Notes d’auteur : Bonjour à tous ! Voici la chapitre 20 qui annonce la fin de l’acte I. Enfin, le dernier chapitre de cette première partie de 240 pages. Un plus d’un an pour la sortir et un an et demi à écrire. J’espère qu’elle vous plaira et je vous souhaite une bonne lecture !

L’hiver dans le nord a de tous temps apporté de terribles intempéries. Aujourd’hui, c’est encore le cas. Une violente tempête s’est abattue sur Sidhàn. Dans de telles conditions, il est impossible de prendre la mer. Nous avons dû déplacer le Déraisonné avant qu’elle soit à pleine puissance. Le laisser dans cet estuaire où le vent s’engouffrait était trop dangereux. Nous l’avons amarré dans un recoin creusé entre deux falaises non loin du port. Il devrait y être à l’abri.

Les hommes qui s’étaient hâtés de revenir n’ont pas aimé l’ironie du climat. N’ayant pas le temps et l’énergie pour retourner chez eux, ils squattent les bars alentours et s’occupent comme ils peuvent. Mac Alistair vieille à ce qu’ils ne boivent pas plus de raison. Ils doivent être en état de reprendre la mer dès que la tempête se lèvera.

Quant à moi, je m’en suis retourné à la demeure familiale. Elle est à moins d’une heure de cheval du port. En tant que bon fils unique, je suis resté auprès de ma mère qui ne me voit presque plus. Elle se plaint de mon absence dès qu’elle en a l’occasion. Elle ne pourra me le reprocher cette fois. Je la sens fatiguée et ailleurs. L’âge la rattraperait-elle ? Je fais mine de rien. Comme j’ai pris l’habitude de faire dans cette famille.

Combien de temps cette tempête nous clouera t-elle ici ? Avec l’hiver, on peut s’attendre à tout. Elle pourrait durer cinq minutes comme des heures, voir des jours.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre XX : L’Épine Pourpre

Ils avaient attendu que les lieux se désertent, que chacun retourne chez soi. Le port se retrouvait sans aucune surveillance. À croire que la confiance régnait dans cette ville. Pas un seul garde. Peut-être que les marchandises ne restaient pas sur les bateaux, mais dans des entrepôts en sécurité. Il n’empêchait que c’était la première fois que Balram voyait une telle chose. Lorcas en était tout autant étonné, lui qui n’avait connu que Valenc et ses portes hermétiquement closes. Profitant de cette aubaine, ils avaient pris possession d’un bateau un peu plus grand que celui qu’ils avaient eu à Valenc, mais tout aussi malléable. Étrangement, Lorcas n’avait rien ajouté sur ce vol et avait obéi sans rechigner. Peut-être avait-il compris que cette méthode était indispensable ou alors avait-il abandonné l’idée de faire du pirate un honnête homme. Au moins, Balram était satisfait d’avoir échappé à une énième leçon de moral. Ils avaient ensuite quitté discrètement le port. Le gamin s’était juste plaint de laisser les rennes derrière. Le pirate avait dû lui répéter plusieurs fois que ce genre d’animaux semblaient trop précieux dans le coin pour que personne n’en profiter pour les adopter quelques heures plus tard pour faire taire ses gémissements.

En naviguant près des côtes, ils avaient trouvé un petit récif ressemblant vaguement à un petit iceberg. Ils s’y étaient amarrés. Balram profita de cette pause pour mieux examiner les cartes qu’il s’était procuré. Lorcas y jeta un œil et grimaça devant les courbes, les couleurs et chiffres inscrits partout. Ça avait l’air bien compliqué. Il ne parvenait même pas à comprendre la moindre indication. Il laissa donc tranquille le pirate durant son étude. Parfois, une ride barrait son front ou il grimaçait. Son doigt suivait plusieurs courbes. Il marmonnait à propos de degrés et de vents dans sa barbe avant de retomber dans le silence. Le garçon ne comprenait pas comment une carte pouvait déterminer le chemin suivi par l’Épine Pourpre. Les courants demeuraient-ils toujours les mêmes ? Cela, il en doutait. Décidément, la navigation ne l’intéressait pas. Il préférait l’action à ce genre de réflexion. Trop compliqué et trop technique. Enfin, le pirate releva la tête.

« Alors ? s’enquit Lorcas qui commençait à s’endormir.

– Pour le moment, on va se contenter de longer les côtes. C’est plus prudent, répondit Balram, pensif en roulant les cartes. N’oublions pas que nous sommes en plein hiver.

– C’est difficile d’oublier, marmonna l’adolescent en frissonnant.

– Ensuite, poursuivit le navigateur, on bifurquera sur Coerleg.

