12 Juin 2014

Le jour s’est levé, le soleil doit magistralement bien rayonner comme il sait le faire au mois de juin. Mais nous ne pouvons pas profiter de sa lumière généreuse: tous les volets sont clôts, les portes verrouillées à double tour, les fenêtres fermées et les rideaux tirées. Seules quelques rares interstices maladroites sous les portes, dans la cheminée, ou à travers la serrure laissent passer un modeste spectre jaune.

A la lueur d’une faible bougie j’attrape un paquet de gâteaux dans le placard. Deux gâteaux et un verre d’eau, voilà notre petit déjeuner. Etant donné que nos réserves en nourriture ne sont pas illimitées, j’essaye tant bien que mal de nous rationner, même si je dois le reconnaître, je cède trop souvent au glouton qu’est mon frère. Je prends les deux paquets dans la boite en carton, puis la remet à sa place, parmi les nombreuses boites de médocs présentes. Je manque d’attention et bouscule un flacon en verre qui s’écrase et se fragmente sur le sol. Il faut prier pour que les Autres ne nous aient pas entendu. Je porte la lumière sur ce produit et le reconnais immédiatement. Arthur y jette aussi un œil par-dessus mon épaule, et se met à respirer de plus en plus fort au vu du liquide.
“T’en fais pas, je le rassure. Tout ça, c’est fini maintenant.”
Il y a aussi plein d’anti-dépresseurs et de calmants semés un peu partout dans la cuisine. Ceux que prenaient ma mère avant que tout cela n’arrive. Quinze pilules par jour, où quelque chose dans ces eaux là. Faut dire que son travail la stressait beaucoup, sans compter toutes les autres responsabilités qu’elles devaient portées en plus, comme Arthur qui était à son entière charge, puisqu’il était incapable de se débrouiller tout seul, même avec le traitement qu’il recevait quotidiennement. Mais à vrai dire, je sentais que quelque chose d’autre la tracassait, tout autant que mon père d’ailleurs. Tout avait changé depuis que Blacktear était arrivé, que ce soit en bien. Ou en mal. Par exemple, j’avais souvent vu mes parents dans le bureau, effectuant des recherches sur son collier si énigmatique. Mais jamais il ne m’avait parlé de quoi que ce soit à ce sujet. Pourquoi ? Que me cachaient-ils ? Pourquoi se sont-ils enfuis en nous laissant moi et Arthur seuls ? J’ai une mauvaise intuition qui me dit qu’ils n’étaient pas tout à fait surpris le jour où le grand bouleversement a eu lieu. J’espère avoir tort.

Je croque dans mon deuxième biscuit, un peu sec, tout en gravissant les escaliers prudemment dans ce noir permanent, suivi d’Arthur, un peu moins discret, mais tant pis, je préfères ne pas le reprendre de manière à éviter qu’il ne s’énerve et s’emporte. Au premier étage, nous nous dirigeons vers la salle de bain, longeant la chambre bien silencieuse de nos parents disparus. Malgré ce qu’ils nous ont fait, il me manque terriblement. Mais je dois tenir. Et je tiendrai bon.

Nous nous brossons les dents avec le peu de dentifrice qu’il nous reste, et nous nous rinçons la bouche avec de l’eau de bouteille. J’ai eu à choisir entre tenir longtemps mais se risquer aux caries ou raccourcir notre temps de survie ici mais nous préserver de tout problème dentaire. J’ai choisi la seconde option. Parce que Arthur avec une carie, c’est bien la pire chose qui peut m’arriver dans cette fichue maison. Je termine de me rincer la bouche et laisse la place à mon frère.

Nous redescendons au rez-de-chaussée, passons devant un meuble sur lequel le cadre d’une photo de famille heureuse est couché dans la poussière. Nous nous apprêtons à regagner ma chambre quand Arthur émet un petit cri de sursaut:
“Eh ! Jérémy ! Je crois qu’ y a… y a une … là, y a une araignée, me dit-il un peu paniqué.”
Il y a dix jours, je lui aurais répondu oh, ce n’est pas grave, elle ne va pas te manger.
Aujourd’hui, c’est une toute autre affaire.
Je suis son regard et distingue alors au plafond une grosse araignée velue comme je les déteste. Mais celle-ci est pire que toutes les autres. J’ai l’impression qu’elle est ici exclusivement pour nous. A peine découverte, elle détale immédiatement en direction du trou de cheminée, et je comprends immédiatement la gravité de la situation: si cet arachnide parvient à quitter la maison avant que je l’en empêche, il préviendra alors tous les Autres. Le reste de nos jours se comptera alors en heures. Au mieux. J’accoure dans la cuisine, attrape le balai au vol, fuse vers la salle à manger en tâchant de na pas renverser ma bougie. Arthur commence à rougir d’inquiétude et s’agite sur lui-même de plus en plus:
“Eh, Jérémy ! Tu fais quoi ?! M’interroge-t-il sur un ton insistant.”
J’ignore ces plaintes car je dois m’occuper de la menace, en apparence inoffensive, mais en réalité très dangereuse pour notre survie.
Je la distingue à nouveau, sprintant à toute allure vers la grille de la cheminée. Si elle l’atteint, c’est terminé. Il ne lui reste plus qu’un mètre à parcourir. C’est maintenant ou jamais. Je plaque mon balai entre le plafond et la paroi de la cheminée. Non. Pas ça.
Je tire lentement le manche vers moi. Ma bougie se met à s’agiter plus énergiquement et j’ai du mal à discerner quoi que ce soit, pas même Arthur qui n’est pas rassuré du tout dans cette pénombre infatigable. Mais la lumière finit par s’apaiser un peu et j’aperçois avec soulagement le corps aplati de la pauvre araignée. Puis, elle chute parterre de manière lasse. Désolé.
Un incident de plus pour me rappeler que si je tiens à nos vies, il faut que je sois vigilant en permanence. Mais un jour viendra où je ferai un faux pas.
Et ce jour là, il faudra être prêt.

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