faits peu glorieux expliquaient la mauvaise entente entre les supérieurs et la tension qui régnait au sein de la petite base malgré son jeune âge. Pourtant, ce n’était certainement pas la tête de Balram Elkano qui allait racheter celles des corsaires. Peut-être Oustralos espérait les accumuler et ainsi montrer qu’il était capable de créer un bon rendement. Pour faire oublier ses erreurs de Port-Saint-Pierre, il lui faudrait une bonne centaine d’Elkano. Certes, Ferguson, depuis, avait été tué. Par Mac Logan – ironie du sort. Mais le survivant était l’un des trois pirates les plus recherchés de ces dernières années. Il faisait de terribles ravages et, protégé comme il l’était par son clan de Sidhàn, il devenait difficilement atteignable. Non vraiment, ce n’était pas un petit assassin qui rachèterait la perte d’un redoutable corsaire.

Lorcas jeta un coup d’œil autour de lui. Les autres soldats parlaient entre eux ou somnolaient encore. Visiblement, aucun d’entre eux n’imaginait que le fugitif pouvait échapper à leurs camarades de Valenc. Le jeune garçon ne pouvait empêcher son stress de monter. Il avait le sentiment que rien ne serait aussi simple que l’espéraient les soldats. Après tout, Oustralos avait bien perdu deux bateaux pirates dans une petite ville portuaire. Un homme seul se cachait plus facilement dans une capitale qu’une soixantaine dans un port. Si on réfléchissait ainsi, il était tout à fait possible qu’Elkano s’échappe et parvienne jusqu’ici.

Le port et la base navale se situaient dans une crique ; la Baie aux Phoques. Mais cela faisait longtemps que les mammifères marins avaient déserté ce coin. Depuis que le port était en activité, ils avaient fui vers un lieu plus calme. La virulence des pêcheurs à les chasser pour préserver leurs eaux poissonneuses ne devait pas être non plus étrangère à leur désertion.

Pour se réchauffer, la jeune recrue entreprit quelques pas hasardeux. Le temps s’étirait indéfiniment. L’attente et la peur semblaient doubler chaque heure. Et toujours ce sentiment de culpabilité qui rongeait son estomac. Il aurait dû comprendre tout de suite à quel genre d’homme il avait affaire. Mais non. Il s’était laissé attendrir par ce passé sombre et cette rage qui déteignait sur sa voix à la mention de ses origines. Ces yeux dissemblables et brûlants qui semblaient vouloir faire leurs preuves et pour qui leur but importait tant. Lorcas se demanda soudain ce qu’il pouvait chercher. Apparemment, une personne d’après ce qu’il avait dit à son père. Mais qui un pirate et un assassin pouvait-il chercher avec tant d’ardeur ? Sa prochaine victime ? L’adolescent sursauta et un étau serra son cœur. Si c’était le cas, cela voudrait dire qu’Elkano aurait tué à Valenc et que ce serait de sa faute. Après tout, n’était-ce pas lui qui l’y avait conduit ? Ses doigts tremblaient sur son pommeau. Il n’aimait vraiment pas comment cette affaire avait tourné.

Soudain, un son cloche leur parvint. Cela sembla réveillé les autres soldats qui se redressèrent et cessèrent de bavarder.

« C’est l’alarme de Valenc, précisa inutilement l’un d’eux.

– Ça voudrai dire que ce sale type a réussi à passer le mur ? »

L’agitation prit les hommes. Beaucoup étaient originaires d’ici et pensaient la forteresse de Valenc infranchissable. Personne ne rentrait, personne ne sortait. Il n’y avait aucune chance qu’Elkano ait escaladé l’enceinte. Il n’avait pas non plus les moyens de la percer. Comment était-il passé alors ? La porte solidement gardée demeurait la solution. Tous était parvenu à ce raisonnement.

« Y a pas intérêt à ce qu’il ait fait du mal aux camarades, cracha Erec, un grand roux barbu. Sinon, j’le bute sans somation ce fils de chien. »

On approuva ces paroles d’un signe de tête. Lorcas sentit à nouveau un relent de culpabilité. Si un soldat avait été tué ou blessé, ce serait de sa faute. Quelques hommes commencèrent à s’éloigner.

« Qu’est-ce vous faites ? s’exclama Lorcas.

– On va le cueillir, lui répondit-on. Il y a de très grandes chances pour qu’il soit entre ici et la ville. Y a même pas un buisson où se planquer. Il pourra pas nous échapper.

– Mais… mais le sergent nous a dit de rester ici. Faut qu’on garde le port.

– Ce sera plus simple pour lui de nous échapper au port que dans la plaine, observa Erec. Et du moment qu’on serre cet enfoiré, le reste… »

Il garda sa phrase en suspension. Peu importaient les moyens, seule la finalité trouverait grâce aux yeux des supérieurs. Mis à part le jeune Kerdarec, tous rejoignirent l’avis du groupe. Lorcas regarda ses camarades quitter leur poste, impuissant. Il s’entendit vaguement préciser qu’il restait pour surveiller le port. Il se sentit ridicule. Particulièrement face à l’indifférence totale. Comme si de rien n’était, il reprit ses pas en rond. C’était inutile. Cela ne le réchauffait pas plus qu’il n’avait l’impression de faire plus professionnel. Il alla donc s’asseoir sur la première bite d’amarrage croisée. Une nouvelle attente débuta ; mais cette fois seul. Lorcas se disait qu’on ne pourrait rien lui reprocher sur ce qui allait se passer. Que Elkano parvienne ou pas à fuir, il avait gardé son poste contrairement à ses camarades. Même si le pirate quittait les îles en passant par le port, il pourrait arguer qu’il n’avait pas fini sa formation et qu’il s’était retrouvé seul. Dans le cas où le fugitif était pris, on oublierait les bévues des autres.

