Maël para le coup au dernier instant. Encore une fois la force de l’impact se répercuta dans son bras, lui arrachant un cri de douleur. Mais il ne fallait pas qu’il abandonne ; il ne fallait pas qu’il meure. L’heure n’était pas venue pour lui, il le savait. D’ailleurs, ce n’était pas pour lui qu’il voulait survivre, bien qu’il ait eu une immense soif de vie. Non ! C’était pour les autres, tous les autres. Pour ceux qui étaient déjà tombés et ceux qui tomberont dans les minutes à venir.
Une épée entailla sauvagement son bras, la douleur lui fit lâcher son arme. Grave erreur ! Maël pensa que c’était la fin ; il n’avait pas peur. Mais ses réflexes de survie furent plus rapides que la main de son adversaire et il tira sa rapière de son fourreau pour l’enfoncer profondément dans l’abdomen de l’homme placé en face de lui. L’expression de surprise de l’être qu’il venait de tuer le dégoûta davantage encore que tout ce qui s’était déjà produit. La révolte grondait dans sa tête, mais il était trop occupé à rester en vie et à protéger les autres pour s’en inquiéter. Protéger les autres. C’est pour cette raison qu’il avait pris les armes. C’était encore pour cette raison qu’il avait dégainé sa rapière après avoir perdu son sabre légendaire.
Les bruits du combat autour de lui produisaient une cacophonie excitante, la rage des batailles s’insinua davantage en lui et il partit à la recherche de son sabre ‘Vérité’, son fidèle serviteur. Celui qui avait été son bras durant les dernières guerres contre les âmes révoltées gisait à quelques mètres de là. Aucun combat ne se déroulait dans cette zone. Il s’élança vers son compagnon, parant des coups en fourbe au passage. Lorsqu’il rengaina sa rapière et reprit en main son magnifique sabre, il sentit la puissance renaître en lui. Maël était un guerrier dans l’âme. Il avait été créé, il le pensait réellement, pour combattre, mettre sa lame au service de ceux qui avaient besoin d’être protégés. Son don, car c’en était un, personne ne pouvait l’égaler dans le domaine des armes ; son don l’avait placé au rang le plus élevé des siens. Mais s’il était réputé parmi ceux de son peuple pour sa bravoure au combat, il était aussi admiré pour sa maîtrise de soi et sa grande sagesse. Il était fougueux certes, mais posé et réfléchi à la fois.
Donc entre Vérité et lui c’était plus qu’une histoire d’amour, c’était un passé, des combats, des souffrances, des victoires. C’était une histoire de survie. Une fois de plus, il ne s’agissait pas de sa propre survie, mais de celle des autres, ceux qu’il servait, ceux qu’il protégeait, ceux qu’il aimait. Sa passion du combat lui venait avant tout de sa passion pour les autres. Cette même passion lui avait fait ressentir le besoin, voilà maintenant de nombreux siècles, d’apprendre l’art de se défendre et ensuite l’art de tuer pour protéger. Il avait dû apprendre à se défendre avant toute chose, car comment un guerrier de ce nom pouvait-il protéger quiconque s’il était mort ? Et tuer ? Tuer, apprendre à tuer avait été pour lui une épreuve terrible. On lui avait dit jadis que le plus dur était de tuer pour la première fois, mais aujourd’hui il n’en croyait plus un mot. Pour lui, comme pour tous les autres combattants de sa trempe, il en était sûr, tuer leur centième, leur millième homme avait été aussi difficile que d’achever leur premier ennemi. Mais pourquoi avait-il à se battre ainsi ? Ne pouvaient-ils pas vivre sans avoir à prendre les armes ?
