Intermède : Balram Elkano

La Lame Vengeresse

Aetius Aterium observait avec un intérêt grandissant le jeune homme qui lui faisait face. Moins de vingt ans estimait-il. Visiblement métissé, la peau mate. Ses yeux dérivèrent, ravis, sur la silhouette mince, mais athlétique. Son visage, bien qu’anguleux, conservait encore quelques traits de l’enfance. Ce garçon possédait les yeux les plus magnétiques qu’il n’ait jamais vu. « Tout à fait charmant. » souffla Aetius du bout des lèvres. Il se saisit du menton de l’adolescent afin de mieux observer son profil. Son secrétaire, Vionas, connaissait parfaitement ses goûts. Aterium ne put s’empêcher de se demander où il avait déniché cette perle. Bien que le jeune homme gardait le visage fermé et le regard dans le vide, cela n’affectait en rien sa beauté si particulière.

« Suis-moi. » ordonna t-il.

Il quitta le somptueux salon où ils se trouvaient pour monter vers les étages. Entendant des pas légers derrière lui, il sut que le garçon avait obéi. Il l’avait reçu dans l’une de ses nombreuses maisons closes de Pèves. Autrefois simple marchand et trafiquant à ses heures, Aetius avait très rapidement compris l’argent que pouvait engendrer le marché de l’humain et du plaisir. À présent, il était spécialisé dans la vente d’esclaves et le proxénétisme. Il faisait parti, grâce à ces lucratives activités, des hommes les plus riches de la mer Naweline. Il ouvrit la porte de l’une des chambres. Elle était simple et un peu à l’écart des autres. Avec satisfaction, Aetius remarqua que le lit était parfaitement fait. Donc, les draps avaient été changé. Il se poussa et, d’un mouvement de tête, fit comprendre au garçon de passer devant. Il profita pour passer les doigts dans les longues mèches noires. Elles glissèrent, lisses et fluides, entre ses doigts. Il sourit en pensant ce qu’il pourrait lui faire et comment user de cette chevelure abondante. Il referma soigneusement la porte derrière lui. Bien qu’ils étaient en soirée, il n’y avait aucun client dans la maison. Pour cause de rénovations, elle était fermée et les prostitués avaient été déplacé dans d’autres bordels en attendant. Il serait tranquille pour profiter de son nouveau jouet.

Le jeune homme était resté planté au milieu de la pièce, évitant soigneusement de regarder le lit ou le propriétaire des lieux. Il était tendu, mais ne paraissait pas sur le point de fuir. Aetius comprit aisément qu’il n’avait pas l’habitude de telles situations. Il saurait le faire changer. Les clients n’aimaient pas les timides. À moins qu’il ne le garde pour lui quelques temps. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas eu un tel coup de cœur pour le physique de l’une de ses possessions.

« Tu es encore vierge ? » demanda t-il abruptement.

Le garçon sursauta. Pour le première fois, il se tourna franchement vers lui. Un tic agita son visage.

« Non. »

Au moins, Aetius pourrait exiger de lui qu’il fasse plus que l’étoile de mer. Il lui tourna autour comme un fauve devant une proie appétissante. Assurément celle-ci l’était.

« Déshabille-toi. »

Les doigts de son jouet se crispèrent sur les boutons de sa chemise. Une simple chemise blanche trop grande pour lui et un pantalon noir. Le gamin ne devait pas avoir d’argent. Peut-être s’était-il vendu de lui-même pour ne pas mourir de faim.

Le jeune homme avait fermé étroitement les paupières. Une seule personne l’avait vu nu. Il n’aimait pas l’idée qu’il en fut autrement et surtout pas pour ce porc.

**

Le Capitaine Richard Buérint commençait à se faire un nom dans le Golfe d’Urian. Son navire, le Tandem, faisait sensation. Le premier bateau pirate à la fois à voile et à vapeur. Sur le quai d’un petit port de Por-Parcal, il jaugeait le jeune homme qui lui faisait face. De son côté, Balram ne se gênait pas pour le dévisager aussi. Grand, blond et élégant, il n’avait rien du pirate lambda ; si ce n’était la largeur de ses épaules. La mise trop raffinée, le visage trop avenant. Pourtant, il était réputé pour être un terrible stratège et de n’avoir raté aucun abordage.

Balram avait besoin d’un bateau pour traverser le golfe. De l’autre côté, les amis d’Osmoise, également trafiquants d’escales, s’y trouvaient. Il avait leurs noms et leurs adresses après tant de recherches. Le Tandem se montrerait rapide et efficace pour ce voyage. Mais n’ayant pas d’argent et l’équipage étant complet, il ne pouvait espérer monnayer son voyage de manière habituelle. C’était également pour cela que son choix s’était arrêté sur Buérint, Dans les ports, les rumeurs allaient bon train et on disait le prometteur capitaine adepte des charmes masculins. Balram ne possédait que lui-même et s’était décidé à séduire Buérint pour monter à bord.