– Où exactement ?

– La petite île au nord-est de celle de Valenc. »

Coerleg était une archipel et donc composée de plusieurs îles. Cinq en tout. Seules deux étaient réellement habitée. Les trois autres, très petites, restaient encore quasiment désertes. Seuls quelques éleveurs et pêcheurs y vivaient depuis plusieurs siècles presque en autarcie. Celle désignée par Balram en faisait partie. Il était possible que la frégate de Robinson y ait pu s’échouer sans se faire remarquer. Ni même être découverte avec encore dans son ventre son si célèbre trésor. Lorcas avait l’impression d’être dans un rêve. À une dizaine de kilomètres de chez lui reposait l’Épine Pourpre recherchée depuis plus de dix ans par des centaines de pirates et aventuriers. C’était irréel.

« On part dans combien de temps ? demanda le coerlège en resserrant son écharpe.

– Maintenant. »

Lorcas sursauta. Il pensait qu’ils allaient dormir un peu avant. Depuis combien d’heures ne s’étaient-ils pas reposés ? Il ne pouvait s’empêcher de se souvenir de leur première traversée qui avait mis à rude épreuve la résistance de Balram. Avec l’hiver arrivé et la nuit perpétuelle, ça ne pouvait être que pire maintenant. Encore une fois, il avait suivi le pirate sans réfléchir et il se retrouvait dans une situation périlleuse et indésirable.

« Faudrait peut-être dormir un peu, proposa hasardeux Lorcas.

– Il faut s’éloigner le plus vite possible de Lüpangrev, trancha Balram. Ils vont se rendre compte du vol du bateau et ils feront tout de suite le lien avec nous. Faut pas rester dans le coin. »

Sans plus attendre, Balram rangea soigneusement les cartes dans son sac et se leva. Il demanda à Lorcas de venir l’aider à déployer la voile et de lever l’ancre. En quelques minutes, ils avaient quitté le récif et l’eau glacée défilait sous leur bateau. Le vent était avec eux et les poussait vers l’ouest. Comme il l’avait dit, Balram resta dans les bas-fonds avec les côtes à vue.

En mer, le pirate était dans son élément. Son pas était sûr, son visage serein. Il n’hésitait jamais et ressentait chaque changement dans l’eau ou l’air. Lorcas obéissait à chacun de ses ordres. Le bateau avançait sûrement. Le voyage se montrait calme. Dès que le vent devenait trop fort ou le courant trop agité, Balram revenait vers les terres, dût-il jeter l’ancre sur une berge en attendant que la météo soit plus clémente. Ils dépassèrent en deux jours la frontière et retrouvèrent les berges de Stalinsky. Ils firent une pause dans un village. Balram y revit ses cartes avec l’aide de sa sempiternelle boussole. Ils repartirent une fois le vent apaisé. Lorcas remarquait que Balram regardait de plus en plus les cartes et semblait revoir tous ses calculs. L’adolescent comprit qu’ils n’allaient pas tarder à redescendre vers Coerleg. Le pirate semblait de plus en plus fébrile. Rester près des côtes était une sécurité, mais s’en éloigner allait compliquer grandement les choses. Lui-même se sentait angoissé soudain. Pourvu que ce fameux Général Hiver les épargne. Ce serait trop bête de mourir après tout ce chemin et si près du but.

À présent, ils tournaient le dos à Stalinsky. Le temps était étrangement calme et Lorcas crut voir un ciel un peu plus clair ce matin. En quittant Birenze, ils quittaient forcément cette nuit sans fin. Même si les jours raccourcissaient et devenaient plus moroses sur Coerleg, la nuit et le jour étaient encore bien séparés en hiver. Même si le soleil demeuraient derrière les nuages, cela leur ferait du bien de voir de la lumière. Malgré la crainte d’une tempête ou autres difficultés, Lorcas mit plus de cœur à l’ouvrage. Il voulait rentrer chez lui et vite. Même si rapidement, il retrouva le mal de mer qui ne lui avait pas manqué depuis son premier voyage.

Le vent soufflait assez fort et ils furent emportés vers le sud. Le bateau avançait beaucoup plus rapidement. Seule la dextérité de Balram les empêcha de chavirer au début jusqu’à ce qu’ils puissent se stabiliser. Lorcas comprit qu’ils étaient entrés dans un courant puissant. Certainement celui que Balram visait vu son air satisfait. Quand le pirate était fier de lui, il ne le cachait pas. C’était un des aspects de sa personnalité que Lorcas avait appris au cours de leur voyage et qui l’amusait.

