Rue Mouffetard, Paris.
Jeudi 30 aout 2012.
22h04.

Le Crépuscule avait assombri la capitale. Lily tournait en rond dans le vaste séjour et se rongeait les ongles jusqu’au sang, haletante. Elle était restée à l’appartement toute l’après-midi, à attendre sa mère qui rentrait de vacances plus tôt que prévu. Les médecins l’avaient sans doute appelée pour l’informer de l’incident qui s’était déroulé à l’hôpital au sujet de son fils. Bien évidemment, ils n’avaient absolument rien révélé sur le fait que Lily soit au courant de son existence. Elles allaient enfin s’expliquer.
Soudain, elle entendit la poignet de la porte d’entrée tourner. Quelqu’un entra, déposa en trombe ses affaires sur le sol, et se pressa dans le salon.
— Oh ! Tu m’as fait peur ! s’exclama Isabelle, visiblement très surprise de trouver sa fille ici. Qu… qu’est-ce que tu fais là, tu ne devais pas être chez Joanna ?
Lily restait de marbre et réfléchissait à la manière dont elle aborderait le sujet.
— Tu me sembles assez paniquée pour un retour de vacances, quelque chose ne va pas ? minauda-t-elle avec froideur.
Isabelle fronça les sourcils, l’air suspicieux.
— Tu n’aurais pas oublié quelque chose ? demanda Lily d’un air innocent.
Sa mère demeura interdite un instant.
— Comment ça ? Qu’est-ce que j’aurais pu oublier…? Je ne vois pas…
— Oh, tu ne vois pas, susurra-t-elle en s’approchant lentement, pas à pas, de sa maman, tel un prédateur prêt à attaquer. Tu n’aurais donc pas oublié de me révéler une information primordiale, comme par exemple… que mon frère est toujours en vie ?
Isabelle se figea aussitôt, cessa de respirer, sembla perdre l’équilibre et prit son visage dans les mains. Elle recula de quelques mètres en titubant et s’affala sur le canapé. Puis, après quelques minutes de silence interminables, elle déclara d’une voix empruntée :
— Écoute, ma chérie, j’ai de très bonnes raisons de t’avoir caché son existence…
— Pardon ? coupa-t-elle sèchement. De très bonnes raisons ? Va falloir que tu m’expliques quelles sont ces raisons parce que cacher à sa fille que son frère est vivant et dans le coma depuis vingt ans est impardonnable ! s’écria-t-elle, furieuse.
Silence.
— JE NE POUVAIS PAS T’INFLIGER ÇA, TU COMPRENDS ? hurla-t-elle, bouleversée. Je ne voulais surtout pas te faire subir cette terrible attente !
Isabelle éclata en sanglots, accablée.
— C’est bien pire d’attendre vingt ans à son chevet qu’il se réveille, que de le savoir mort…
— Et l’espoir, hein ? Qu’est-ce que tu en fais de l’espoir ?
— Ne parle pas de choses que tu ignores, asséna-t-elle d’un ton acerbe. L’espoir m’a rongé toutes ces années, l’attente a été une affreuse souffrance ! Je n’ai pas passé une seule nuit sans me dire qu’il était égoïste de vouloir absolument le maintenir en vie alors qu’il était coincé dans son coma, emprisonné dans son propre corps, et qu’il souffrait bien plus que s’il était mort dans cet accident ! Et s’il ne se réveillait jamais…? Je l’aurais alors privé d’une tendre mort… parce que je suis ÉGOÏSTE !
— Il n’a jamais été emprisonné dans son corps maman, lâcha soudainement Lily, sans réfléchir, sans ce soucier de sa réaction lorsqu’elle lui révèlerait ce qui lui démangeait de confier depuis plusieurs mois.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
Lily s’approcha lentement du canapé et s’assit en face de sa mère, la fixant droit dans les yeux.
— Maman, j’ai déjà rencontré Aaron.
— Tu es déjà allée à l’hôpital ? Comment tu as su ? Un médecin t’a prévenue ?
— Non, maman. Je ne parle pas de l’hôpital.
Isabelle demeurait profondément silencieuse. Était-elle en train de se moquer d’elle ?
— De quoi parles-tu alors ? demanda-t-elle d’une voix chevrotante, presque agacée.
La tension commençait à s’intensifier et les larmes menaçaient de jaillir à chaque instant, autant pour la mère que pour la fille.
— J’ai malheureusement fait la connaissance de mon frère dans un autre monde appelé Zénith, déclara-t-elle, ne lâchant pas sa mère des yeux, guettant la moindre réaction de sa part.