« J’ai besoin de personne de plus à bord, gamin, lâcha Richard. Sans compter que j’ai déjà deux pilotes et qu’ils me coûtent suffisamment cher comme ça.

– Je vous ai jamais demandé d’argent, répliqua fermement, sans agressivité, Balram. Seulement de traverser le golfe en change d’un service. Donnant, donnant. »

Doucement, il se rapprocha du capitaine. Ses yeux fixaient les siens, un léger sourire habitant son visage. Intrigué, Buérint soutint son regard.

« Je suis encore puceau, mais il ne tient qu’à vous de changer ça. Et vous aurez tout le temps du voyage pour me faire tout ce que vous voudrez. »

Richard éclata de rire, s’attirant des coups d’œil étonnés de la part de son équipage qui s’activaient un peu plus loin.

« Ça a un nom ce que tu fais là, mon petit ! précisa le pirate une fois calmé. Tu as à quel âge ?

– Dix-neuf ans.

– Au moins, tu es majeur. Je suis pas un de ces détraqués qui tripotent les gamins. Il n’empêche que tu as treize ans de moins que moi. »

Malgré tout, Balram remarquait clairement que le regard du capitaine sur lui avait changé. Il ne le jaugeait plus comme un possible matelot, mais comme un amant potentiel. L’œil était appréciateur. Au moins, il semblait bien au goût du pirate. Il avait bien compris que son physique se jouait à pile ou face. Il ne faisait pas parti de ces beaux éphèbes au physique lisse sur lesquels on se retournait dans les rues. Il n’entrait pas dans les normes et ses yeux vairons mettaient souvent les gens mal à l’aise. Cela ne semblait pas être le cas aujourd’hui.

« Et qu’est-ce qui me dit que tu en vaux la chandelle ? Car tu me coûteras de l’argent en nourriture et en eau minimum. Ça reste un certain investissement. Il suffit pas d’avoir une jolie gueule pour faire une bonne pute. »

L’appellation fit grimacer et frémir Balram.

« Quoi, gamin ? Tu te sens insulté ? Pourtant, c’est ce que tu me proposes. Je sais pas ce que tu veux faire à Corosis, mais tu dois vraiment avoir besoin d’y aller pour te donner en chaufferette à un pirate. Surtout si tu m’as dit la vérité et que tu es encore vierge.

– J’ai pas menti, soutint Balram qui refusait de baisser les yeux. Et ce pourquoi je vais à Corosis ne regarde que moi. »

Cette phrase fit à nouveau rire Richard.

« Tu as du cran ! apprécia t-il. J’aime ça ! Mais avant de conclure un quelconque marché avec toi, je tiens à vérifier un minimum la marchandise. »

Balram fronça les sourcils, soudain inquiet. Il n’eut pas le temps de protester que le capitaine Buérint s’empara de ses lèvres. De sa langue, il força leur barrage aisément. Bien que sous le choc de la surprise, Balram ne résista pas longtemps. Il le laissa faire. Quand il sentit les mains calleuses du pirate saisir sa taille, il se décida à s’agripper à ses épaules et commença à répondre au baiser. Les doigts glissèrent sur ses fesses qu’ils tâtèrent brièvement. Aussi soudainement qu’elle avait commencé, leur étreinte cessa.

« Tu as un certain… potentiel. » admit Richard, amusé par les rougeurs qui apparaissaient sur les joues du plus jeune.

Le pirate s’éloigna de Balram avec un sourire satisfait. Visiblement, il était ravi de son effet de surprise.

« Tu t’appelles comment ? demanda t-il. 

– Balram Elkano.

– Très bien, Balram. Suis-moi, je vais te montrer où tu vas dormir. »

