Lorsqu’on frappa, il lui fallut quelques instants pour retrouver la formule d’usage ; malgré les jours qui passaient, elle ne s’habituait pas à tant de politesse :

— Entrez.

La porte pivota et le docteur Thomas s’invita d’un pas vif. Tout son corps dégageait des vibrations lancinantes qui accentuaient son mal de tête. Ses émanations étaient bien plus puissantes que celles de la plupart de ses collègues, rendant sa présence particulièrement désagréable. Il fronça les sourcils en la repérant dans le coin de la pièce :

— Tu es sûre que tu ne veux pas qu’on aménage un peu, pour que ce soit plus douillet ? demanda-t-il avec sollicitude.

Elle se contenta de secouer doucement la tête avant de caler de nouveau son menton sur son genou. Comme souvent, elle somnolait dans l’angle de la chambre, les jambes ramenées contre elle et une couverture sur le dos pour la protéger de l’air conditionné. Les murs derrière elle lui assurant que personne ne pourrait la surprendre, elle parvenait à s’y reposer un peu, bien que le confort y soit précaire. Au contraire, dans le lit au milieu de la pièce, avec le vide dessous, elle avait l’impression d’être à découvert et elle n’arrivait pas à s’y détendre.

Le médecin s’accroupit devant elle et la jeune femme remarqua qu’il tenait une pochette noire qu’elle n’avait jamais vue. Elle observa l’objet avec méfiance, essayant de deviner son contenu.

— Ileana ? l’appella-t-il doucement pour capter son attention.

À contrecœur, elle leva ses yeux vert pâle en direction du médecin. L’œil sombre qu’il posa sur elle était pénétrant. La patiente savait qu’il inspectait chaque détail afin d’y dénicher une anomalie. Malgré elle, son regard suivit la cicatrice en forme de croix qui occupait une grande partie de son visage. Une des balafres traversait son nez de part en part, alors que la deuxième déformait la commissure de ses lèvres et sa paupière éternellement fermée.

— Comment tu te sens ? demanda-t-il dans un murmure.

— Migraines.

Ileana parlait peu et généralement, elle se contentait d’un ou deux mots qui suffisaient néanmoins à se faire comprendre. Le front de Thomas se stria en réponse, accentuant l’effet vieillissant de ses cheveux précocement gris.

— Tu as de la fièvre ?

Il tendit la main, mais Ileana recula sa tête autant que possible pour lui échapper. Dans un soupir, il insista, posant ses doigts froids sur sa peau. Ileana ne put réprimer un frisson en ressentant plus intensément les vibrations de sa magie. Elle gémit. Il s’empressa de rompre le contact et croisa ses bras sur ses genoux.

— On ne dirait pas, souligna-t-il. On pourrait soulager la douleur, si tu acceptais d’avaler les médicaments qu’on…

— Pas médicaments.

Depuis qu’il lui laissait le choix, elle refusait systématiquement de prendre quoi que ce soit. Elle préférait la souffrance, craignant les effets de ce qu’ils souhaitaient lui donner. Ils avaient dû la garder longtemps dans un état brumeux et à présent qu’elle retrouvait sa conscience, elle ne voulait pas en perdre à nouveau le contrôle.

— C’est à cause des oscillations ? insista-t-il.

Elle fuit son regard et cela lui suffit pour comprendre qu’il avait raison. Son doigt tapota nerveusement son avant-bras :

— Il faut que tu acceptes ta sensibilité ! C’est le seul moyen de la rendre supportable.

Ileana secoua frénétiquement la tête et grimaça en sentant la douleur s’accentuer. Le médecin se gratta la tempe et s’intéressa à la pièce. Ses yeux s’attardèrent sur quelques piles de livres précaires qui se dressaient de chaque côté du bureau et de l’armoire. Son expression soucieuse prit des accents défaitistes :

— Je ne vois qu’un olivier, marmona-t-il pour lui-même. Même si le risque de dépendance est encore trop grand…

Certes, la mémoire de la jeune fille et son savoir étaient défaillants, mais l’idée de dépendre d’un arbre lui semblait particulièrement ridicule. Elle dévisagea le médecin avec suspicion en attendant qu’il lui donne quelques explications, mais ces dernières ne vinrent pas. Thomas n’avait pas l’air convaincu et soupira en hochant mystérieusement la tête :

— Bon, on verra ça plus tard. Je voudrais te présenter quelqu’un…

Il se décala légèrement et Ileana découvrit avec effroi qu’ils n’étaient pas seuls. Elle resserra ses bras autour de ses jambes pour mieux se protéger du nouveau venu. A l’inverse du docteur Thomas, l’inconnu n’émettait aucune vibration et cela ne la rassura pas, lui rappelant trop la présence silencieuse des briseurs. Elle préférait mille fois la douleur provoquée par l’aura du médecin. Ce dernier tenta de la calmer :

— C’est Alex. Même s’ils ne sont pas très nombreux à Roraima, c’est un dépourvu de magie. Il travaille pour l’Agence Protectorale depuis…

Thomas se tourna vers le deuxième homme avec un air interrogatif.

— Plus de trente ans, finit celui-ci, le sourire aux lèvres.