Le garçon put dormir, laissant Balram se débrouiller seul. Il dut ensuite parlementer pendant plus d’une demie-heure pour que le pirate accepte de dormir. Il était certes le seul qui savait vraiment naviguer, mais en cas de coup dur il devait être un minimum en forme. Quelques heures plus tard, ils durent essuyer une tempête, plus faible que celles qu’ils avaient connu sur Birenze heureusement.

Ils s’éloignèrent rapidement des berges rassurantes de Birenze. En pleine mer, entouré d’un ciel nuageux et parfois de brume, Lorcas avait du mal à ne pas imaginer le pire. Régulièrement, Balram vérifiait leur cap avec la boussole. Le courant ne faiblissait pas. Les voiles n’eurent aucun besoin d’être déployées. Certainement que leur voyage serait plus bref que leur première traversée. Un soulagement pour l’adolescent qui ne tenait pas à rester en pleine mer en hiver et qui voulait enfin rentrer chez lui le plus vite possible. Et surtout aussi parce qu’il était toujours malade.

Trois jours s’écoulèrent avant que les côtes de Coerleg leur apparurent accompagnée par le jour revenu. Lorcas inspira une grande bouffée d’air salé. Étonnamment, il lui parut familier, comme s’il reconnaissait l’odeur de son pays. Ce n’était pourtant pas l’île de Valenc ; trop petite et escarpée pour cela. Le brouillard les empêchait même de voir le sommet des falaises et montagnes. Le vent qui soufflait entre les pics et les arcs de calcaire sifflait, faisait penser à des cris humains. À cette entente, Lorcas frissonna en pensant aux déductions de Balram sur la prochaine guerre entre Sidhàn et la Fédération. Le pirate avait-il vu juste ou pas ? Cela signifierait-il qu’il ne pourrait échapper à la mort et à la dure réalité même en rentrant chez lui ? Pire que tout, Coerleg servirait de champ de bataille et de chair à canon dans ce conflit ? Le garçon secoua la tête pour chasser ces idées. Ce n’était pas le moment de penser à de telles choses. Balram n’était rien de plus qu’un simple pirate, que pourrait-il savoir sur les secrets des hautes sphères de la Fédération ?

Sous l’ombre d’une arche, en partie dans les brumes matinales, l’œil averti de Lorcas aperçut une silhouette sombre. Il serra les dents en reconnaissant le petit sloop. C’était l’un des navires de l’Armada amarré à Valenc. On avait reçu son message de toute évidence. La gorge serrée, il se tourna vivement vers Balram. Ce dernier tournait le dos, occupé à régler les voiles pour ralentir leur allure. Un bon réflexe. Les abords de Sidhàn ou de Coerleg possédaient de nombreux reliefs sous-marins et les courants s’engouffraient entre les terres. Il y avait de nombreux naufrages autour des îles. Encore une fois, Balram prouvait qu’il était un excellent navigateur. C’était vraiment du gâchis quand on voyait ce qu’il avait fait de sa vie et de son talent. Il aurait tellement été facile pour lui d’être embauché par des navires marchands pour vivre honnêtement de son savoir. Lorcas rejeta un coup d’œil discret au sloop qui ne bougeait pas. Il devait seulement être là en reconnaissance. Maintenant, ils étaient repérés. L’Armada les suivraient de près.

« Comment on va savoir à quel endroit de cette île l’Épine Pourpre s’est échouée ou arrêtée ? demanda Lorcas.

– On suit le courant, tout simplement. Il doit s’engouffrer à l’intérieur des terres ou en faire le tour, mais notre bateau devrait suivre la même trajectoire que celui de Robinson. »

Encore une fois, Balram faisait confiance à la force de l’eau. Lorcas avait du mal à être confiant dans un élément qu’il contrôlait si peu. Il craignait surtout de finir planter dans une falaise. Malgré l’absence de voiles, le bateau filait toujours vite sur les flots grâce au courant. Gardant parfaitement son calme, Balram manipulait parfaitement la barre pour rester assez éloigné des côtes et évitait ainsi les rochers hérissés. Il demanda à Lorcas de surveiller les côtes si jamais il apercevait quelque chose d’intéressant. « Genre une épave ou des morceaux au moins. ». Les deux hommes durent se résoudre finalement à prendre les rames. Les courants les entraînaient vers un récif aux extrémités pointues. Quelques goélands bruyants s’envolèrent à leur approche. Heureusement, ils parvinrent à éviter les roches et bifurquèrent vers une crique dissimulées entre deux falaises. Ils quittèrent le bateau et le tirèrent vers la berge. Les galets qui composaient la plage roulaient sous leurs pieds, mais les aidaient à faire avancer leur lourde embarcation. Ils abandonnèrent leur fardeau quand il fut entièrement hors de l’eau. Balram espérait que ce serait suffisant même à marée haute. Il se laissa tomber sur le sol, épuisé. Lorcas choisit le confort d’un rocher bordé de mousse et d’algues pour se poser.