Maël était assailli par toutes ces questions, là, alors qu’il était en retrait des combats depuis quelques secondes seulement ; quand soudain, il vit Gabriël, l’un de ceux qu’il chérissait le plus, tombé à terre à la suite d’un coup en traître porté dans son dos. Le désespoir dû à la perte de son ami se traduisit par une immense souffrance intérieure. L’assassin partait appliquer son ignoble tactique sur d’autres compagnons de Maël, mais celui-ci décida de mettre fin à l’existence de cet horrible individu qui n’osait pas accomplir sa lâche besogne en faisant face à sa victime. Il ne devait plus permettre à cet homme de lever son épée sur un autre de ses proches. Il s’élança sur le malheureux qui n’eut même pas le temps de comprendre l’erreur qu’il avait commise. Le coup que Maël lui porta fut terrible au point que l’homme en fut décapité. La tête privée de son corps d’origine vola dans les airs en répandant un liquide rouge et poisseux sur une bonne dizaine de duellistes qui n’en furent pas inquiétés outre mesure. Aucun combat ne prit fin pour prier ou pleurer l’âme du défunt. Une fois de plus, comme toutes les autres fois, Maël se détourna de la dépouille de son adversaire pour affronter un nouvel envahisseur auquel il retirerait la vie avec autant de dégoût et de facilité que pour ces précédentes victimes.
Dans sa fureur, Maël acheva encore une demi-douzaine d’hommes. Il comprit que le combat avait pris fin seulement lorsqu’il ne trouva plus d’ennemis à sacrifier à Vérité. C’était lui qui avait tué le dernier adversaire. Il en était toujours ainsi : la fureur le submergeait au point qu’il ne voyait pas l’intensité des affrontements décroître. Bonheur ou malédiction, il n’aurait su le dire, mais il devinait que ce phénomène lui sauvait la vie à chaque révolte. Il avait vu nombre de ses frères tomber après un relâchement dû à la fin proche des combats. Lorsque les siens voyaient venir la fin de ce qui aurait pu se transformer en une ignoble guerre, il n’était pas rare que certains mollissent dans leur détermination et cela s’en ressentait dans leurs passes d’armes. S’ensuivait alors, inexorablement, la chute de trop nombreuses âmes encore au goût de Maël. Peu après, comme toujours, la réalité, trop dure, laissait la place aux larmes silencieuses, à la souffrance sourde. Toujours ce même refrain, la sempiternelle complainte des siens. Le soir venu, les chants funèbres descendaient sur les survivants plus tranchants et assourdissants que les armes encore rouges de sang. Cela finira-t-il donc un jour ? Maël et les siens étaient-ils voués à vivre pour combattre et souffrir ? Ce cercle vicieux torturait Maël qui n’aspirait qu’à le briser. S’il ne pouvait atteindre le bonheur pour lui-même, il voulait mourir en l’offrant à ceux qui resteraient. S’il avait été sûr que sa mort assurerait la paix à ses compagnons, il n’hésiterait pas un instant à s’ôter la vie. Mais rien ne pouvait faire devenir certitude cette pensée. Faute de quoi, il vivait et donnait la mort. Lui, il donnait la mort, aux autres.
Vérité à la main, c’est toujours avec ce lointain espoir qu’il abattait l’horrible besogne. Et pour aujourd’hui, cette corvée prenait fin. Son sabre pendant piteusement à son bras, il baissa la tête sur les dizaines de cadavres qui allaient bientôt disparaître dans la brume. Il revit une dernière fois Gabriël, lui fit ses adieux. Puis, comme à son habitude, il s’arrêta près de chaque corps, soit pour ne pas oublier le visage des ennemis qu’il avait arraché à la vie, soit pour envoyer une dernière pensée à ses camarades tombés en ce jour funeste. Gabriël, Harël, Rochelle, Mira, Annaelle, Sylass, Nath, Elseth, Olmenn et bien d’autres encore qu’il ne reverrait plus, qu’il ne serrerait plus dans ses bras. Il ne pourrait plus ressentir leur joie, ni plus leur en donner. Quelle tristesse, traîtresse qu’elle était cette douleur qu’on ne peut soigner !
