La bicoque d’Anton se situait à l’autre bout de Vhaly, sur la rive gauche du Lac sans fond. Elle dominait celui-ci, ainsi qu’une bonne partie de la vallée depuis sa falaise, tandis que derrière s’étiraient les bois. Un cimetière de trains se perdait sous la végétation luxuriante, à la sortie de la ville. L’unique machine vivante de l’Histoire y avait puisé son premier et son dernier souffle, créés grâce à l’alchimie. D’ailleurs, il n’était pas rare d’apercevoir la frêle silhouette d’Anton entre les volutes de brouillard quand la nuit tombait. Pauvre vieux fou qui errait tel un fantôme !

Youna remonta la capuche de son manteau en laine, troué par les mites. Son épaisse chevelure brune disparut sous le tissu noir. Les bottes en cuir usé de la jeune femme s’enfonçaient dans les flaques. Le froid engourdissait ses jambes. Naguère solide, elle présentait désormais une insupportable fragilité à cause de la malnutrition. Ses conditions de vie ne lui offraient guère d’autre alternative, si bien que la chasse aux rats et aux cloportes constituait le plus gros de ses journées. Elle avait travaillé dans les champs durant une courte période avant de se faire renvoyer pour vol. L’unique atelier de couture de la région n’embauchait pas, ni l’horticulteur du coin. Seuls ceux que l’on surnommait les Mortifères recrutaient pour surveiller les limites du pays. Au-delà, nul ne savait à quoi ça ressemblait, mais on racontait que des rebelles vivaient au milieu des richesses d’une civilisation révolue.

Youna se hâta quand elle atteignit les abords de la ville. Quelques gamins qui jouaient dans l’avenue principale s’immobilisèrent pour observer d’un œil intrigué cette grande masse sombre et pressée. L’ancienne danseuse marchait d’un pas si vif que son allure dégingandée donnait l’impression qu’elle s’envolerait sous la première bourrasque venue. Ce rythme ne la réchauffa qu’un peu. Elle traversa Vhaly, les bras serrés contre la poitrine. Ses mitaines ne protégeaient guère ses doigts du froid mordant. Son nez et ses joues rougissaient à mesure de son trajet.

Elle s’arrêta au pied de la colline sur laquelle se dressait le manoir d’Anton et renifla avant de monter l’allée de graviers. Elle s’apprêtait à laisser retomber le heurtoir quand une hésitation soudaine l’envahit. Son souffle se suspendit. Elle déglutit à la perspective de prendre la mauvaise décision. La solitude n’était-elle finalement pas plus sûre ? Elle hocha la tête avec mollesse. Sans danger, point de transformation possible, et elle attendait de trouver la force de changer depuis de longs mois. Pourquoi tout abandonner maintenant ? Elle reposa la main sur le lion abîmé et toqua trois gros coups. Le battant trembla. Youna recula d’un pas.

Elle patienta. Patienta. La porte finit par s’ouvrir sur un homme tassé sur lui-même. Il leva des yeux rougis vers Youna et l’interrogea du regard.

— Oui ?

Sa voix revêche intimida la jeune femme, qui écarta les lèvres pour parler.

— Je ne reçois personne, la devança Anton.

— Mais je…

— Personne.

Tout ce qu’elle imaginait construire depuis son réveil se désagrégea. Son choix résultait d’un coup de tête, d’une idée que la plupart des gens auraient reléguée au rang de folie pure, passagère, peut-être, mais toujours insensée. Elle s’y accrochait cependant comme à la dernière branche d’un arbre.

— Ce sera tout ? demanda le vieillard.

— Non, je…

Youna ne prit pas le temps de réfléchir à ce qu’elle dirait. Son argumentaire serait ce qu’il serait, tant pis.

— Je sais qui vous êtes, déclara-t-elle.

Anton haussa les épaules. Une grimace apparut sur son visage creusé de rides.

— Qui ne le sait pas ? Et puis, je vous reconnais aussi. Youna Sarhàn, de Latan.

Un nœud se logea dans la gorge de Youna. Les propos du vieil homme agirent telle une piqûre de rappel. Vicieuse. Désagréable.

À travers tout le royaume, on comparait le château de Latan à un havre de paix. Situé sur une falaise, il dominait un lac auréolé de mille lueurs au soleil levant. En contrebas s’étendait une vaste forêt, dans laquelle le roi organisait des parties de chasse avec ses loyaux. Un parc se déployait depuis les fenêtres du château, avec ses chênes, ses points d’eau et ses statues de marbre blanc. L’édifice en lui-même était monté sur trois étages, répartis en un bâtiment central et deux autres latéraux. Un interminable mur d’enceinte immaculé entourait le domaine. Les « remparts de prison », comme les nommait Youna enfant.

La jeune femme stoppa ses souvenirs envahissants et se reprit.

— À moi aussi, on m’a tatoué la marque des Illicites.

Qu’espérait-elle ? Attirer la sympathie de l’inventeur ? Une lueur raviva en tout cas ses prunelles claires. Youna venait de susciter son intérêt.

— Est-ce qu’elle vous brûle, parfois ? Ou vous démange ? se renseigna Anton.

— En effet.

Il haussa un sourcil interrogateur.

— Vrai de vrai ou me mentez-vous, jeune fille ?

— Vrai de vrai. La chair rougit même autour.

— Et que me voulez-vous ?

— Des peaux mortes.

Anton agrandit les yeux. Ses lèvres tremblèrent.

— Vous n’y pensez pas…, balbutia-t-il. Qu’espérez-vous tromper ainsi ?

— La solitude.

La seule réponse du vieux fou se résuma à une porte close. Ceci ressemblait fort à un refus catégorique. Le visage de Youna s’affaissa.

Fort bien. Puisque cet homme jadis rongé par le malheur ne lui apporterait pas son aide, elle se débrouillerait. Elle aiguiserait sa meilleure lame, la glisserait dans sa botte et partirait en chasse. Mais cette fois, rats et cloportes ne craindraient rien. Créer un être artificiel nécessitait des peaux mortes encore fraîches. Humaines.

Une centaine d’âmes, dans la vallée, attendait justement qu’on abrégeât leur misère.

66