France, 2030, Carbon Alkan

Mine de rien, le temps se réchauffait de jour en jour. Une semaine auparavant, je m’emmitouflais dans trois polaires alors qu’aujourd’hui deux me suffisaient. L’eau des rivières ruisselait de mieux en mieux et le manteau blanc était de plus en plus fin. Il n’y avait pas de doute, j’avançais bel et bien vers le Sud. Et vers ma sœur. Cependant mon engouement pour la fonte des neiges allait de pair avec mon angoisse de l’inconnu. Et des hommes. Car qui disait climat agréable, disait afflux d’hommes, disait tensions et disait conflits.

Les événements s’étaient enchaînés avec une telle vitesse et déchaînés avec une telle puissance qu’on avait rien pu anticiper. Coally résidait en Italie à l’époque, elle profitait de son troisième jour de vacances. Moi j’étais en Angleterre. Dans notre pays natal.

Je ne comptais plus les jours passés depuis. Il y en avait tant. Le temps n’était plus une donnée mesurable et objective. Lorsque les pendules s’étaient arrêtées, elle était devenue relative et trompeuse. Il m’avait fallu un siècle pour traverser la Manche en barque. Mais cette nuit je n’avais consacré qu’un quart de seconde à dormir. Sans non plus le Soleil à portée de vue, le temps se résumait à un élastique que notre esprit s’amusait à étirer ou à compresser. C’était peut-être pour cette raison que l’homme avait voulu à ce point mesurer le temps. Pour ne pas se perdre. Pour avoir le contrôle. Or en faisant ça, c’était tout à fait l’inverse qui s’était produit. Les humains s’étaient aliénés à la montre, à l’horloge, aux migrations pendulaires, au journal de 20h, au rythme des cloches qui sonnaient chaque jour la mort. Certes. Mais ils s’étaient également aliénés au rendez-vous au bar, au rendez-vous à l’aéroport, au rendez-vous au stade de foot, au rendez-vous à la bibliothèque. Sans le temps, les rendez-vous disparaissaient. Toute l’ardeur du contact humain et la chaleur des rencontres disparaissaient. L’humanité sombrait.
Haha non, le temps n’était plus, le temps n’était rien, le temps n’avait jamais rien été si ce n’est notre volonté de se dominer nous-même. De se dominer ensemble. L’espace. Voilà ce qui restait. L’étendue, l’horizon, le désespoir de la distance. Cette sensation de vertige à force d’entendre mes pas s’enfoncer dans la neige à longueur de journée. L’espace infini qui m’engloutissait quand je levais les yeux sur cette autoroute si longue. Trop longue. Le mal-être qui me rongeait l’estomac quand je constatais à quelle lamentable lenteur les paysages se succédaient. Ils ne se succédaient même pas d’ailleurs, ils dégoulinaient de l’un à l’autre. Je m’embourbais dans la scène, mes semelles collaient au sol et mes poumons n’avaient plus de cintre pour s’accrocher à ma trachée engluée. Prisonnier du corps et de l’espace. Je ne retrouvais pas ce flou apaisant des vitres de train, voiture et vélo, je ne retrouvais pas l’accélération ostentatoire de la technologie contre la nature, je ne ressentais plus la drogue douce de cette vitesse et de ce contrôle. Aliénation. Oui, aliénation. Si c’était la clé du bonheur.

Plus éprouvant encore que le froid et la fatigue, mon impuissance face à toute chose me laissait honteux. Honteux de ma faiblesse, et honteux d’avoir pu abandonné aussi facilement tout ce qui nous rendait fort.

Coally j’espère que tu m’attends en Italie. Parce que plus jamais je ne pourrai faire demi-tour.

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