Au détour du corps d’une femme crispée en un masque de terreur, Maël aperçut un morceau d’étoffe qu’il connaissait bien. Il se précipita vers un nouveau cadavre, un parmi des milliers d’anonymes. Il dégagea le corps, la peur au ventre ; il anticipait ce qu’il allait découvrir. Il retourna doucement la dépouille, avec délicatesse malgré son besoin de savoir si le pire était bel et bien arrivé. Lorsqu’il découvrit les traits de Seomann, il ne put empêcher les larmes de couler, il hurla sa peine, le désespoir lui déchira le ventre. Il pleurait, il pleurait et il ne pouvait détacher son regard du visage maintenant serein de Seomann, son cher Seomann. Quel ignoble monstre avait pu tuer l’être le plus cher à son cœur ? Il aimait chacun des siens d’un amour unique et chacun le lui rendait, mais Seomann, ce doux Seomann avait été le seul qui l’avait touché aussi profondément. Il n’était même pas certain d’être digne de lui. Maël s’interrogeait, il y avait encore quelques heures, sur le bien ou non de tant aimer cet être lorsque ce dernier l’avait raillé en lui disant que s’il se lassait de lui, il n’avait plus qu’à partir et la question serait réglée. Maël, habituellement si stoïque, avait alors avoué sa peur à l’idée que Seomann ne le quitte et celui-ci avait fini par l’enlacer comme il savait si bien le faire. Une seule étreinte de cet ange suffisait à Maël pour lui faire oublier toutes ses craintes. Maël aime Seomann, Seomann aime Maël, Maël aimait Seomann, Maël aimera à jamais Seomann. Jamais il ne l’oublierait, non jamais ! Il le savait et la douleur dans son cœur n’en était que plus intense. Comment allait-il vivre sans son bien-aimé ? Ce ne serait plus vivre ; juste survivre. Et pourquoi ? Pourquoi se donner cette peine maintenant qu’il avait perdu Seomann ?
Il voyait le visage de Seomann à travers ses larmes. Même dans la mort, il savait rester digne et beau. Oh quelle beauté ! Et elle était perdue à jamais… Maël sentit son chagrin redoubler. Il ne voulait pas y croire, pourtant le corps sans vie, inerte de Seomann lui montrait bien qu’il ne pourrait plus jamais être heureux. Déjà les craintes venaient l’assaillir : et s’il arrivait la même chose à tous les siens, tous sans exception ? Il avait vu trop de ses camarades pleurer les leurs. Il refusait de se laisser aller et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de penser que sa vie était détruite. Il était seul maintenant, désespérément seul, à l’abandon. Tout ça à cause de ces maudits ennemis, de ces hommes qui les avaient attaqués alors qu’ils ne faisaient que vaquer à leurs occupations quotidiennes. Il en avait toujours été ainsi. Seulement voilà, depuis quelques années la guerre grondait. Une guerre dont il ne comprenait pas les motifs. La seule chose qu’ils pouvaient faire c’était se défendre, prendre les armes et tuer ou périr. Maël se pencha sur Seomann et lui donna un dernier baiser, ultime adieu salé de ses larmes sur les douces lèvres de l’homme avec lequel il partageait sa vie. En perdant Seomann, Maël avait perdu une partie de son âme. Elle lui manquait déjà cette part de son être, sa moitié de cœur qui avait disparu. Il n’était plus celui qu’il avait été, désormais il était étranger à lui-même. Il ne comprenait pas pourquoi le destin lui imposait tout ceci. Le testait-on ? Le punissait-on ? Il ne comprenait pas. Il fulminait d’être impuissant, de ne pas avoir su protéger celui qu’il aimait malgré tout ce qu’il savait. À l’agonie, il hurla sa rage.
Non loin de là, un autre releva la tête surpris par l’étrange lueur qui émanait de Maël. Il s’approcha, posa délicatement sa main sur l’épaule de Maël, s’agenouilla et prononça la phrase désormais rituelle :
— De nous tous, tu étais le plus proche de notre frère Seomann, personne ne le contestera, son bras te revient.
Sans un mot, Maël empoigna Justice, réplique parfaite de Vérité puisque Seomann et lui les avaient forgées ensemble. Ensuite, il détacha sa cape rouge et sa rapière, elle rouge de sang, et en drapa Seomann. C’était tout ce qu’il pouvait faire. Rien d’autre. Rien !
Pour Maël rien n’était plus révoltant que de se rendre compte qu’il était impuissant. Impuissant à sauver Seomann, mais aussi impuissant à sauver ceux de son peuple. Il voulait, il désirait, il appelait la paix de toutes ses pauvres forces. La survie de ses frères lui importait plus que sa propre existence à partir d’aujourd’hui. Il devait prendre une décision et s’y tenir quoiqu’il arrive. Il ne pouvait plus, il ne devait plus attendre que les choses empirent.