Cependant, l’idée qu’Elkano s’enfuit sous son nez ne lui plaisait pas. Il était déjà en cause dans son entrée en ville. Indirectement, il avait aussi par ce biais peut-être causé du tord à quelque soldat ou civil. Tout Valenc et la base avaient été mises sur le pied de guerre en pleine nuit parce qu’il n’avait pas été fichu de capturer un pirate quand il en avait eu l’occasion. Sa carrière démarrait vraiment mal. Mais le pire était qu’il s’en voulait. Le chemin serait long pour se racheter aux yeux de ses supérieurs, mais davantage aux siens.

Son regard suivit les mouvements lents des vagues grisâtres. Quelques embruns lui mouillèrent les bottes. Il choisit donc de s’éloigner du bord avant d’être trempé. Il tournait en rond. Il avait beau tenter de se changer les idées, toutes revenaient à Elkano. Avait-il été attrapé ? Avait-il fait des victimes dans les rangs de l’Armada ? Avait-il réussi à s’enfuir ? Avait-il été tué par un soldat en se débattant ? Lorcas chassa cette pensée. Non, pas qu’il pensait que ses camarades tuaient si facilement. Si le pirate mourrait, c’était qu’on n’avait pas eu le choix. Le jeune garçon se mordit la lèvre et reprit ses allées et venues près de la jetée du port. Sous les planches de bois, l’eau s’agitait toujours, mais prenait des teintes rouges et dorées à mesure que se levait le soleil. Le soldat s’immobilisa pour observer l’aube. L’air restait froid et quelques brumes flottaient à l’horizon. Le soleil avait presque autant d’éclat qu’en été. Il ferait beau aujourd’hui contrairement aux jours passés. Le port quitta progressivement les ténèbres. Les rayons éclairèrent le vieux phare un peu à l’écart. Petit à petit, ils réchauffaient les digues et les bateaux amarrés. La base navale militaire semblait illuminée de dorures. Elle n’était pas finie de construire, mais elle imposait déjà.

Depuis son enfance, on lui racontait des histoires sur ce qu’il y avait au-delà des îles de Coerleg. Il savait la menace permanente de Sidhàn, trop proches de leurs côtes et de leurs origines. Les pirates qui rôdaient près de leurs plages attisaient la terreur. Étaient-ils sidhànais ? Leurs anciens ennemis voulaient-ils agrandir leurs terres ? Les coerlèges ne prenaient pas la mer. Ils avaient passé leur existence à se cacher à l’intérieur des terres ou derrière les murs de Valenc. L’univers de Lorcas se résumait à son village, la capitale où son père l’avait régulièrement emmené les jours de marché et la forêt. Et toujours partout cette peur de l’extérieur. Il y avait très peu d’étrangers sur l’archipel et jamais en dehors de Valenc. Mais Lorcas était curieux et avide de nouveaux horizons. Quand il était dans la capitale, il se plaisait à aller parler aux marchands birenziens. Outre les hommes du Nord, personne ne venaient faire du commerce à Valenc. Encore aujourd’hui, peu de commerçants aventuriers se présentaient. Grâce à ces contacts, Lorcas avait pu contempler des cartes du Golfe ou de Birenze. On lui avait décrit et vanté les maisons de bois colorés et les palais aux toits arrondis. Il avait accusé un homme de Krichnof de mentir quand ce dernier lui avait assuré qu’au sud et à l’est de son pays les paysans faisaient pousser des plantes et de l’herbe sur leurs toits. Mais rapidement certains de ses collègues avaient rassuré l’enfant sur la véracité des propos ajoutant même qu’au nord on vivait sur pilotis pour éviter d’être engloutis sous la neige. Et Lorcas émerveillé buvait leurs paroles. La plupart des enfants coerlèges évitaient les étrangers par peur. Il fallait avouer que les silhouettes hautes et charpentés de la plupart d’entre eux impressionnaient. Mais une fois les lourds manteaux de fourrures enlevés, beaucoup ressemblaient aux paysans et pêcheurs de Coerleg. Au début, le petit Kerdarec avait eu du mal à les comprendre. Ils parlaient mal coerlège et l’accent guttural de Birenze n’avait pas arrangé les choses. Mais des liens s’étaient crées et le garçon avait rêvé. Rêvé d’un jour quitter Coerleg et de voyager. Découvrir par ses yeux ces étranges maisons et d’aller plus loin encore.