Ce fut au tour de Balram d’esquisser un sourire de victoire. Il allait pouvoir traverser le golfe. Ils rejoignirent le Tandem. Ce bateau paraissait énorme par rapport à ceux qu’il avait connu à Anabella. Les cheminées fumaient déjà. Il ne put s’empêcher de grimacer devant l’odeur du charbon. Il l’avait toujours trouvée désagréable. Au moins, il ne crachait plus ses poumons comme lors de ses premiers jours à Por-Parcal neuf ans auparavant. Le navire restait modeste, la coque grise sans décoration. On avait privilégié la vitesse et l’efficacité à l’esthétique. Balram se demanda à qui Buérint avait pu le voler. Ils grimpèrent sur le pont. Quelques hommes montaient des caisses à bord. Ils les ignorèrent. Ils semblaient avoir suffisamment l’habitude que Buérint emmène des hommes dans sa cabine pour ne plus y prêter attention. Car Balram ne doutait pas une seconde que ce fut vers là-bas que le capitaine le guidait. Pour ne pas faillir ou penser à la suite, le jeune homme se remémora les visages et les mots de ces enflures qui l’avaient jaugé comme du bétail. Ce que d’Osmoise lui avait fait subir. Ce que Aetius Aterium avait voulu lui faire alors qu’il n’avait que treize ans. Il eut un mouvement de sursaut quand il se rendit compte qu’ils s’étaient arrêtés devant la porte de la cabine sur le pont supérieur. Traditionnellement celle du capitaine. Les sourcils froncés, l’air soudain sérieux, Richard le regardait.

« Tu es sûr de ce que tu veux, Balram ? demanda t-il. Une fois cette porte franchie, tu n’auras plus de retour possible. »

Pourquoi lui posait-il cette question ? Il allait se payer des parties de jambes en l’air gratuites, alors que lui importait l’avis de Balram. C’était lui-même qui avait proposé ce marché, alors pourquoi renoncerait-il maintenant ? Balram serra les mâchoire, redressa la tête comme s’il répondait à un défi.

« Bien sûr ! »

La porte s’ouvrit et ils s’engouffrèrent à l’intérieur. La cabine était un peu plus grande que celle que son père avait quand Balram y était mousse. Après tout, le bateau était plus grand aussi. Les yeux de Balram s’arrêtèrent presque malgré lui sur le lit. Les draps étaient en vrac. Richard ne devait pas avoir l’habitude de le faire. Cependant, les lieux étaient propres. Une fenêtre entrouverte laissait entrer la brise marine. Il entendit la porte se refermer doucement dans son dos.

Comme s’il était seul, Richard enleva son long manteau avec un soupir puis ses bottes. Il se dirigea vers un buffet bas et en sortit une bouteille et deux verres.

« De l’eau de vie ? » proposa t-il en se tournant vers Balram.

Le jeune homme accepta d’un bref hochement de tête. Une forte odeur de pomme émanait de la bouteille. Le liquide ambrée remplit un tiers du verre. Balram le sentait, brûlant, descendre le long de sa gorge jusqu’à son ventre. Il eut une petite quinte de toux créant un petit rire amusé, mais pas moqueur, de la part de Buérint.

Balram sentait une certaine angoisse l’emplir depuis qu’il était entré dans la cabine. L’alcool faisait son office et il parvint à se calmer, bien que la tête était devenue un peu embrouillée. Cependant, il conservait tout à fait ses capacités.

« Moins crispé ? » s’enquit Richard en revenant vers lui.

L’homme vida en une gorgée son verre et l’eau-de-vie sembla n’avoir aucun effet sur lui. Balram se persuada que son gabarit devait l’aider à tenir.

« Je te repose une dernière fois la question…

– Oui, je suis sûr. » le coupa Balram, agacé d’être traité comme un gosse.

Richard eut un léger et bref sourire. Sans geste brusque, il releva le menton de Balram, profita pour mieux le regarder. Son pouce retraça la ligne de sa mâchoire. Il l’embrassa à nouveau. Mais cette fois il était doux, presque tendre. Le baiser demeura aérien, une simple application sur les lèvres. Il s’envola presque aussitôt comme si le contact l’avait brûlé. Le capitaine replaça, toujours avec cette étonnante délicatesse, une mèche de cheveux derrière l’oreille du plus jeune.

« Tu me plais beaucoup, Balram. »

Sa voix avait changé. Elle n’était plus forte et puissante avec cet accent hautain ou railleur comme avant. Non, elle était douce et basse, presque un chuchotement. Inconsciemment, Balram se sentit frissonner. Jamais on ne lui avait parlé ainsi. Les doigts de Richard frôlèrent le col de sa chemise.

« Tu souhaites la retirer toi-même ou tu préfères que je le fasse ? »

Les muscles tendus malgré lui, Balram entreprit de la déboutonner. Le pirate s’écarta légèrement pour lui laisser assez d’ampleur pour bouger à son aise. La chemise glissa le long de ses bras, découvrant son torse nu. Richard fit le tour du jeune homme, ses yeux dévorant chaque parcelle de peau découverte. D’un doigt replié, il caressa la clavicule puis la nuque. Derrière, il s’arrêta et vint se coller à son dos. Tendrement, il lui baisa le creux du cou.