« Et maintenant ? questionna t-il, le menton dans la main. C’est trop dangereux de reprendre le courant.

– Certes, admit Balram en sortant sa carte et sa boussole. Si je ne me suis pas trompé dans mes calculs et qu’il s’agit bien du courant qui relie Lüpangrev à Coerleg, l’Épine Pourpre a dû s’échouer dans le coin. »

Lorcas soupira. Avec la chance de Balram, la frégate gisait au fond de la mer après s’être fracassée sur un récif comme celui qui avait failli les empaler. Ou alors, ils s’étaient trompés de courant et Robinson était mort à l’autre bout du Golfe. L’adolescent se demanda si les paroles des marins birenziens étaient si dignes de confiance. Peut-être ne faisaient-ils que répéter des rumeurs déformées par le temps ou tout simplement une histoire inventée. Il se pencha en avant, appuyé sur ses genoux, tandis que les marmonnements de Balram remplissaient l’air. Un crabe zigzagua entre les pieds du garçon avant de s’enfouir dans le sable. L’attention du coerlège s’arrêta sur son rocher, fin, penché avec une étrange forme. Il fronça les sourcils et se leva d’un bond. Chassant vivement le crustacé, il balaya le mélange de sable et de galets pour déterré son siège improvisé.

« Balram ! s’exclama t-il dans un souffle.

– Écoute, gamin, j’ai besoin de réfléchir, alors m’interromps pas.

– Balram !

– Quoi ?

– C’est une ancre ! »

Les yeux du pirate s’écarquillèrent et il se leva plus vite qu’il ne fut levé de sa vie. Il se précipita auprès de l’adolescent, manquant de tomber sur les galets. Il l’aida à dessabler sommairement sa découverte. Une grosse ancre rouillée et parsemée de coquillages et d’algues leur apparut. Un sourire éclaira le visage de Balram. Jamais Lorcas ne l’avait vu ainsi sourire.

« Elle est immense, commenta Lorcas qui n’en avait jamais vu de pareille.

– Ça veut dire que le bateau est grand. Comme une frégate. Il faut qu’on trouve sa chaîne. »

Avec le même enthousiasme, ils creusèrent à s’en écorcher les mains avant de dénicher les maillons. Les doigts tremblants, ils remontèrent la chaîne. Ils traversèrent la petite plage avant d’arriver devant un tas de rochers hauts surmontés d’arbres. Lorcas se figea, déçu. La chaîne n’était plus accrochée à la frégate ? Mais Balram aussi s’était arrêté, les maillons rouillés entre les doigts. Sa respiration était haletante, son visage transformé, les yeux brillants. Il observait l’enchevêtrement de roches et de végétaux comme s’il s’agissait de la huitième merveille du monde. Sa main gauche saisit doucement l’épaule de Lorcas, alors que sa jumelle se levait et lui montrait quelque chose. Lorcas la suivit des yeux avant de les ouvrir ronds comme des billes. Entre les rochers, à moitié dans les arbres comme si les plantes avaient poussé autour et dessus, le flan déchiré et la proue manquante, une épave de frégate d’un noir délavé s’était parfaitement mêlée au paysage. Était-ce vraiment le navire du Capitaine Robinson ? Lorcas avait du mal à le croire. Il posa la question d’une voix tremblante. Avec un sourire immense, Balram répondit d’une voix étrangement calme et absente « Oui. J’en suis sûr. ». Lorcas remonta le regard vers la proue brisée. Quelques lettre dorées brillaient encore faiblement. …PIN… POUR…E. Le doute n’était plus permis. Ils avaient trouvé la célèbre frégate, l’Épine Pourpre, que tant de marins avaient désespérément cherché durant la dernière décennie.

« C’est incroyable, souffla Lorcas, la gorge serrée.

– Ce n’est que justice, trancha Balram, assuré. Il n’y avait que moi qui pouvait la trouver. Enfin ! »

Lorcas ne demanda pas d’explications sur ces étranges paroles, trop absorbé par l’admiration de l’épave. Qu’elle avait dû être magnifique dans sa gloire ! Longue et fine, créée dans un bois d’ébène brillant, son nom en lettres d’or sur sa proue. Ses deux mâts étaient effondrés et ne soutenaient plus aucune de ces voiles sanglantes qui avaient tant terrorisé le Golfe d’Urian. Les vitres de la cabine arrières avaient volé en éclats et le lierre envahissait ses châssis étroits. Le gouvernail était brisé et seules les racines le maintenaient en place. Ce devait être un navire magnifique en son temps. Robinson avait été un homme très cruel, mais avec beaucoup de goût de toute évidence.