Quand la Fédération d’Urian avait proposé à l’archipel de Coerleg de l’intégrer, le peuple était mitigé. Mais le Grand Duc des îles avait accepté. Mis à part quelques commerçants de la mer Naweline qui avaient tenté leurs chances à Valenc et de quelques étrangers qui s’étaient faufilés parmi eux, personne n’avait vu de différence. Puis l’Armada s’était installé et avait encouragé les jeunes à s’enrôler. Aussitôt, Lorcas avait pensé aux voyages dont il rêvait. La peur perpétuelle des coerlèges l’avait poussé à prendre les armes. Grâce à l’armée de la Fédération, ces îles seraient protégées. Les pirates n’oseraient plus venir piller les petits villages côtiers. Et pour toujours ils seraient à l’abri des représailles de Sidhàn. Protéger son pays, le défaire de ses craintes et que tous puissent enfin voyager et osent enfin parler et échanger réellement avec les autres peuples. Un pays ouvert et qui pourrait se moderniser après des siècles de peur et d’obscurantisme. Un nouveau rêve que Lorcas espérait toucher du doigt. Pour cela, il était devenu soldat de l’Armada ; le bras armé de l’union des peuples. Ses camarades le disaient rêveur et idéaliste, il s’en fichait. Lui avait un but.

Sa formation avait donné un coup dur à son image colorée du monde extérieur. Piraterie et esclavage étaient devenue ses bêtes noires. Mais sa conviction avait été renforcé en découvrant des technologies dont Coerleg n’avait jamais rêvé. La photographie, l’industrie de la vapeur et du charbon, l’électricité et ses débuts balbutiants… Tant de choses. Chalice était le continent le plus avancé sur ce point de vue et avait atteint la richesse grâce à ce savoir et à ces inventions. Les Terres d’Ædan vivaient principalement du commerce et de l’artisanat. Birenze apportait un grand nombre de matières premières. La Fédération offrait une évolution constante au sein du Golfe et une vie meilleure, plus simple et plus longue à ses habitants. Le Grand Duc avait offert la plus belle des opportunités à son pays. Lorcas en était convaincu.

Malgré le soleil brillant, l’air ne se réchauffait pas. Bien qu’il portait d’épais gants de cuir, le soldat avait les doigts engourdis. Il aurait aimé enfiler ses moufles en laine par dessus. Cependant, il devait rester opérationnel et activer le chien de son pistolet avec des moufles était presque impossible. Il se contenta donc de se frotter les mains et de souffler dessus. Toujours aucune nouvelle des autres. Il commençait à s’inquiéter. Pourquoi la capture d’Elkano prenait autant de temps ? Elle aurait dû être simple et rapide. Surtout au vu du dispositif qu’avait déployé Oustralos. Ce n’était pas normal. Et cette pensée s’ancra dans l’esprit de Lorcas. Deux silhouettes lui confirmèrent ses craintes.

Le port était très dégagé. Comme la base navale se situait juste au fond, il fallait qu’elle puisse avoir une vue dégagée sur la mer. Quelques bâtiments bas et collés aux murs de la base peuplaient les docks. Il était presque impossible de se cacher en avançant vers la mer. Ce fut pour cette raison que Balram Elkano n’avait pu se dissimuler du regard de Lorcas. En l’apercevant, le jeune soldat avait senti ses poumons se vider. Ce fut comme si le temps s’était arrêté. Il eut un moment de flottement comme pour se donner quelques instants pour réaliser la scène qui se jouait devant lui. Le pirate s’avançait prudemment, caché derrière un autre soldat, blanc de peur. Il menaçait son otage avec un étrange poignard fait de trois lames – une longue entourée de deux courtes. Il ne paraissait pas particulièrement tranchant, mais il était fin et pointu. Très rapidement, l’expression de son visage indiqua à Lorcas qu’il était reconnu.

« Tiens, comme on se retrouve, lança Balram d’un ton faussement joyeux. Je suppose que c’est à toi que je dois le charmant comité d’accueil de cette nuit. »

Le fugitif tentait de garder un ton égal et dédaigneux. Mais son souffle était court et sa voix tremblait légèrement. Ses yeux fouillaient les lieux avec la fébrilité d’un animal piégé. Ils retombaient toujours sur Lorcas pour surveiller ses mouvements.

Le soldat se réveilla soudain. Il se saisit de son pistolet et mit Balram en joue.

« Relâchez, commença Lorcas d’une voix qu’il espérait assurée. Heu… Relâchez…

 – Ambroise, compléta le pirate, amusé.

– Oui, relâchez-le ou je tire.

– Ça, j’en doute. »

Le flibustier força son otage plus blême que jamais à se redresser, mettant en valeur le bouclier qu’il formait. Lorcas serra les dents. Il n’était pas assez bon tireur pour toucher son adversaire dans ces conditions. Le sourire détestable et provocateur du criminel lui montra que le fil de ses réflexion était parfaitement connu. C’était donc ainsi qu’il avait fui Valenc. En se cachant lâchement derrière un otage. Cela expliquait comment il avait pu se faire ouvrir les portes de l’enceinte. Et il comptait bien user de son stratagème jusqu’au bout.

Mais son plan fut contrarié. Le pauvre Ambroise qui semblait avoir de plus en plus de mal s’effondra contre son agresseur comme une poupée de chiffon. Lorcas se figea, inquiet, le doigt crispé sur le chien. Le pirate n’avait rien fait et n’était pas en cause. Le sourire suffisant de Balram s’évanouit pour laisser place à la surprise. Il observa brièvement son otage, le secoua. La tête dodelina et il manqua de faire tomber le soldat, inanimé. Les regards des deux hommes se croisèrent.