Isabelle porta la main à sa bouche, figée comme une statue de cire, sans dire un mot. Lily crut même un instant qu’elle était morte, ou pire, qu’elle était une Ombre. Puis soudain, elle se mit à agiter la tête, cachant son visage dans ses mains, totalement paniquée, et balbutia :
— C’est impossible, com… comment connais-tu Zénith ?
Ce fut à Lily à présent d’être sous le choc. Isabelle se releva d’un bond, tourna en rond, le visage déconfit. Lily se retourna vivement et suivit sa mère du regard, au rythme de ses pas chancelants.
— Ton père m’en a parlé…
— De Zénith ?
— Oui ! Il… il n’arrêtait pas de me parler de monde parallèle ou je n’sais quoi, d’une autre planète appelée Zénith dans laquelle s’affrontaient des Elfes et des Ombres ! Il me disait qu’il était issu d’une grande famille qui possédait un héritage sans égal, des Trésors… Il en possédait deux, celui que tu as en ce moment, et celui que porte ton frère depuis vingt ans… Il disait qu’il y en avait un troisième là-bas ! Son père lui avait révélé ce secret lorsqu’il était enfant, et son grand-père avant lui… et cela depuis des générations et des générations. Je croyais qu’il était fou ! J’ai toujours tenu à protéger mes enfants de ces histoires insensées ! De ces chimères…
Isabelle débitait toutes ces confidences à une vitesse ahurissante, comme si elle les avait retenues depuis bien trop longtemps et qu’elle pouvait enfin s’exprimer librement.
— Nous avons failli rompre nos fiançailles à cause de cela ! Je ne le croyais pas, je le prenais pour un illuminé, un fanatique religieux ou je n’sais quoi ! C’était une obsession pour lui. Je lui ai ordonné de cesser de m’en parler sinon il me perdait moi. Il disait qu’il pouvait à tout moment basculer dans l’autre monde s’il avait la chance de posséder le… le gène ou… je n’sais plus… et s’il subissait un choc… Quel choc ? Je n’en ai aucune idée ! Il disait aussi que ça se transmettait génétiquement et que nos enfants pouvaient connaître Zénith…
Elle resta muette un court instant, posa son regard sur sa fille, et ajouta :
— Tu n’as jamais connu ton père, il n’a donc jamais pu te révéler cette histoire dont j’étais la seule à connaître. Et ce n’est certainement pas moi qui t’aie dit le moindre mot au sujet de ces histoires ! Comment connais-tu le nom de Zénith ? Et pourquoi dis-tu que tu as rencontré ton frère là-bas ?
Lily se leva doucement, s’assit à côté d’elle et posa sa main sur la sienne, avant de déclarer :
— Maman, le soir de mon accident en mars dernier, j’ai perdu connaissance lorsque la voiture m’a percutée… Je ne me suis pas réveillée à l’hôpital… mais sur Zénith, sans savoir où j’étais. Je portais l’Anneau sur moi, et je dois être porteuse du fameux gène en question.
Isabelle ouvrit la bouche puis la referma, mais aucun son ne parvint à s’en extirper. Lily serra la main de sa mère un peu plus fort. Quelques larmes sanguinolentes glissèrent sur ses joues. À la vue du sang, Isabelle eut un léger mouvement de recul :
— Lily, tes yeux !
— Ce n’est rien maman. Tu sais, il s’est passé beaucoup de choses là-bas, beaucoup de choses…
Lily se laissa entraîner lentement contre le buste de sa mère.
— Je n’en reviens pas, je n’arrive pas à y croire, c’est impossible… Ça ne peut pas être vrai…
— Je te jure que c’est vrai, lâcha-t-elle entre deux reniflements. Je vais là-bas à chaque fois que je m’endors depuis ce fameux soir, et si je porte l’Anneau sur moi. Il y a vraiment des Elfes et des Ombres comme papa te l’a raconté ! J’ai été recueillie par les Elfes et une grande Guerre se prépare entre les deux clans. J’ai même été chargée de plusieurs missions… notamment celle de retrouver le troisième Trésor.
Lily souffla comme si elle était épuisée.
— Écoute, c’est une trop longue histoire pour être racontée en une seule soirée. Il me faudrait des semaines. En revanche, je te jure qu’Aaron était là-bas, est là-bas en ce moment-même, comme moi ! Il n’a jamais été emprisonné dans son propre corps pendant ces vingt dernières années… Il a plutôt été emprisonné sur Zénith. Comme il est dans le coma ici, il n’a jamais pu trouver le sommeil là-bas et se réveiller à l’hôpital.
Le visage de sa mère trahissait plusieurs expressions contradictoires, ce qui rendait le résultat indescriptible.
— Comment va-t-il ? Est-il heureux ? Est-ce que je lui manque ? demanda-t-elle avec espoir.