— C’en est assez. Nous devons réagir. Il n’est plus question que nous nous laissions tuer sans rien faire. Il faut nous préparer et être prêt à tout moment à stopper ces attaques, enragea-t-il conscient qu’il n’obtiendrait certainement aucun soutien de son interlocuteur.
— Voyons Maël, tu sais bien que nous ne pouvons agir ainsi. Notre voie est de guider et non de barrer le chemin. Si nous décidons de repousser ces hommes qui se font notre fléau alors nous nous opposons à notre raison d’être, objecta son ami qui se voulait avant tout apaisant.
— Je le sais bien… mais je ne peux plus supporter tout ceci, toutes ces pertes, ces abominations. Je suis las de ces luttes intestines. Je dois faire quelque chose, quelque chose qui nous permettra à tous de cesser de nous entretuer expliqua Maël malgré les difficultés qu’il avait à se contenir.
— Maël, Maël, Maël ! Je comprends ta peine et je compatis à ta douleur crois-moi, mais tu sais très bien qu’il nous est impossible de priver ces hommes d’avenir. Nous en envoyons déjà trop au néant en voulant nous protéger ; nous ne pouvons détruire tous ceux qui se révoltent. C’est impensable.

Maël comprenait ce que l’Ancien voulait dire, mais lui ne pensait qu’à Seomann, Seomann et les autres. Et fulminant à l’idée que tous les siens puissent se laisser massacrer parce que ‘tel était leur destin’, il hurla :
— Alors puisque je veux vous préserver et que je ne peux les tuer, je peux les arrêter et les emprisonner ces personnes qui menacent votre sécurité.
L’Ancien était visiblement peiné et déçu que Maël puisse émettre une telle pensée.
— Tu devines qu’en agissant de la sorte tu enfreindrais notre morale et nos idées. Tu t’opposerais tout simplement à la communauté toute entière, tenta-t-il de le raisonner.
— Ma décision est prise. Je sais qu’à vos yeux ce que je m’apprête à faire est un crime et croit le bien, c’est aussi une offense aux miens. Mais c’est un mal pour un bien et si comme tu le dis je devais avoir à affronter la communauté, je le ferais. C’est pour votre survie à tous que je m’engage sur cette route faite de souffrances et de solitude. Je vous demanderais de ne jamais oublier que quoique j’entreprenne c’est pour vous, oui avant tout pour vous tous, que je le fais, annonça Maël sûr de lui malgré les épreuves qu’il savait devoir affronter.
Mais comme il le disait, il n’avait plus rien à perdre dorénavant.
— Maël, je t’en conjure ; ne fait pas ça. Prends ton temps pour y repenser et oublier ton chagrin, supplia l’Ancien.
— Le temps ne fera que me conforter dans ce choix et amplifier ma peine. Je te dis adieu mon ami de toujours. Je vous aime !
Maël se détourna de son peuple et partit d’un pas lent, mais empli de détermination. Il savait qu’il quittait ce qui avait été jadis son paradis pour un lieu inconnu qui deviendrait son enfer. Au loin, on pouvait apercevoir la frêle et douce silhouette de Maël, deux sabres jumeaux battants ses cuisses, s’enfoncer dans l’obscurité du lointain. Ses glorieuses ailes, d’un blanc taché de sang, prirent une teinte d’abord grisée pour tirer vers un noir pâle. Elles finirent irrémédiablement sur un noir ténébreux et magnifique. Cette marque qu’il avait lui-même choisie signifiait à la fois son deuil, ses regrets, la coupure d’avec son peuple d’un blanc irréprochable et les horreurs qu’il s’apprêtait à commettre. Il allait entraver les âmes révoltées et empêcher leur ascension. Il ne reverrait plus ses amis que pour les combattre et vivrait en compagnie de ceux qui avaient tué son amant et ses espoirs. C’était désormais un paria. Il était et demeurerait pour l’éternité, Maël, premier ange à avoir connu la chute.

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