« Il s’est évanoui, commenta Balram qui n’en croyait pas ses yeux. Vous savez enrôler des hommes d’action dans l’Armada. »

Lorcas devait avouer que ses propres émotions le mettaient à rude épreuve. C’était la première fois qu’il se retrouvait vraiment face à un pirate. Seul en plus et avec la vie d’un de ses camarades en jeu. Mais il ne sentait vraiment pas de perdre connaissance comme le dénommé Ambroise. Au contraire, il tremblait d’anticipation. L’adrénaline avait chassé le froid et la fatigue d’une nuit blanche. Il se sentit lui-même déçu du peu de sang froid de son collègue. Il n’allait pas faiblir pour autant alors que l’autre soldat était toujours entre les mains ennemies et sans défense. Il se remit en position de tir. Il fit même un pas en avant pour montrer sa détermination.

« Alors, tu tires oui ou merde ? » le provoqua Balram.

Il maintenait toujours Ambroise devant lui ; avec plus de mal puisqu’il devait le porter. Il avait baissé sa lame pour mieux soutenir le poids mort de l’homme avec son bras. Le bouclier était encore en place, mais la menace moins tangible. Le saï pointait mollement vers le sol.

Sans qu’aucun des deux protagonistes ne comprenne ce qui se déroulait sous leurs yeux, Ambroise se remit soudain en mouvement. Il envoya un coup de coude dans l’estomac de Balram, lui faisant lâcher son poignard. Alors que le pirate le libéra faiblement, le souffle coupé, il en profita pour se remettre sur ses jambes et filer. Dans le sens opposé de Lorcas. Le temps que ce dernier saisisse ce que cela voulait dire, l’ancien otage avait disparu vers la base navale.

« Il s’est tiré en me laissant derrière, balbutia Lorcas, la mâchoire tombante.

– Hommes d’action et solidaires par dessus le marché, cracha Balram en ramassant son arme. Vous devriez en faire votre devise. »

Il toussa fortement et se releva encore tremblant du coup reçu. Même s’il avait perdu sa position de force, le pirate avait un regard hargneux. Il se battrait, la rage au ventre. Lorcas ne pouvait espérer qu’il recule ou ne se rende. Il avait certainement comme projet de voler un bateau, d’où sa présence au port. Et maintenant le jeune Kerdarec était le seul rempart entre lui et la liberté. Il savait que les autres auraient dus rester au port. Face à une dizaine d’hommes, dont certains expérimentés, Balram n’aurait eu aucune chance. Là, la balance oscillait sans se décider. D’un côté, l’inexpérience de Lorcas, mais possédant une arme à feu et connaissant le terrain. De l’autre, un pirate habitué au combat et à la vie dure, déterminé à fuir, mais d’autres soldats pouvaient débarquer à tout moment et le prendre en tenaille.

Lorcas sentit sa main se resserrer sur son arme. Elkano n’aurait jamais le temps de s’approcher de lui ni de dégainer son arc. Il fallait l’immobiliser et faire en sorte qu’il ne soit plus un danger. Le pistolet se redressa et visa les jambes du pirate. Les yeux de Balram s’écarquillèrent quand il s’aperçut que Lorcas s’était remis d’aplomb. Le jeune soldat tira. Le fugitif se jeta sur le côté, évitant la balle. Un sourire prit place sur son visage tandis que son adversaire grimaçait.

« Tu n’avais droit qu’à un coup, gamin ! » lança Balram.

Bien que son souffle soit encore haletant, Balram se précipita sur Lorcas. Il avala en quelques secondes la distance qui les séparait. Il bloqua la gorge de l’adolescent de son avant-bras. De son autre main, il lui tordit le poignet. Lui fit lâcher son pistolet. Lorcas bascula en arrière sous le poids du pirate. Sa tête heurta le bois du ponton. Il entendait l’eau clapoter sous lui. D’un revers de main, Balram jeta le pistolet à la mer. Ce geste sembla réveiller le jeune soldat qui se débattit comme un diable. Son ennemi eut plus de mal à le maintenir au sol. Certes, Lorcas était du genre gringalet, mais il avait de l’énergie à revendre. Balram était épuisé par son voyage et ses nuits incomplètes. Lui-même ne pesait pas bien lourd et semblait légèrement plus petit que le coerlège. Il empoigna son saï qu’il avait récupéré.

« Tu vas te tenir tranquille, putain ! » s’époumona t-il en levant la lame.

Mais, en se redressant, il avait relâché en partie sa prise sur Lorcas. Ce dernier en profita pour repousser son adversaire et délivrer sa main. D’un coup de hanche, il inversa leur position. Il parvint à bloquer le bras armé de Balram à quelques centimètres de sa poitrine. Le pirate ne s’avoua pas vaincu. Il profita de leur proximité. Et lui assena un coup de tête. Lorcas sentit son nez craquer et saigner. Dans un cri de douleur, il se dégagea en se tenant le nez. Le criminel se remit sur pieds en se frottant le front. Son coup n’avait pas été sans mal. Kerdarec l’imita en tentant d’ignorer son nez cassé. Il sortit d’un geste vif son épée de son fourreau. Balram sursauta et se mordit la lèvre. Il s’empara de son second saï. Un seul serait insuffisant pour parer le sabre efficacement. Les deux mains crispées sur le pommeau, Lorcas engagea le premier coup. Balram l’évita avec souplesse. Mais pas le second qui arriva sur son côté. Si son premier poignard parvint à lui épargner le flan en déviant la lame dans un glissement, le second la bloqua d’un mouvement sec du poignet. Lorcas étouffa une exclamation de surprise et libéra son épée avec du mal. Le pirate profita de cette accalmie pour refaire face à son adversaire et stabiliser son équilibre.