« Si quoi que ce soit ne va pas. Si tu es mal à l’aise, si tu as mal ou… qu’importe ! Dis-le moi et j’arrêterai. »

Le souffle chaud de Richard s’imprégna dans la peau de Balram juste sous son oreille. Le jeune homme se sentait nettement moins tendu soudain. Le capitaine n’avait rien dit sur ses cicatrices. Doucement, il se saisit des bras qui s’enroulaient autour de lui pour mieux accompagner leur mouvement.

**

« Alors, qu’est-ce que tu attends ? » claqua la voix d’Aetius.

Balram sursauta, les doigts toujours sur ses boutons. Agacé et impatient, le proxénète s’avança, bien décidé à le déshabiller lui-même. Il se planta devant le jeune homme et chassa ses mains d’autorité. Mais il n’eut pas le temps d’entrouvrir la chemise qu’une douleur sourde et lancinante lui traversa le ventre. Il se figea, le souffle coupé. Son regard remonta vers le visage de ce qu’il pensait n’être qu’un jouet de plus. La haine et le dégoût habitaient ses yeux et déformaient son visage. Aetius fronça les sourcils. « Je t’ai déjà vu ? » aurait-il voulu dire. Mais seul du sang franchit ses lèvres. Balram retira d’un geste sec le poignard de la bedaine de l’homme. Aterium tituba, recula. Il se laissa tomber sur le bord du lit. Ses vêtements s’imbibaient de rouge rapidement. Le même rouge qui teintait la main droite de Balram.

« Espèce de sale porc ! » siffla Balram.

En deux pas, il revint se placer devant sa victime. Son saï pendait dans sa main, gouttant sur le tapis.

« Ça change la donne, hein ? poursuit-il, la voix tremblante. J’suis plus un gosse ni un esclave. Maintenant, il est temps de payer. » 

À nouveau, Aetius Aterium voulut parler, mais une quinte sanglante l’en empêcha. L’incompréhension marquait ses traits avant de se laisser doucement dominer par la panique.

« Tu te souviens pas de moi, réalisa amèrement Balram. Le petit esclave damrique d’Osmoise. Tu as essayé de me violer, il y a six ans. À cause de toi, j’ai passé un mois entier dans la cave, enchaîné, à bouffer du pain dur et me faire battre. Parce que je m’étais défendu ! »

Le corolique fit mine de se relever pour fuir, mais il s’écroula sur le tapis au pied de son bourreau. Un sec « Pathétique » lui parvint dans le brouillard de la douleur. Il voulut ramper, mais ses bras étaient trop faibles pour le déplacer.

« Tu n’as pas la moindre idée à quel point faire durer ce moment sera jouissif pour moi. Peut-être que c’est la même chose que tu ressens quand tu t’en prends à des gosses qui peuvent pas se défendre. »

D’un coup de pied, il lui brisa le nez. Cette fois, Aetius émit un cri. Sa grosse main tremblante tâta son visage ensanglanté le faisant gémir de douleur. Lentement et avec délectation, Balram s’accroupit à ses côtés. Sa main tenait toujours fermement son poignard. Il l’avait dérobé ainsi que son jumeau à un marchand d’Ushën l’année dernière. Il s’y était attaché et avait appris à les maîtriser. Mais aujourd’hui il ne s’agissait pas de maîtrise, juste de boucherie.

« Je puis t’assurer, Aetius Aterium, que tu ne toucheras plus jamais personne. Baisse ton froc. »

Les yeux du trafiquant d’humains s’écarquillèrent d’effroi. S’attirant un sourire cruel de la part du jeune pirate.

« Tu m’as bien compris. Obéis ou je serai contraint de te persuader. Allez, te fais pas prier. Y a deux minutes, tu en crevais d’envie ! »

Agacé du manque de réaction de sa victime, il lui saisit une main. Avec application, il plaça la pointe de son arme à la jointure entre l’ongle et le pouce.

« Non ! » lâcha Aetius dans un souffle.

Balram fit levier et l’ongle s’arracha presque trop facilement. Le hurlement que les maître des lieux poussa devait résonner dans toute la maison. Mais personne ne vint. Balram se dit que les esclaves sexuels qui vivaient là ne devaient pas beaucoup tenir à leur maître. Ou avaient pris l’habitude de ne plus rien voir ni entendre à force de vivre ici. À moins que les lieux ne soient vides. Il n’avait vu personne depuis qu’il était arrivé. C’était impressionnant de voir à quel point la plus petite des blessures pouvait saigner abondamment aux extrémités. L’hémoglobine habilla les mains d’Aetius et de Balram, imbiba leurs manches avant de s’échouer sur le tapis.

« Arrête ! Pitié ! gémissait Aetius en se tordant sur le sol.