Légèrement pâle, Balram s’avança avec prudence et grimpa sur les rochers. En quelques pas, il atteignit le flan déchiré de la frégate. Lorcas l’y rejoignit vivement. Lui aussi voulait voir l’intérieur de la célèbre Épine Pourpre. Le trésor s’y trouvait-il encore ? Dormait-il depuis toutes ses années dans les cales ? Le plancher humide respirant la putréfaction gémit sous leur poids. Comme l’extérieur, la cale était envahie de plantes. Quelques animaux fuirent devant eux. Rats, crustacés et même quelques oiseaux et chauve-souris. Ils se baissèrent pour éviter les volatiles avant d’avancer doucement. Leurs yeux avaient du mal à percer les ténèbres et leurs pas n’étaient pas assurés par le plancher défoncé et fragilisé par le temps et l’humidité. Lorcas toussa, la gorge prise par la moisissure ambiante. Inéluctablement, Balram avançait. Quelques barils éventrés versaient sur le sol leurs contenus. Poudres principalement, quelques tissus verdâtres et troués. Ceux qui contenaient eau et nourriture avaient dû être vidé par les animaux depuis longtemps. Des cordes pendouillaient mollement du plafond. Certainement les restes des hamacs de l’équipage. Lorcas poussa soudain un hurlement glaçant. Balram, sur ses gardes, se retourna vivement, tirant un poignard. Le garçon s’était calmé et regardait avec horreur le squelette disloqué qui gisait à ses pieds. Il souffla, le teint blanc, un léger « désolé ». Balram soupira de soulagement. Ils durent rapidement se rendre à l’évidence. La cale était vide. L’échelle qui aurait dû mener au pont n’existait plus. Ils quittèrent le ventre ouvert de l’Épine Pourpre.

Enfin à l’air libre, ils inspirèrent une bouffée qui n’empestait pas la pourriture en tous genres. Cet endroit était vicié, hanté par la mort. Balram était certain que d’autres cadavres humains reposaient encore dans la frégate, les os nettoyés par les crabes et autres charognards. Celui trouvé par Lorcas ne devait pas être seul. Il retint un frisson en imaginant le corps décharné de Robinson l’attendant dans sa cabine, vautré dans son fauteuil. Mais il faudrait qu’il y aille. La cale était vide. Le capitaine avait dû conserver son précieux trésor ou des informations dessus auprès de lui. Il savait qu’il tenait un journal de bord comme beaucoup de capitaines. Journal qu’il conservait dans son bureau, tiroir en haut à droite. Il fit le tour de l’épave prudemment, cherchant un moyen de rentrer dans la cabine. Ils ne pouvaient accéder au pont en passant par les cales. Peut-être qu’en grimpant dans les arbres, ils y arriveraient. Bien qu’ils penchaient en avant, certainement sous la force de l’impact occasionné par la frégate, ils paraissaient épais et solides.

« Allons voir dans la cabine du capitaine, sur le pont supérieur, fit-il à Lorcas. On devrait y arriver en passant par les arbres. »

Ils grimpèrent le long du tronc tortueux d’un vieux saule dont les branchages surplombaient le pont. Le fait que l’arbre ployait aidait considérablement l’escalade. Ils bifurquèrent ensuite sur une épaisse branche et, se débattant dans le feuillage, parvinrent à arriver juste au dessus du pont. Pont qui tenait plus d’un jardin mal entretenu à présent. Avec prudence, Balram se laissa glisser le long de la branche. Les pieds dans le vide, il regarda attentivement le plancher et pria pour qu’il tienne sous son poids. Enfin, il lâcha. Il atterrit souplement sur ses deux pieds. Le pont craqua mais ne céda pas à son grand soulagement. Il aida Lorcas à descendre avec plus de douceur. Il valait mieux rester prudent quand on voyait l’état du navire. Le pirate resta un moment figé en observant le pont délabré. Son regard monta vers la porte de la cabine de Robinson. Elle disparaissait sous le lierre et semblait pendre sur un seul gond. L’Épine Pourpre avait vraiment vécu de tristes années. Du bout du pied, il tâta l’escalier. Les marches semblaient encore assez solides malgré l’érosion et le non entretien. Il monta doucement quelques marches avant d’y aller franchement et d’atteindre le pont supérieur. D’une main hésitante, il écarta les branches et le lierre qui condamnaient la porte.