« Tu n’avais jamais vu ce type d’arme, n’est-ce pas ? demanda Balram, satisfait de son petit effet.

– D’où viennent ces poignards ? ne put s’empêcher de s’intéresser le jeune homme.

– Des îles Ushên. »

Lorcas ignorait même où se trouvaient ces îles. Mais il se contenta de relever la tête. Il ne tenait pas à ce que son ennemi se rende compte d’une autre ignorance. Il avait compris que ces armes avaient d’abord un rôle défensif. Elles servaient ainsi à bloquer les lames des épées. Elles étaient suffisamment pointues pour faire d’importants dégâts en attaque. Plus longues qu’une dague, elles permettaient à Elkano de conserver une distance de sécurité. Mais s’il voulait frapper, il devrait se mettre en danger. Lorcas sourit. Il devait l’obliger à réduire cet écart entre eux. Cependant, sa lame émoussée ne pourrait faire de dégât. Il devrait jouer un coup de poker en laissant croire à son ennemi qu’il pourrait être blessé.

Il engagea une nouvelle attaque qui fut aussi bloquée. Il recula d’un grand pas, dégageant son arme. Il attaqua sur le côté, visant les côtes du pirate. Balram dut pivoter pour dévier le coup. À nouveau, Lorcas libéra la lame. Cette fois, il visa plus bas comme pour faucher son adversaire aux jambes. L’autre fit un bond en arrière. Il se retrouva au bord du ponton. Les dents serrées de rage, il jeta un coup d’œil derrière lui. L’eau froide bougeait, indolente. Sa distraction lui valut chère. La pointe de l’épée de Lorcas était sur sa gorge maintenant. Balram se figea, tremblant. Si un regard pouvait tuer, Lorcas était certain qu’il ne respirait plus. Celui du pirate était plus qu’éloquent.

« Il est temps pour vous de vous rendre. » déclama le soldat.

Des cris le firent sursauter. On arrivait dans son dos. Il se retourna et vit Erec et les autres contourner la base navale pour se précipiter sur lui. Certainement lassés de leurs recherches infructueuses, ils revenaient enfin à leur poste. Lorcas eut un sourire. Il avait arrêté Elkano tout seul. Maintenant avec l’aide de ses camarades l’enfermer dans une geôle de l’Armada serait un jeu d’enfant. Il ne lui restait plus qu’à espérer que les autres lui laissent honnêtement la gloire. Il avait fait une erreur en laissant le pirate rentrer à Valenc, mais il s’était bien rattrapé.

La réalité fut toute autre. Profitant de la distraction de Lorcas, Balram lui tordit le poignet. Le jeune soldat clapit et vit son épée rejoindre le sol. Avant qu’il ait put réagir, on le retourna et un saï lui piqua le cou. Il se retrouva dans la même situation qu’Ambroise quelques temps auparavant. Le pirate en fit d’ailleurs la réflexion.

« Tiens, ça me rappelle quelque chose, lui souffla t-il à l’oreille. Mais, au moins avec toi, c’est justifié. C’est de ta faute toute cette merde. T’aurais dû fermer ton clapet. »

Les soldats qui s’étaient précipités se figèrent d’un seul mouvement. Ils ne prirent même pas le temps de sortir pistolets ou mousquets. La position de Lorcas devant Balram empêchait ce genre d’initiatives. En marchant sur le côté, le fugitif s’éloigna peu à peu de ses ennemis. Leurs regards le suivaient, alertes. Dès qu’il baisserait sa garde ou tournerait le dos, ils lui tireraient dessus. Balram le comprit très bien. Tout dans leur position l’indiquait. Un de hommes sortit prudemment du lot. Il était apparemment le plus âgé du groupe, mais pas un gradé au vu de l’absence des épaulettes. Aucun ne l’était dans le groupe.

« Pirate, tu n’as nulle part où fuir et tu es encerclé, décréta t-il d’une vois forte. Rends-toi sans quoi nous devrons t’abattre. »

Encerclé ? Ce soldat devrait revoir la définition de ce verbe. Ses compagnons et lui ne formait qu’un amas d’hommes face à lui. Certes, dans son dos, il n’y avait que la mer. Mais la voie restait libre sur les côtés. Son but avait été le port et il l’avait atteint. Avec le peu d’expérience des soldats et son otage improvisé, il lui serait aisé de parvenir à un bateau. Le plus difficile serait de monter l’ancre et lui faire prendre le large. Il doutait fortement qu’on le laisse manœuvrer. En attendant, il continua de s’éloigner doucement mais sûrement. Il lui faudrait un petit navire. Un vrai bateau. Pas une barque de pêche. Il devait être capable d’affronter les eaux du nord avec.

Comment réussir à prendre la mer sans qu’on se jette sur lui ? Il sentait le jeune Kerdarec qui tentait de desserrer sa prise. Il appuya son poignard un peu plus fort sur la gorge du garçon qui se calma aussitôt. Il devait utiliser le gamin. Visiblement, il y avait assez de camaraderie dans cette base pour qu’on ne risque pas la vie des otages. Il avait vu quelques patrouilles où la vie d’un soldat ne valait pas une arrestation. Il devait utiliser cette particularité. Et vite avant que d’autres et surtout des gradés n’arrivent.