– Alors, obéis. Je veux que tu le fasse toi-même. C’est tellement plus amusant. » précisa d’une voix froide Balram.

Aterium secoua la tête en geignant. Sa main s’agitait dans l’air, projetant encore plus de sang.

« Tant pis ! » commenta légèrement Balram en levant à nouveau son arme.

À nouveau, il arracha un ongle, celui de l’index. Méthodiquement, il le fit plus lentement cette fois. Très vite, il ne vit plus ce qu’il faisait à cause du sang, mais sentait toujours la résistance de l’ongle au bout de la lame. Les hurlements de sa victime l’assourdissaient. La main bougeait trop, il dut l’immobiliser. Enfin, entraînant cris et sanglots, l’ongle sauta. Sans le laisser se remettre de l’expérience, le jeune pirate s’en prit au majeur de la même manière.

« ARRÊTE ! JE T’EN SUPPLIE, ARRÊTE ! PITIE ! Je t’ferai plus d’mal. » sanglota finalement Aetius, la voix cassée et la bouche pleine de sang.

Balram se pencha sur lui. Son visage était noyé de larmes. Il ressemblait à un gros bébé, gras et morveux. Aussi pitoyable que dégoûtant. Jamais il n’avait rien vu d’aussi répugnant. Pourtant, il avait vécu à Anabella.

« Il s’agit de vengeance, pauvre idiot ! siffla t-il avec hargne. Je suis là pour ce que tu m’as fait, pas pour ce que tu me feras. Je ne serais plus jamais une victime ! clama t-il en détachant soigneusement chacun de ses mots. Tu m’entends ? Et je suis là pour mettre un terme à cette période de ma vie où j’ai été faible. Plus personne ne m’enfermera ou m’imposera ses règles ! Plus personne ne me fera de mal ! »

Sur cette dernière phrase, criée plus forte que les autres, il frappa de son poing, de toutes ses forces, Aetius au visage. Il entendit un craquement. La mâchoire avait se déboîter ou alors se briser sous le coup. Il se saisit à nouveau de la main martyrisée. Il ignora les supplications qui lui perçaient les tympans. L’annulaire et le petit doigt subirent le même sort que les autres. De rage, il donna un coup de poignard dans le genou avant de se relever. La haine et la colère déformaient ses traits. Il paraissait plus âgé, presque laid soudain. Des larmes perlaient à ses yeux, ses dents grinçaient. Il devait être autant couvert de sang que sa victime, mais il n’y fit pas attention. Il fit plusieurs aller-retour dans la chambre à pas vifs. Il revint vers Aetius qui tenta de lui échapper.

« Je dois tout faire moi-même ! »

Il déshabilla sa victime de force. Aetius se débattit mollement, trop faible pour vraiment résister. Il hurla quand le froid de la lame trancha son entrejambe. Balram ne saurait pour quoi il avait hurlé le plus ; ses doigts ou sa bite.

« La ferme ! ragea t-il en donnant un coup de pied au corps recroquevillé devant lui. Tu me donnes mal au crâne. »

Il le laissa encore geindre plusieurs minutes en se tortillant. Pendant ce temps, sa respiration haletante s’était calmée. D’un geste las, il essuya son visage. Lui aussi avait pleuré. Il ne saurait dire pourquoi. Il sentait les tremblements qui l’agitaient se calmer enfin. Sa rage retomba brusquement. Il se sentait seulement las et vide. Comme un automate, il s’agenouilla près de sa victime et lui trancha la gorge net. Les cris se perdirent dans un gargouillis guttural et le tapis n’eut plus aucune autre couleur que le rouge foncé.

Balram s’écarta du corps quand celui-ci eut rendu son dernier sursaut. Il s’appuya contre un mur et se laissa glisser lentement au sol. Une fois à terre, il se recroquevilla sur lui-même et laissa les larmes couler. Ses tremblements reprirent de plus belle. Tout se bousculait dans sa tête. Ses souvenirs, ses souffrances, ses peurs. L’enfant terrait en lui criait. Il se revit, comme s’il avait été éjecté de son corps, torturer et tuer Aetius. Il se pencha pour vomir. Presque une demie-heure s’écoula avant qu’il ne parvienne à se calmer. Il se leva doucement, avec précautions. Il évita soigneusement de regarder le cadavre et quitta la chambre. L’esprit embrouillé, il avait l’impression d’avoir la tête sous l’eau. Dans un état second, il traversa l’étage et prit les escaliers. Le sang sur sa main commençait à sécher et il put saisir sans trop de mal la rampe. Il se sentait chancelant. Il voulait s’écrouler, dormir et ne plus se réveiller.