« Ça va ? »

Balram sursauta quand il entendit la voix de Lorcas juste derrière lui. Le garçon l’observait, inquiet.

« Bien sûr ! Pourquoi ? répondit-il précipitamment.

– Vous semblez bizarre. Vous êtes tout pâle.

– Ça va. » trancha Balram avant de repousser violemment la porte à coup de pied.

La cabine de Robinson était plongée dans l’obscurité malgré ses fenêtres béantes. Le désordre régnait comme si quelqu’un avait tout mis sens dessus dessous. Serait-on déjà passé avant eux ? Évitant du regard le large fauteuil vide, Balram contourna le bureau massif dont un pied était cassé. Le tiroir en haut à droite. Évidemment, il était fermé à clé. À l’aide de l’un de ses saïs comme levier, il força le tiroir dont le bois pourri ne lui résista pas longtemps. L’odeur de moisissure l’agressa et il toussa, gêné. Il sortit les papiers devenus pour la plupart illisibles. Il reconnut des cartes parmi eux. Cependant, aucune trace du journal. Mais qu’est-ce qu’il en a fait ?

De son côté, Lorcas fouillait timidement la pièce. Il avait du mal à croire qu’il était dans la cabine du célébrissime capitaine Robinson. Elle paraissait tellement ordinaire et vide. Il ignorait à quoi il s’attendait en rentrant, mais certainement à quelque chose de différent. Le lit était défoncé, le matelas dégueulait d’eau et servait de nid à des musaraignes. Les armoires avaient échoué au sol et leurs livres dormaient dans une flaque d’eau croupie. Une vieille épée rouillée avait été planté dans le mur comme une dernière rébellion de la frégate. Un manteau déchiré et pourri traînait à même le sol. Grand et épais, ce ne pouvait être que celui du capitaine pirate. Lorcas avait toujours imaginé Robinson comme un terrible démon à la stature d’un géant. Mais les proportions du manteau étaient tout à fait humaines. Du bout des doigts, il le ramassa. Robinson avait dû être plus grand que lui, mais ses épaules paraissaient plus étroites que celles de son père. C’était vraiment étrange de penser ainsi. Son corps était-il quelque part sur ce bateau ou était-il mort plus loin ? Il s’était presque attendu à voir son cadavre les narguer dans la cabine. Mais elle était vide de son propriétaire autant que de trésor. Il se tourna vers Balram qui fouillait énergiquement les tiroirs du bureau. En vain visiblement puisqu’il les jeta au sol avec rage.

Autour d’eux, le bateau grinçait et on entendait les animaux gambader sous leurs pieds. L’ambiance était malsaine et angoissante. Comme s’il lui avait brûlé les doigts, Lorcas lâcha le manteau moisi qui atterrit au sol dans un bruit étouffé.

« On peut sortir ? » demanda t-il, la voix tendue.

Il n’aimait plus être ici soudain. La mort semblait envelopper le navire dans son linceul intemporel. Comme si l’Épine Pourpre s’était soudain figé au moment de son naufrage pour que le temps n’ait plus jamais d’impact sur elle. Tout semblait si vide. Balram hocha la tête et ils quittèrent précipitamment les lieux. Ils réempruntèrent le même chemin qu’à l’allée. Quand leurs pieds touchèrent les galets à nouveau, ils soupirèrent d’aise. Du moins pour Lorcas. Balram semblait sur le point de se pendre.

« On va le trouver ce trésor, tenta de le rassurer Lorcas.

– Non, on trouvera rien d’autre. »

La réponse était plate, éteinte, comme morte. Le pirate était effondré de toute évidence. Son visage était devenu las, épuisé, comme vidé de son énergie. Il tremblait et les quelques pas qu’il fit semblaient le voir s’écrouler à tout instant. Ses mains tremblantes saisirent son visage, ses cheveux pendants lamentablement, tristement.

« Y a pas de trésor. Pas même une pièce d’or. Soit il a jamais existé, poursuivit-il de cette même voix désincarnée, soit ce salopard s’est tiré crever ailleurs avec. Ou ils auront tout dépensé avant de clamser. »

Balram se laissa tomber à genoux sur les galets. Ignorant la douleur, il regarda le sol sans le voir. Les larmes lui brûlaient les yeux. Toutes ces années fichues en l’air pour rien.

« On a retrouvé l’Épine Pourpre, renchérit Lorcas que la vue de Balram peinait.

– Ouais, une épave pourrie, ça nous fait une belle jambe !