« Je vous propose un marché, déclara t-il.

– On ne marchande pas avec les criminels, pirate ! cracha un barbu roux comme s’il venait de jeter l’insulte du siècle.

– Laissez-moi parler avant de dire que ça vous intéresse pas. »

Il y eut un instant de flottement. Les soldats se turent ou marmonnèrent entre eux. Balram en profita pour reprendre.

« Vous me laissez partir en bateau et en échange je vous rends votre copain sans l’abîmer.

– Qu’est-ce qui nous prouve que tu tiendras parole ? intervint un petit jeune avec un accent coerlège à couper au couteau.

– Et qu’est-ce qui me prouve que vous vous tiendrez parole ? Vous voulez récupérer Blondinet et je veux quitter cette île. Chacun peut trouver son compte dans cette affaire.

– On ne marchande pas avec les pirates ! répéta le rouquin.

– Vous n’avez pas l’air d’apprécier ce brave petit. Dois-je l’égorger sous vos yeux pour que vous me preniez au sérieux ?

– Non ! s’écria aussitôt le jeune coerlège.

– Un bateau, alors. Que je peux manœuvrer seul, mais avec lequel je ne coulerai pas à pic à la première vague. »

La plupart des soldats rongeaient visiblement leur frein. La rage et l’impuissance qui respiraient de leurs trais étaient assez risibles. Le grand roux ne semblait pas donner quelque importance à la vie de Lorcas, mais seul il n’osait pas plus s’opposer au marchandage auquel ses camarades réfléchissaient. Pendant ce temps, Balram n’osait pas les quitter des yeux. Il y eut quelques murmures dans les rangs que le pirate ne pouvait entendre. Finalement, un soldat se détacha du groupe, ignorant complètement la silhouette crispée d’Erec. Le jeune homme grimaçait comme si on le forçait à avaler un citron particulièrement acide.

« Il y a le bateau qu’on utilise pour patrouiller autour de l’archipel, articula t-il avec difficultés. Normalement, il faut être quatre ou cinq pour le manœuvrer, mais on a pas plus petit.

– Ça fera l’affaire, accepta Balram en raffermissant sa prise sur son otage. Où est-il ? »

L’homme, sans croiser son regard, lui indiqua sa gauche, plus bas sur le port. Après une brève hésitation, Balram suivit son geste des yeux. Au milieu des navires marchands birenziens et quelques bricks de l’Armada, un bateau plus petit à un mât se balançait mollement à la surface. Le pirate évalua qu’il pourrait le guidait sans trop de mal. L’ancre ne devait pas être très lourde. Seule la voile lui donnerait un peu de mal, mais il savait se débrouiller seul depuis le temps. Aussitôt son analyse terminée, il reporta son attention sur le groupe de soldats. Quelques uns avaient hasardé un petit nombre de pas pour se rapprocher. Avec un sourire mauvais, Balram tordit le bras de Lorcas et appuya plus fort son saï sur son cou. Le garçon clapit et cela refroidit les ardeurs de ses compagnons. Avec prudence, il se déplaça en crabe vers le bateau indiqué pour ne pas les lâcher des yeux.

Dès qu’il fut à sa hauteur, il agit très vite. Il ne devait pas donner l’occasion aux soldats de lui tirer dessus alors qu’il montait à bord. Le bateau n’était pas bien grand et donc pas haut. En un bond, il serait dedans. Mais il ne pouvait y aller tout seul. Dès qu’il relâcherait le petit Kerdarec, tous les soldats se précipiteront sur lui. Il n’avait aucune confiance en leur petit arrangement. Il ordonna donc à l’oreille de l’adolescent :

« Monte dans ce rafiot

– Hein ?

– Je t’ai dit de monter dedans. T’es sourd ou quoi ? »

La pression exercée sur sa gorge et le ton sombre de Balram eurent raison d’un quelconque esprit de rébellion chez Lorcas. Le sentant capituler, le pirate le relâcha et le garçon sauta à bord sans entrain. Voyant les soldats s’agiter, Balram l’imita avec souplesse. Dès qu’il eut mis pied à bord, il rattrapa Lorcas.

« Je n’en ai pas fini avec toi. Maintenant tu vas faire ce que je te dis. »

Le gamin avait les dents serrées, le regard assassin. Le rôle de victime ne lui plaisait pas. Balram était certain que s’il en avait l’occasion, il le poignarderait dans le dos. Mais il n’avait pas d’arme et était à sa merci. Donc, il dut obtempérer à contre cœur.

« Tu lèves l’ancre et tu déploies la voile. »

D’une démarche raide, Lorcas se tourna pour aller s’exécuter. Un mouvement lui fit tourner la tête. Balram avait sortit son arc et l’avait armé. La flèche pointée sur le soldat, son sourcil levé semblait dire « Alors, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? ». Sur la terre ferme, les soldats s’étaient rapidement approchés et certains avaient sorti leur pistolet. Ils se figèrent dans un grognement de rage en voyant le pirate prendre Lorcas comme cible. Narquois, ce dernier se permit même de tendre davantage sa corde. Sur le port, on recula. Les sons métalliques et le souffle rendu haletant sous l’effort lui indiquèrent que Lorcas remontait l’ancre. Avec autant de rapidité que de précision, Balram dévia de sa cible et lâcha sa flèche. Celle-ci coupa la corde qui amarrait le bateau. Lorcas sursauta et se retourna. Il eut un bref espoir en voyant l’arc désarmé. Mais il fut vite soufflé quand Balram encocha presque immédiatement son arc pour le tourner à nouveau vers lui.