Même si cela lui paraissait totalement fou et dénué de sens, Isabelle désirait ardemment y croire. Elle s’accrochait désespérément au moindre espoir. Lily baissa gravement la tête, et se demanda s’il était nécessaire qu’elle sache tout. Cela faisait déjà beaucoup pour ce soir.
— Je l’ai vu seulement deux fois, et pas dans les meilleures conditions, avoua Lily sans en dire trop. Quoi qu’il en soit, pendant un combat, quelqu’un a tenté de le tuer sur Zénith, c’est pourquoi il a perdu beaucoup de sang à l’hôpital sans que personne ne l’ait approché. Les médecins ne trouvent pas d’explication, mais c’est ça l’explication…
— Un combat ? Ce monde est si violent que cela ? Qui a osé faire du mal à mon fils ? QUI ? Que je l’assassine de mes propres mains ! s’emporta-t-elle, folle de rage.
À ce sujet, Lily ne fit aucun commentaire de plus. Si jamais elle savait qu’il s’agissait de sa propre fille… Qu’en penserait-elle ?
— Mais ne t’inquiète pas, son état est stable autant sur Zénith que sur la Terre, apprit Lily. J’ignore où il se réveillera en premier, mais je suis certaine que ça ne va pas tarder.
— Qui d’autre est au courant ? demanda hâtivement Isabelle.
— Personne. Joanna ne sait rien. La seule fois où j’ai essayé, elle m’a prise pour une folle.
Silence.
— Je te propose qu’on aille le voir dès maintenant à l’hôpital Lily, tu es d’accord ?
— Allons-y.
Elles quittèrent aussitôt l’appartement avec entrain, pour un but commun. Elles s’installèrent dans la voiture. Mais avant de démarrer, Isabelle se tourna vers Lily et demanda après quelques instants d’hésitation :
— Tu ne m’as pas dit ce qu’il est arrivé à tes yeux ma chérie, pourquoi pleures-tu du sang ?
— J’ai attrapé une maladie incurable là-bas.
— Une maladie ? Quelle maladie ?
— Écoute, tu veux vraiment que je te l’apprenne maintenant ? Je risque de gâcher sérieusement la soirée…
Elle parut très soucieuse à présent. Lily comprit à cet instant que sa mère ne mettrait pas le contact avant de savoir ce qu’elle avait exactement.
— D’accord, mais promets-moi de ne pas hurler, céda Lily d’un air blasé.
Elle ferma solidement les yeux avant de lâcher :
— Je suis devenue une Ombre sur Zénith.
— Une… une Ombre ? Qu’est-ce que c’est ?
— Comment dire… mes organes ne fonctionnent plus, je dois me nourrir de fer, d’une solution ferreuse en réalité, et seulement de cela. J’ai développé une force, une vitesse inhumaine et bien sûr… je ne peux ni vieillir, ni mourir à moins de brûler dans les flammes ou de me faire couper la tête. Et je ne peux plus avoir d’enfant. C’est un virus ultra-résistant qui est responsable de cela, et il est à priori impossible de guérir.
Isabelle était sous le choc. Elle n’en revenait pas et semblait terrorisée.
— Co… comment est-ce… arrivé ?
— Je me suis fait mordre par une Ombre et son venin m’a infectée et transformée. Je suis désolée…
Le monde venait de s’écrouler devant ses yeux. Après un long moment de silence, elle tourna la clé et démarra enfin. Durant le trajet, Isabelle resta muette et se gara maladroitement. Ses mains tremblaient et son visage trahissait un désarroi que Lily n’avait jamais décelé auparavant.
Elles se dirigèrent vers le hall d’entrée d’un pas précipité. Isabelle salua le personnel et se dirigea vers la chambre de son fils, qu’elle connaissait que trop bien. Les absences répétées de sa mère durant son enfance et adolescence — les soirs, les nuits, parfois même les weekends — avaient du sens à présent. Isabelle avait consacré ce précieux temps à attendre au chevet de son fils au détriment de sa fille. Elle avait délaissée Lily pour Aaron pendant toutes ces années.
La jeune Ombre portait l’Anneau au cou. Plus elle s’approchait de son frère et plus il montait en température jusqu’à brûler sa peau. Lorsqu’elles entrèrent dans sa chambre, Isabelle se précipita à son chevet, recouvrant la main pâle de son fils des siennes.
— Bonjour mon garçon, susurra-t-elle à son oreille comme s’il était encore âgé de cinq ans.
Elle caressa ses boucles brunes avec délicatesse. Lily ne l’avait jamais connue aussi aimante, elle en fut presque jalouse. Aaron portait toujours la Montre sur lui. Le bijoux brillait sous la lumière aveuglante des halogènes.