– On a pas cherché partout. Peut-être y a t-il des indices…

– Non ! le coupa Balram en le regardant par dessus son épaule. Y a rien ! Rien du tout ! »

Il attrapa quelques galets et les jeta avec rage sur l’épave qui se contenta de les ricocher mollement. L’ombre de Robinson ne ploierait pas devant un être aussi misérable que Balram. Toujours ce même mépris. Même absent, même mort !

« La vie est vraiment qu’une pute ! cracha Balram, les larmes coulantes. Je le méritais ce putain de trésor ! Merde ! Plus que quiconque. Le seul ! Même ça on me le refuse ! »

Lorcas fronça les sourcils. Ce n’était pas la première fois que Balram parlait ainsi. Pourquoi se pensait-il si méritant du legs de Robinson ? Pourquoi s’était-il lancé dans cette quête ? Pourquoi autant d’énergie comme si sa vie n’avait que cette seule et unique utilité ?

« Balram, pourquoi vous cherchiez l’Épine Pourpre ? demanda t-il sans hésitation, fermement en se rapprochant de la silhouette prostrée.

– J’y avais le droit. Il n’y avait que moi qui pouvait la retrouver. Il me le devait, son trésor. »

 »Il » devait faire allusion à Robinson. Un doute emplit Lorcas. Il fit face à Balram, le dévisagea.

« Vous connaissiez Robinson ?

– Ce salopard, ricana sombrement Balram. Oh que oui ! C’était mon père. »

Balram éclata de rire. Mais un rire dément, un rire de désespoir. Un rire où les larmes régnaient. Il s’effondra davantage et Lorcas dût le rattraper. À présent, le pirate sanglotait et riait sur son épaule. Et le coerlège restait assommé par la révélation.

« C’était mon père, répéta Balram. Il me haïssait autant que moi je le détestais. Il m’a abandonné à la naissance avant de revenir me prendre comme mousse à son bord pendant deux ans. Deux foutues années où il m’a traité comme un esclave. Je me suis juré qu’un jour, je lui ferai payer. Mais ce connard a trouvé le moyen de crever avant. Ce trésor était à moi ! C’était ma vengeance, mon remboursement pour tout ce qu’il m’a fait !

– Mais vous portez pas le même nom et votre mère était damrique… » réfléchit Lorcas perdu.

Elkano était de toute évidence un nom de La Mesrie, pas de Damra. Or Robinson sonnait du nord des Terres d’Ædan et pas du tout des abords de la Mer Naweline.

« C’était un faux nom, révéla d’une voix faible le pirate toujours effondré contre lui. En vérité, il s’appelait Alvaro Elkano. C’est vraiment pas juste. J’aurais mieux fait de mourir. » conclut-il avant de recommencer à trembler.

Lorcas n’arrivait pas à croire ce qu’il vivait. Il avait trouvé la légendaire Épine Pourpre. Il était allé dans ses cales et avait fouillé la cabine du Capitaine Robinson. Et à présent, il consolait le fils du plus célèbre des pirates avec qui il avait voyagé pendant au moins deux mois à travers Birenze. Comment en était-il arrivé là ? Juste parce que son père avait offert le gîte et le couvert à un pauvre vagabond.

Lentement, Balram se dégagea de son étreinte. Il avait les yeux rouges et gonflés. Ses larmes s’étaient taries et avaient souillé ses joues. Il paraissait tellement faible et jeune soudain. Complètement vidé de son énergie, presque mort. Il venait de voir la seule chose qui le maintenait en vie lui filer entre les doigts. Il était allé plus loin que n’importe qui pour découvrir une ligne d’arrivée flouée. Il avait été idiot de croire qu’un tel trésor pouvait exister. Il connaissait bien les pirates, en était un lui-même. Les rêves étaient pour les gosses. Les pirates pillaient, mourraient en mer dans la solitude, la faim et la maladie. Le peu d’or qu’ils obtenaient, ils l’éparpillaient aussitôt en victuailles, alcools et femmes. Personne ne devenait riche en écumant les mers. Mais Robinson lui avait semblé tellement au dessus de tout ça ; si grand, si fort, si terrifiant et sombre. Balram avait encore du mal à croire que le même sang coulait dans ses veines. Mais il avait les yeux de son père, les mêmes traits anguleux. Il ne pouvait nier leur parenté. Pourtant, Robinson n’était qu’un humain comme les autres, un vulgaire pirate de plus. Il n’avait pas de trésor. Juste une vieille épave remplies de cadavres.