« Oh, Dieux ! »

L’exclamation soudaine ramena brusquement Balram à la réalité. À quelques marches de lui, Vionas Rianopolos, le secrétaire d’Aterium, le fixait avec horreur. L’homme portait encore sa cape d’extérieur. Il devait être à peine rentré. Pourquoi n’es-tu pas arrivé deux minutes plus tard ? regretta Balram.

**

Balram s’était rarement senti aussi bien, aussi serein. Le visage enfoui dans l’oreiller, il profitait de la chaleur du corps qui reposait contre son dos. Les bras forts de Richard entouraient encore sa taille. C’était devenu très vite une habitude. Même lorsqu’ils ne couchaient pas, le capitaine du Tandem s’endormait toujours en le serrant contre lui. Cela n’empêchait pas le jeune homme de bien dormir. Blotti contre son amant, il s’y sentait comme dans un cocon. Au chaud et parfaitement en sécurité. L’esprit tranquille, il dormait parfaitement bien. Mieux qu’il n’avait jamais dormi. En faisant attention à ne pas réveiller son partenaire, Balram se retourna pour lui faire face. Son regard glissa sur les épaules larges et basanées, sur son visage calme aux traits virils. Il eut un sourire en glissant son nez dans son cou. Il en était certain. Jamais il ne serait aussi bien senti dans les bras d’une femme. Dans ceux de Richard, il était protégé et respecté. Plus besoin d’être sans cesse sur ses gardes.

Si au début, Balram avait craint les désirs du pirate et les nuits qu’il passerait avec lui, ses inquiétudes s’étaient rapidement envolées. Jamais Richard ne faisait quoique soit qui puisse lui déplaire. Il lui parlait, demandait l’autorisation, s’arrêtait quand il le sentait se crisper, le rassurer de sa voix chaude et grave. Il le respectait et le considérait comme son égal. Cela Balram ne l’avait connu nulle part ailleurs et avec personne d’autre. Et il adorait cette considération. Le capitaine se montrait doux et passionné au lit. Si devant l’équipage leurs contacts restaient distants, une fois dans l’intimité de la cabine, Richard devenait particulièrement attentionné. À croire qu’ils formaient un véritable couple. Évidemment, Balram n’avait pas échappé aux insultes et moqueries de la part des pirates qui savaient parfaitement pourquoi il avait été pris à bord. Mais le jeune homme avait appris à ignorer leurs murmures.

Lors de leur première fois, Balram s’était contenté de suivre le mouvement et de se soumettre. Mais Richard avait tenu à lui faire une bonne éducation sexuelle. Poussant le jeune homme à plus participer, il se plaisait à lui faire expérimenter de nouveaux plaisirs presque à chaque fois. Il aimait le taquiner et lui laisser parfois les commandes ; « histoire de voir les progrès » comme il disait en riant. Quand il avait décidé de marchander son corps, Balram avait pensé que chaque nuit serait une contrainte. Mais rapidement il devait admettre que cela n’avait jamais été le cas. Une forte complicité s’était installé entre les deux amants. Et si Richard était un bon professeur, Balram se montrait un élève assidu et attentif. Le plus jeune devait l’admettre, il y prenait plus que goût et rien ne lui plaisait plus que de sentir les baisers et les caresses du capitaine sur sa peau.

Le Tandem devenait un navire pirate redouté sur le golfe. À trois reprises durant la traversée, Balram avait pu l’admirer en pleine action. Malgré le désaccord de Richard, le jeune homme avait tenu à se battre aux côtés des pirates. Plusieurs avaient dû admettre que la  »pute du capitaine » se débrouillait très bien. Rapides et efficaces, ses saïs faisaient des dégâts chez l’ennemi. De plus, il se révélait un excellent archer pour les combats à distance. Après en avoir parlé au quartier-maître, Richard avait décidé que son amant aurait droit aussi à une partie du butin à leur arrivée à Corosis. Lors d’une attaque, il avait déniché dans la cabine du capitaine ennemi un superbe manteau de cuir. Il se révéla trop petit pour le pirate blond. Sans hésitation, il l’avait glissé sur les épaules plus étroites de son amant. Ce manteau lui allait parfaitement.

Depuis ce jour, l’odeur du cuir était devenue aussi entêtante et réconfortante pour Balram que celle de Richard. Dès qu’il glissait son nez dans son col, il se rappelait parfaitement la chaleur de son premier amant et de sa tendresse envers lui. Souvenir aussi doux qu’amer qui lui serrait la gorge durant ses nuits froides et solitaires.