« Et si tu te dépêchais un peu ? » lui suggéra t-il d’une voix sifflante.

Une boule dans la gorge, il termina de remonter l’ancre, la fixa avant de rejoindre en deux pas le mât. Il paniqua en voyant les différentes cordes. Laquelle était la bonne ? Il n’avait jamais pris la mer. Autant le mécanisme pour l’ancre était évident. La voile l’était moins.

« Celle sur ta droite ! » s’impatienta Balram.

Sur le port, les soldats piétinaient, s’agitaient. Il ne pourrait pas les tenir en respect encore longtemps. Avec lenteur, le bateau se dégageait de sa place initiale. Balram s’appuya contre le bastingage et leva une jambe. Avec son pied, il manipula comme il put le gouvernail pour guider l’embarcation. Mais sans vent, il n’y aurait pas de vitesse. Il soufflait fort sur ces îles, il fallait donc en bénéficier.

À l’entente du cri exaspéré de Balram, Lorcas avait fait un grand sursaut avant de se reprendre. Il était un soldat de l’Armada. Certes, il était entre les mains de l’ennemi pour le moment. Il allait devoir faire profil bas jusqu’à ce qu’il parvienne à s’échapper. Car il doutait fortement que Balram tienne sa parole et le rende à ses camarades. Pour le moment, il se saisit enfin de la bonne corde et tira. Le poids de la voile le surprit. Il se pendit presque à elle pour tenter de la baisser. Les mains enflammées, il dut reconnaître que cela ne marchait pas. S’était-il trompé de corde ?

« Sombre crétin ! La voile est attachée ! »

Lorcas leva les yeux et vit que quatre nœuds retenaient le morceau de tissus salvateur en hauteur.

« La corde, c’est pour monter en haut. » soupirait Balram qui semblait que jamais sur les nerfs.

Maintenant, le jeune Kerdarec s’expliquait les fastidieux exercices de montée de corde qu’il subissait plusieurs fois par semaine. Malgré ses phalanges douloureuses, il s’agrippa à la corde et débuta son ascension. Elle fut rapide car le mât n’était pas bien haut. Avec maladresse, il parvint à détacher le premier nœud. Il tendit la main et fit de même avec le second. Les autres n’étaient pas à sa portée. Voulant s’éviter une nouvelle humiliation avec une autre intervention du pirate pour lui indiquer quoi faire, il se hissa encore un peu plus haut et enjamba la poutre soutenant la voile. À moitié allongé dessus, il rampa vers les derniers nœuds. Le vent gonflait la moité de la voile détachée et déséquilibrait le bateau. Lorcas manqua de tomber. À cette constatation, il accéléra sa manœuvre pour éviter que le bateau ne se retourne. La grande voile détachée, elle se gonfla et vola en l’air, ses extrémités basses libres.

Cette fois, Balram n’avait pas attendu que Lorcas se rende compte de l’action à faire. Il lâcha son arme et se précipita pour attacher la voile. Le jeune soldat ne put s’empêcher d’admirer la rapidité et la précision avec laquelle il agissait. Les mouvements hasardeux de l’embarcation ne semblèrent même pas altérer son équilibre.

La voile enfin attachée et utilisable, le bateau retrouva sa stabilité et s’élança vers la mer. Balram revint au gouvernail pour piloter le bateau. Les muscles douloureux, Lorcas se laissa glisser au pied du mât. Fatigué, il ne put que voir et entendre ses camarades s’agiter et crier, furieux que le pirate s’échappât, avec l’otage de surcoût. Erec et quelques autres tiraient, mais l’ennemi était déjà hors de portée. Quelques minutes plus tard, ils furent réduits à des points sombres et grouillants.

Balram sortit sa boussole pour régler le cap. Il devait se dépêcher. L’Armada enverra un navire à sa recherche. Son bateau était petit et rapide, mais il ne tenait pas à prendre plus de risques encore. Il avait bien failli y passer. Soudain, un poids lui sauta dessus. Sa boussole tomba dans un bruit sec. Un bras s’enroula autour de sa gorge. Sans hésitation, le pirate sortit un saï de dessous son manteau et piqua le flan de son adversaire. Dans un cri de douleur, Lorcas s’éloigna. Il n’avait qu’une coupure aux côtes, mais elle lui avait rappelé que lui n’avait plus d’arme. Étant retombé sur les fesses, il recula assis. Mais vite il fut arrêté par le bastingage.

« Vous allez me tuer, c’est ça ? cracha avec énergie Lorcas.

– Réfléchis, gamin ! le contredit Balram, exaspéré. Tu as bien vu en déployant la voile qu’il fallait être minimum deux. Dans le port, ça va. Mais en pleine mer si on bascule, on meurt. Alors, tu vas m’aider à manœuvrer.

– Et puis quoi encore ? Hors de question de m’associer à un pirate et à un assassin !

– Je ne te laisse pas le choix. C’est ça ou je te jette à la mer.

– Vous ne pourrez pas naviguer sans moi, crana l’adolescent.

– Il me suffira de faire le tour de l’archipel pour aller à une autre île de Coerleg et éviter la haute mer. »

Lorcas se tut. Balram en profita pour poursuivre.