Ileana le dévisagea avec appréhension. Rien dans sa physionomie n’inspirait le danger : ses yeux rieurs, son ventre de bon vivant et son expression détendue le rendaient même plutôt avenant.

— Il t’accompagnera dehors pour te faire visiter Roraima, précisa Thomas.

Ses pupilles se dilatèrent sous l’effet de la peur. In extremis, elle retint un cri, comme les briseurs le lui avait si bien inculqué. Sa respiration s’accéléra et elle resserra le plaid autour d’elle pour s’offrir une maigre protection.

— Pas aujourd’hui ! C’est encore bien trop tôt ! la rassura vivement le médecin. Je voulais juste que tu le voies.

En prenant soin de rester à distance, Alex la salua de la main. Malgré sa prévenance, elle le fusilla du regard, souhaitant de tout cœur que cela le pousserait à reculer. L’homme ne cilla même pas, se contentant de lui sourire en retour. Indifférent à ces échanges muets, Thomas poursuivit :

— Il reviendra te voir dans les prochains jours pour te parler de Roraima, te montrer des plans et lorsque tu seras prête, il te fera visiter les lieux, rien de plus.

Ileana détacha ses yeux du nouveau venu pour fixer le sol avec insistance. Loin de s’en formaliser, le médecin continua :

— Je voulais également te donner ça. Je comprends que tu ne veuilles pas nous croire sur parole lorsqu’on te parle de ton passé et j’espère que ça réussira à te convaincre.

Il déposa la pochette sombre devant elle, comme une offrande. La jeune femme fronça les sourcils, se mordillant nerveusement la lèvre inférieure : elle ne fit pas le moindre geste pour regarder ce qu’il y avait à l’intérieur. Constatant qu’elle n’y touchait pas, il l’ouvrit à sa place lui montrant trois photos. Devinant qu’il s’agissait de son passé, elle détourna les yeux pour ne pas y faire face.

Le médecin ne dit rien et commença à débander ses poignets qui peinaient à cicatriser. Les liens que les briseurs lui mettaient lors des expérimentations magiques et sur lesquels elle tirait pour y échapper, avaient profondément entaillés sa peau créant de profonds stigmates. Malgré les soins du médecin, ces dernières s’infectaient à répétition.

Les photos attiraient son regard malgré elle. La jeune femme était partagée entre la curiosité de voir qui elle était et l’appréhension. On lui avait rapidement donné un nom, Ileana Vasilis, et un âge, vingt-deux ans. Plusieurs fois, le docteur Thomas avait tenté de lui parler de sa vie d’avant, mais systématiquement, elle lui avait demandé d’arrêter, chose qu’il faisait sans insister. Elle ne se souvenait de rien, tout cela lui paraissait irréel. Pour le moment, il lui était plus confortable et facile de croire qu’ils lui mentaient. Ces documents étaient peut-être une preuve infaillible et elle ne se sentait pas prête à l’accepter.

Contre sa volonté, son regard glissa sur une des trois photos. Il y avait un groupe de jeunes gens dans ses âges. Un visage attira son attention :

— Il est venu.

Le médecin arrêta ses soins en fronçant les sourcils. Il mit deux clichés côte à côté et pointa deux individus du doigt :

— Lui ou lui ?

Ils se ressemblaient beaucoup : les mêmes cheveux sombres, les mêmes yeux gris et il lui fallut quelques secondes pour comprendre que cela n’avait pas été pris à des époques différentes, mais que c’étaient bien deux personnes distinctes. L’un avait une queue de cheval basse, un anneau à l’arcade et elle devina un tatouage à la base de son cou. Le deuxième, un peu plus jeune, avait la peau plus hâlée. Elle n’arriva pas à répondre avec assurance :

— Pas de piercing, se contenta-t-elle de dire.

La bouche du médecin partit en biais, montrant son doute :

— Aymeric n’en porte plus… Il a également les cheveux courts à présent.

— Sais pas.

— Et bien moi, je serais prêt à mettre ma main au feu qu’il s’agit de lui.

Amusé, il pointa le plus jeune du doigt en poursuivant :

— Je ne serais pas surpris que Garnet l’ait prévenu contre l’avis de la Générale.

— Ennuis ?

Bien qu’elle n’avait pas eu l’occasion de croiser à nouveau le chemin du soldat roux depuis son sauvetage, elle y repensait souvent. Au départ, elle avait demandé à le rencontrer, mais le médecin avait refusé en prétextant qu’elle risquerait de lui accorder une importance démesurée à cause de son rôle de sauveur. Avec patience, il lui avait répété que Garnet avait juste fait son travail.

Ne pas le revoir la décevait, mais elle était suffisamment lucide pour comprendre le bien-fondé de cette décision. Le fait qu’il ait peut-être prévenu ce jeune homme aux yeux gris contre l’avis de sa direction, l’intrigua. Elle regarda plus attentivement ce vestige du passé sans cacher sa méfiance. Le docteur Thomas poursuivit ses soins, rebandant la plaie toujours aussi à vif.

Il lui fallut quelques secondes pour réaliser que la fille aux cheveux bleu foncé à côté d’Aymeric n’était autre qu’elle-même.

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