**

Les yeux sombres de Rianopolos observaient avec une horreur grandissante le sang qui maculait les vêtements du jeune homme. Tous les deux demeuraient figés à se regarder. Le secrétaire fut le premier à réagir. Avec un bref cri d’effroi, il fit demi-tour. Balram sortit enfin de sa léthargie. Il se mit aussitôt à la poursuite de l’homme. Cet idiot allait certainement prévenir la police. Balram n’aurait jamais le temps de quitter la ville et de fuir. Il ne connaissait pas Pèves et se ferait capturer aisément.

Il rattrapa le secrétaire très vite. Rianopolos n’était pas un rapide. Mais il se débattait comme un beau diable. Les deux hommes tombèrent dans les escaliers et roulèrent enchevêtrés jusqu’au rez-de-chaussée. Balram sentit sa tête cogner le coin d’une marche. Des points piquetèrent son champ de vision brièvement et une douleur lancinante lui donna l’impression que son crâne allait s’ouvrir en deux. Il se secoua pour reprendre ses esprits. En chutant, Vionas s’était apparemment déboîté l’épaule et il tentait de se relever tant bien que mal, ses jambes emmêlées à celle du pirate. Balram profita de l’occasion. En plus, l’homme lui tournait le dos. Il sortit son poignard encore tâché du sang d’Aetius et l’abattit entre les omoplates du secrétaire. Rianopolos eut le souffle coupé et s’écroula. Par précaution, Balram lui donna un second coup au niveau du cœur. Cette fois, la mort avait été rapide et propre à venir.

Chassant un vertige, le pirate se releva et se hâta vers la sortie. Dans la panique, il tourna dans un mauvais couloir et dût faire demi-tour. Il atteignit enfin la porte d’entrée. Personne n’était à ses trousses ni ne s’était manifesté depuis le secrétaire. Peut-être la maison était-elle vide finalement. Il en sortit en manquant de glisser sur le porche en marbre. Dans la rue d’à côté, il récupéra son manteau de cuir qu’il avait caché dans un arbre. Il y tenait trop pour risquer de l’abîmer durant un meurtre. Il reprit aussi son carquois et son arc qui auraient manqué de discrétion chez Aterium. Il sentait du sang chaud couler dans sa nuque. Il avait dû être plus blessé qu’il ne le pensait durant sa chute dans les escaliers.

Les rues de Pèves étaient calmes. Quelques passants croisèrent le chemin de Balram sans lui porter attention. Le pirate avait soigneusement fermé son manteau pour dissimuler sa chemise tâchée de sang ainsi que ses armes. À son grand étonnement, il put quitter la capitale de Corosis très facilement. Aucun incident ne vint troubler sa fuite. Certainement ne découvrirons-nous la mort d’Aetius Aterium, riche homme d’affaires, que le lendemain matin.

Une fois hors des murs de la ville, Balram évita les routes. Il devait rejoindre une crique à une heure d’ici. Il serait à temps pour son rendez-vous. Mais ses vertiges le reprenaient de plus en plus fréquemment. Il manqua plusieurs fois de tomber. Son mal de tête s’aggravait et il lui semblait qu’il saignait toujours. Il n’osa pas toucher l’arrière de son crâne pour vérifier. Il finit par choir à genoux, sa vue brouillée. La terre tanguait sous lui comme un bateau frappé par une tempête. Des points l’aveuglèrent progressivement. Il se sentit basculer en avant quand un voile noire s’abattit sur lui. Pourtant, il devait se hâter.

**

« Tu es toujours décidé à partir ? »

Lentement, Balram se retourna. Richard l’observait, le visage fermé. Tous les deux étaient à la proue du Tandem. Accoudé au bastingage, le jeune homme avait laissé ses pensées dériver en regardant les vagues. Les pilotes avaient annoncé qu’ils arriveraient sur la côte corolique le lendemain. Depuis, Balram songeait à ses projets.

Il devait retrouver les marchands d’esclaves invités par d’Osmoise ce soir-là. Hippolyte Spartocolis, Giuseppe Capitoni et surtout Aetius Aterium. Il avait mis des années à retrouver leurs noms et à savoir où ils vivaient. À part Spartocolis qui habitait Thalopolis, les deux résidaient en Corosis. Richard devait aborder près de Ceazer. Là-bas, il devrait retrouver Capitoni. Ensuite, il descendrait sur Thalopolis au sud pour retourner au nord près de la mer Naweline à Pèves. Il voulait garder ce salopard de Aterium pour la fin.

Il avait un besoin viscérale de cette vengeance. Mais pas seulement. Il voulait effacer toute trace de son passé. Que personne ne sache jamais à quoi il avait été réduit. Pour que l’ombre d’Osmoise ne le suive plus jamais. Il avait besoin d’oublier et qu’aucune trace ne le rattrape. Ça le bouffait de l’intérieur et lui gâchait la moindre vision d’avenir qu’il avait.