Il se releva et fit quelques pas hasardeux, le regard dans le vide. Il ne remarqua pas Lorcas qui le suivait, prêt à le rattraper s’il chutait. Un mouvement attira néanmoins son attention. Il releva la tête mollement et observa le rivage. Deux bateaux avançaient sans hésitation vers leur crique. Ils levaient leurs pavillons. Un croix doré sur un fond bleu. L’Armada.

« Quoi ? » bredouilla t-il ayant encore du mal à reprendre contact avec la réalité.

Il tituba, mais parvint à rester debout.

« Comment ils ont su qu’on était là ? se demanda t-il à voix haute. L’île est inhabitée. Ils ne devraient pas être là. »

Mais il s’agissait bien de l’Armada. Un petit sloop et un clipper. Doucement, Balram se tourna vers Lorcas. Le garçon regardait aussi les navires, la mâchoire contractée. Mais aucune surprise ne marquait ses traits. Malgré le choc, le pirate fit rapidement le lien.

« Toi. » souffla t-il avant de se retourner complètement.

Cette fois, ce fut au tour de Lorcas de pâlir. Il eut le réflexe de faire quelques pas en arrière, plaidant ainsi coupable. Il déglutit devant le visage de Balram. Il s’était soudain durci. Ses lèvres soulevées montraient les dents comme un chien. Ses yeux s’étaient glacés et assombris. Le pirate avait vraiment l’air dangereux soudain. L’assassin décrit dans son avis de recherche. Le fils du démoniaque Robinson. Il ressemblait à un animal enragé. Le garçon s’attendait presque à ce qu’il se mette à grogner.

« Je te faisais confiance, sale fils de pute. » cracha Balram avant de se jeter sur lui.

Lorcas sentit son dos claquer douloureusement dans les galets. Il laissa échapper un cri. Il ne s’était pas attendu à une telle réaction. En vérité, il n’avait pas réfléchi au moment où Balram découvrirait la supercherie. Il se débattit vivement quand les mains du pirate s’enroulèrent autour de son cou. Plus jeune, plus grand et en meilleur forme, il reprit le dessus facilement et repoussa son adversaire. Visiblement angoissé et blessé, Balram se releva et jeta un coup d’œil aux navires. Inexorablement, ils avançaient à bonne allure. Ils seraient ici dans dans moins de vingt minutes. Il n’avait pas le temps de régler ses comptes. Il devait fuir ou il était perdu. Il s’élança vers la forêt. L’île devait être assez grande et sauvage pour s’y cacher efficacement.

Mais le jeune soldat ne renonçait pas. Il attaqua Balram dans le dos, le planquant au sol. Le pirate sentit une côte craquer sous lui quand il atterrit face contre la plage de galets. Il ne retint pas son cri de douleur. Il sentit la prise de Lorcas se desserrer un peu. Peut-être culpabilisait-il de lui avoir fait mal. Il profita de cette ouverture pour les faire rouler. Il se retrouva à nouveau au dessus du jeune blond. Il lui assena un coup poing dans la mâchoire, lui éclatant la lèvre.

« Pourquoi t’as fait ça, bordel ? rugit-il à quelques centimètres de l’autre, le relevant en le tenant par le col.

– Il est plus que temps que vous fassiez face à vos actes, répondit Lorcas en tentant de garder une voix sûre.

– T’as pas bientôt fini de déblatérer des conneries ? »

Vivement, Lorcas le repoussa avec ses pieds. Avec angoisse, Balram jeta un bref coup d’œil par dessus son épaule. Il pouvait presque voir les matelots manœuvrer à présent. Plus il perdait de temps, moins il aurait de chances de leur échapper. Il voulut se relever, mais Lorcas se jeta sur lui et lui maintint les épaules clouées au sol. Avec rage et désespoir, Balram se débattit comme un beau diable. Il parvint à atteindre l’un de ses saïs avec sa main gauche. Mais Lorcas n’était pas en reste. Il avait tiré son couteau de sa botte et le colla contre la gorge du pirate.

« Je vous préviens, un geste et.. , menaça t-il, les dents serrées.

– Tu le feras pas. » soutint Balram avant de lui assener un coup de boule.

Ce qu’il avait oublié, c’était que lui aussi en souffrait de ce coup maintenant. Mais il réussit à se dégager du corps du blond et à sortir son poignard. Les deux lames se rencontrèrent dans un son métallique. Alors que le duel devenait plus offensif, les navires de l’Armada s’approchaient de plus en plus du rivage, levant déjà les voiles.

Fin de l’Acte I
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Comme toujours rendez-vous dans deux semaines (24 ou 25 octobre) pour la suite. On attaquera l’acte II : Par le Fer et non par l’Or. À bientôt en espérant que cette histoire vous plaise et continuera à vous plaire !

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