— J’ai toujours veillé à ce qu’il l’ait sur lui, intima Isabelle. Ton père me rappelait sans cesse que nos enfants devaient absolument posséder l’un des Trésors sur eux. Cela semblait vraiment très important pour lui. Après la mort de ton père, je me suis jurée de respecter son seul souhait. Je comprends à présent pourquoi cela avait tant de valeur à ses yeux… Il voulait que vous connaissiez ce monde qu’il n’avait jamais connu.
Lily s’approcha lentement du lit. Plus elle s’avançait, plus son Trésor brûlait, brillait, flamboyait, comme si la vie émanait de son bijou et de celui de son frère.
— Zénith l’a sans doute sauvé, songea Isabelle. Il a pu avoir une vie là-bas.
Si seulement elle savait quel enfer il avait dû vivre sur Zénith, en étant élevé par un monstre psychopathe qui s’était fait passer pour son père, au fond de cavernes sombres et infestées d’Ombres aussi sanguinaires les uns que les autres. Il aurait été préférable pour lui de mourir.
À cet instant, Lily ne souhaitait pas qu’il se réveille. Sa mère verrait alors chez son propre enfant l’œuvre de Sian Valtori. Ce dernier en avait fait une personne dénuée de sentiment et de morale. Peut-être voudrait-il les tuer s’il se réveillait. Lily acceptait qu’il reprenne conscience oui, mais pas sur la Terre, sinon, Isabelle ne s’en remettrait jamais.
— Veux-tu que je te prépare une tisane à la verveine comme d’habitude ma chérie ? demanda la mère Aurora. Tu peux rester auprès de lui en attendant.
— Euh… non merci maman… Je ne peux pas boire de tisane, murmura-t-elle.
Mais Isabelle était déjà partie.
Lorsque Lily se retrouva seule avec son frère, elle s’avança du lit, pas à pas, comme une proie s’approchant prudemment d’un prédateur endormi. Sa respiration se fit plus irrégulière, et plus forte aussi. Elle crut perdre l’équilibre, elle s’assit alors au bord du lit. La dernière fois, elle n’avait pas osé le toucher. Là, elle osa établir un premier contact physique avec lui.
Mais à l’instant où elle effleura la main de son frère, ce dernier se réveilla en sursaut, inspirant bruyamment comme si l’air emplissait ses poumons pour la première fois de sa vie. Il s’agita dans tous les sens, regarda autour de lui, agrippa automatiquement le poignet de sa sœur, avant de poser ses yeux sur elle.
L’instant d’après, il bondit du lit, n’ayant rien perdu de sa force et de son agilité, et se posta au fond de la chambre.
— Où suis-je ? cracha-t-il à l’adresse de Lily, la menaçant du regard. Où m’as-tu emmené ?
Le cœur de la jeune femme fit un bond. Elle était sous le choc. Le fait qu’il se réveille aussi vite et dans cette chambre était la dernière chose à laquelle elle s’était attendue. Elle ignorait si elle ressentait de la joie, du soulagement ou de la peur. Aaron dardait sur elle ce fameux regard noir : celui d’un faucon, d’un prédateur, d’un tueur. Elle cessa aussitôt de respirer.
— Aaron, souffla-t-elle plus fébrilement qu’elle ne l’aurait voulu. Tu es chez toi… dans ta ville natale…
— Je ne m’appelle pas Aaron ! s’écria-t-il d’un ton féroce et menaçant. Je suis Victor Valtori !
Le fils adoptif de Sian s’approcha de Lily, le visage déformé par la haine. Elle avait oublié à quel point il était grand et imposant. Il avait un corps athlétique et des mains épaisses. Si elle avait été encore humaine, il aurait pu briser sa nuque d’un seul geste. Il s’approcha dangereusement d’elle, réduisant de plus en plus la distance qui les séparait. Il leva la main et l’approcha de son cou frêle. Cette dernière fut totalement hypnotisée, confondue. Elle ne savait plus qui était la personne en face d’elle : Aaron ou Victor ? De toute évidence, il s’agissait du fils Valtori qui semblait toujours aussi déterminé à la faire souffrir.
— Vic… Victor, lâche-moi s’il-te-plaît, hoqueta-t-elle, le souffle coupé. Tu viens de te réveiller pour la première fois sur la Terre, tu n’es plus sur Zénith…
— Voilà ! La verveine est prête ma chér…
Dès lors, le bol que tenait Isabelle dans la main se brisa en mille morceaux au seuil de la chambre. L’eau bouillante qu’elle venait de recevoir sur les pieds ne lui procura aucune douleur.
— Mon… mon garçon, gémit-elle, avant de perdre l’équilibre.

2