« C’est trop important. » souffla douloureusement Balram.

Il sentit le front de Richard s’appuyer sur son épaule ; son souffle dans son cou quand il soupira.

« Très bien. Mais c’est à mon tour de te demander une faveur, Balram. » 

À la fois intrigué et inquiet, Balram se retourna pour lui faire face. Les traits de son amants étaient crispés. Richard le regardait comme hypnotisé. Comme s’il le voyait pour la dernière fois. Demain, Balram partait.

« Je t’écoute, souffla Balram, la poitrine douloureuse.

– Dans un mois, je viendrai accoster dans une crique à l’est de Pèves. Je te donnerai ses coordonnées exactes. Si tu veux revenir et rester avec moi, rejoins-moi là-bas. Je ne resterai qu’une nuit. Le Tandem partira à l’aube. Si tu ne viens pas, je comprendrai. Mais ça m’empêchera pas de te regretter.

– Richard, je…

– Je te demande pas, le coupa le capitaine, de me répondre maintenant. Penses-y, c’est tout.

– Pourquoi ? Notre marché ne comprenait que cette traversée. »

Un spasme douloureux secoua les traits de Richard. Lentement, sa main engloba le visage de Balram. Celui-ci ferma les yeux, profitant de la douceur du geste. Il sentit les lèvres du pirate blond baiser son front.

« Je tiens trop à toi pour te laisser partir sans rien tenter. » avoua le capitaine contre sa peau.

Balram sentit son cœur s’emballer. Sa propre main se saisit de celle de son amant, la serra. Il crut sentir des larmes lui monter aux yeux. Personne ne lui avait jamais dit ce genre de mots. Il se promit d’être au point de rendez-vous et de ne pas prendre de retard. Il voulait encore sentir les bras de Richard autour de lui.

**

Ce fut l’air froid et humide qui réveilla Balram. Sa tête le faisait toujours autant souffrir. Il gémit et se mit difficilement à genoux. Il cligna des yeux, aveuglé par la simple lumière pâle de l’aube. La vue du soleil lui fit comme un électro-choc. Soudain, malgré la douleur et les vertiges, il sauta sur ses pieds. Il courut plus vite qu’il n’eut jamais couru. Il devait être à moins d’une heure de la crique. Il pouvait encore arriver à temps. Richard l’attendrait bien un peu avant de lever l’ancre.

À bout de souffle, les muscles et les poumons brûlants, il atteignit la petit plage de galets cachées entre deux falaises. La crique était vide. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Il fixa l’horizon sans y voir la silhouette familière du Tandem.

« Non. » souffla t-il, la voix brisée.

Il s’élança, fit plusieurs pas dans l’eau. Il guetta à nouveau les alentours. Toujours pas de bateau. Il devait avoir deux ou trois heures de retard.

« Non ! »

La boule dans sa gorge éclata et les larmes envahirent ses joues.

« Richard. » sanglota t-il en tombant à genoux dans l’eau.

Il se balança d’avant en arrière comme un enfant. Il ne parvenait pas à arrêter les larmes de couler. C’était plus fort que lui. Il avait mal. Un manque vital se formait dans son cœur.

« Richard, je t’en supplie, reviens. Je suis désolé. Je suis en retard ! »

Il s’entendit encore crier le nom du capitaine absent.

« Je t’aime. » murmura t-il comme à bout de force.

Pourquoi ne l’avait-il pas compris plus tôt ? Pourquoi ce maudit coup à la tête l’avait-il empêché de retrouver son aimé ?

« J’suis désolé..  »

Cette satanée vengeance, il l’avait eue. Mais il ignorait qu’elle lui coûterait la seule chose de bien qu’il avait eu dans sa vie. Il passa une bonne partie de la matinée à attendre et à pleurer sur la plage désertée. Aucun bateau ne passa.

Il ne reverrait plus jamais Richard. Bien qu’il partit à sa recherche. Il était bien décidé à le retrouver et à se faire pardonner. Prier pour qu’il le reprenne auprès de lui. Mais quelques mois plus tard, il apprit que le capitaine du Tandem avait été capturé par l’Armada et pendu pour ses crimes. Ce jour-là, Balram pleura plus qu’il pleurerait ni n’avait jamais autant pleuré de toute sa vie.

Il ne reste que deux chapitres pour finir l’acte I. Je vous retrouve dans deux semaines pour l’avant-dernier ; le dimanche 27 septembre normalement. Il s’intitulera : Un Message dans la Nuit. Je vous à tous un bon week-end et à bientôt !

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