« Mais il faut que j’aille à Birenze. Donc, tu viens avec moi. Une fois à terre, je te lâcherai à la première ville. Ça te va ?

– Qu’est-ce qui me dit que vous le ferez bien ?

– J’ai aucun intérêt à te tuer. Mais s’il le faut, je le ferais. Sache-le. Je préfère risquer que tes potes de l’Armada me rattrapent et de ne pas atteindre Birenze que de me prendre un coup de couteau dans mon sommeil. Quant à toi, me tuer te condamnera à mort. Tu n’as jamais foutu les pieds sur un bateau. Ne me dis pas le contraire, ajouta t-il aussitôt en voyant le blond ouvrir la bouche. Il suffit de voir comment tu galérais tout à l’heure pour défaire la voile. »

Maintenant, Lorcas était autant dépendant de Balram que le pirate l’était de lui. Ils étaient dans une belle impasse et un partenariat non désiré et embarrassant. Dans cet accord tacite, ils décidèrent d’y trouver leur compte sans enthousiasme. Le damrique retourna au gouvernail et le reprit mollement en main. Lorcas se recroquevilla sur lui-même. La moitié de son visage dissimulé derrière ses genoux il suivit du regard les mouvements fluides et naturels du flibustier.

« Promettez, exigea Lorcas à voix basse.

– Quoi ?

– Que vous me laisserez partir à Birenze. Que vous ne me tuerez pas.

– Ne me donne pas de raison de le faire, alors. » répliqua sèchement le pirate.

Le jeune garçon comprit qu’il n’aurait pas de meilleure garanti. Il laissa le temps s’écouler doucement. Seuls quelques cris de mouettes et autres albatros brisaient le silence avec le vent et les vagues. L’estomac de Lorcas grognait. Le garçon se détourna en l’ignorant. Un objet l’atteignit dans le dos. Il se retourna et vit une boule de chiffon. Il tenta de croiser le regard d’Elkano, mais ce dernier regardait avec obstination la mer. Lorcas se saisit donc de qu’on lui avait envoyé et le déballa avec suspicion. Il s’agissait de trois carottes. Elles étaient abîmées, mais pas pourries. Le garçon comprit que les repas seraient restreints dans les prochains jours. Il ne protesta pas et mâchouilla ses légumes. Ils étaient encore un peu sucrés et cela lui donna un coup de fouet.

« Qu’est-ce que vous allez faire à Birenze ? osa t-il demander.

– Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

– Vous m’entraînez contre mon grès dans votre galère. Alors, j’exige de savoir.

– Tu exiges, tu exiges, marmonna Balram avec mécontentement. Tu es trop jeune pour exiger. Et certainement pas en bonne positon.

– J’ai droit de savoir ! s’insurgea Lorcas, la bouche pleine de carottes visqueuses.

– Je te l’ai déjà dit. Je cherche quelqu’un. Ou plus exactement, je suis ses traces. Après être passé par Coerleg, il serait remonté vers Draslendra.

– Vous cherchez qui ?

– Mêle-toi de tes affaires, morveux. »

Lorcas se tut un instant, plus vexé qu’il n’aurait voulu du sobriquet méprisant qu’on lui avait attribué. Mais il ne démordit pas et revint à la charge.

« Vous cherchez qui ?

– Ta gueule, mouflet.

– Vous cherchez qui ?

– Tu m’énerves, le gnome.

– Vous cherchez qui ?

– Je vais finir par te balancer par dessus bord, boucle d’or.

– Vous cherchez qui ?

– Ou mieux je vais t’utiliser comme appât pour les requins.

– Vous cherchez qui ?

– Je vais t’en coller une si tu le fermes pas, sale gosse ! »

Lorcas eut un vague sourire. Le voir sortir de ses gonds était assez marrant. Il ne pouvait jamais le faire avec son père qui était une personne trop calme et maître d’elle-même. Il se demanda vaguement si le pirate avait vraiment l’intention de mettre ses multiples menaces à exécution. Avec ses camarades de chambrée, ils jouaient souvent à ce petit jeu avec le sergent qui était chargé d’eux. Mais ils s’arrêtaient toujours avant qu’il n’eut atteint ses limites pour éviter le trou. Ne connaissant pas celles d’Elkano, il poursuivit. Après tout, n’avait-il pas besoin de lui vivant et à bord ?

« Vous cherchez qui ?

– Tu comptes me faire chier encore longtemps ? soupira Balram, las.

– Vous cherchez qui ?

– TA GUEULE ! Par pitié, ta gueule !

– Ou quoi, plutôt ? »

Balram, la tête entre les mains, ne répondit pas. Le matelot malgré lui insista.

« Vous cherchez quoi ? »

Le pirate murmura quelque chose, mais Lorcas ne le comprit pas. Il demanda de répéter. Balram céda alors.

« L’Épine Pourpre, avoua t-il dans un souffle, visiblement épuisé par sa nuit, sa fuite et le jeu de l’adolescent.

– L’Épine… » répéta Lorcas.

Il sentit sa mâchoire s’ouvrir en se passant de sa volonté. Il secoua la tête et écarquilla des yeux. La terrible Épine Pourpre qui avait traîné tant de carnages et de légendes. Même perdu sur l’archipel de Coerleg, il en avait entendu parler. Les marchands birenziens avaient complété ses connaissances sans mal.

« Vous cherchez le trésor de Robinson ? »

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