CHÂTEAU « JILGA MECH », ITALIE, 20 MAI 2062

Gilgamesh se servit un autre verre de vin. C’était ce qu’il faisait généralement quand il était seul dans son bureau. Réfléchir à ses actions passées en regardant les flammes de la cheminée et en profitant d’une boisson de haute qualité. Il était quelqu’un de très important et il en était conscient. Après tout, c’était l’un des cinq grands mages s’étant emparé du monde, il y a cinquante ans. Certains appelaient cet événement la « Troisième Guerre Mondiale », mais ce n’était pas plus qu’une extermination à sens unique. Peu importe ce que les anciennes grandes puissances utilisaient, rien ne pouvais arrêter les généraux de Lynx.
L’Eso-Empire lynxien, c’était ainsi qu’ils se nommaient. Cinq personnes venues d’on ne savait où, se servant d’une technologie –une science– qui était totalement inconnue à l’époque : l’Esotérisme, ou bien encore, la magie. Et en plus d’être ridiculement puissant, ils étaient quasi immortels. Rien ne les blessait. On pouvait couper leurs membres, ceux-ci repoussaient dans des flammes d’une blancheur pure. Il ne fallut que deux ans pour que les grands chefs du monde abandonnent. Enfin, abandonner est un grand mot ; ils avaient plutôt été corrompus par celui qui dirigeait actuellement l’Eso-Empire : le Généralissime Lyael Lynx. Des discours d’abandon officiels, même si cela n’était pas vraiment nécessaire, avaient été prononcés par les anciens leaders. Et après, il les élimina. Depuis lors, l’Eso-Empire lynxien prospérait.
Gilgamesh Lynx était le Général de l’Italie. Cela voulait dire qu’il « régnait » sur ce pays, mais pas directement. Il donnait des directives à la famille Fuoco, qui s’occupait de gérer le pays tel un gouvernement. Ce système était appliqué par quatre autres contrées : le Japon, les Royaume-Unis, le Canada et la Russie. Pour les autres, le dirigeant –souvent un roi ou un seigneur– faisait allégeance à l’une des cinq familles désignées par les Lynx.
Toutes ces choses hantaient les pensées du Général. Même si cela faisait un demi-siècle que ça se déroulait comme ça, il était toujours perturbé par cette politique. Il bût une grande gorgée du liquide rougeâtre qui commençait à se réchauffer. De sa main droite, il chassa quelques mèches argentées qui lui tombaient devant les yeux et croisa son regard qui se reflétait dans son verre. Un œil félin doté d’une pupille rouge sang. Il se redemanda alors pour quelle raison avait-il décidé de devenir un Red Eyes. Un être qui ne pouvait mourir. Un être dont la présence pouvait faire tomber de simples villageois dans un coma, tant il débordait de magie. Un être se distinguant grâce à sa chevelure argentée et ses yeux rouges. Un être qui avait déjà tué un nombre incalculable de fois…
Et Gilgamesh n’aimait pas ça. Il détestait tuer. Ce qui était ironique pour quelqu’un ayant une telle fonction dans cet Eso-Empire. De plus, son nom de code, Gilgamesh, faisait directement référence au Dieu des Enfers, de la culture mésopotamienne. Ce genre d’humour cynique que Lyael avait l’habitude d’utiliser l’énervait au plus haut point. Cependant, il y avait des moments où il devait se résigner et faire son devoir de Général. Et il le faisait particulièrement bien.
Alors qu’il était perdu dans ses pensées, quelqu’un frappa à la porte de son bureau. L’homme à la crinière argentée déposa son verre de vin sur la table basse se trouvant près de la cheminée et se dirigea vers son bureau, en plein centre de la pièce et faisant face à la porte.
-Entrez.
Un homme ouvrit la porte. Vêtu de son uniforme blanc et rouge –les couleurs lynxiennes–, il fit un salut au Général alors qu’il venait à peine de faire un pas dans la pièce. Il était basané et portait des lunettes de soleil, pour une raison qu’il ne voulait pas dévoiler. Il avait des cheveux noirs de jais tirés vers l’arrière. Sur les épaulières de son habit, on pouvait discerner trois barrettes dorée surplombées par deux étoiles rubis.
-Capitaine Boris Arrel au rapport, monsieur !
-Je t’écoute, fit Gilgamesh en posant ses coudes sur le bureau et en croisant les mains.
-Les tensions entre la Mongolie et la Chine s’amplifient, s’exécuta le capitaine. Il semblerait que l’ex-empereur Xian Ki Su fasse ordonner aux civils de faire des raids sur les frontières mongoles sans les accords des hautes instances. À cette allure, nous risquons d’avoir des problèmes avec l’Eastern Ten & Jack.
Gilgamesh soupira. Se quereller avec le Ten & Jack était une très mauvaise idée. En trente ans, ce groupe anti-impérial avait pris une ampleur considérable. Les quatre chefs du Ten & Jack avaient même réussi à conquérir quelques pays. Enfin, conquérir est un grand mot, car le Généralissime n’avait rien fait pour les en empêcher, ce qui a toujours laissé le Général d’Italie perplexe. Depuis lors, les Etats-Unis, Madagascar, la Mongolie et une partie du Groenland faisaient partie du territoire jackien.
Et s’ils avaient pu avoir autant de renommée en si peu de temps, c’était parce que les leaders du groupe rebelle étaient extrêmement puissants. Assez pour rivaliser avec les Généraux lynxiens. Et en plus de ça, ils étaient des Blood Warlock, les quinze premiers mages de l’Histoire. Et les quinze plus puissants, aussi.
-Bien… Et comment as-tu eu ces informations ? Il me semble que tu es assez occupé avec la direction de l’université au Royaume-Unis, demanda-t-il.
-Il se trouve que j’ai reçu une missive de la part d’un général chinois fidèle à l’Empire, monsieur, répondit Boris. Fort bien étrange, je dois l’avouer. Celui-ci pense que l’ex-empereur n’est plus maître de ses actions. De même que les civils, qui exécutent ses ordres sans même hausser les sourcils.
-Et je suppose que le « Souverain du sud » n’apprécie pas les attaques continues sur les frontières de sa colonie, grommela Gilgamesh. Comment se nomme-t-il, déjà ?
-Clubs King Feliks, monsieur.
À ce nom, il devint nostalgique. Feliks… Une personne bien étrange, selon le Général. Il l’avait déjà rencontré une fois, il y a dix ans. Ce n’était encore qu’un gamin, à l’époque, mais Gilgamesh savait qu’il recelait un certain potentiel. Après tout, lorsqu’il se tenait devant le jeune garçon, qui n’avait pas plus de douze ans, ce dernier ne tremblait même pas. Il arrivait à supporter la présence du Red Eyes qui était accroupi à quelques mètres de lui. Et maintenant, qu’était-il ? L’un des cinq membres de l’Etat-Major de l’Eastern Ten & Jack et un mage très puissant. À vingt-trois ans, il avait déjà atteint le grade d’Archimage Epsilon, un rang juste en dessous d’Oméga, le niveau des Blood Warlock.
-À vrai dire, il semblerait que sa femme, Clubs Queen Marya, prépare un rituel de protection qui est censé entourer la Mongolie et l’épargner de ces raids continus, détailla le capitaine Arrel.
-Pas de grande guerre en vue, donc, dit Gilgamesh, soulagé. Mais dites à ce général chinois de me signaler directement et personnellement s’il y a un quelconque problème. Si cela prend une trop grande ampleur, j’irai discuter avec Xian Ki Su.
-Très bien, monsieur.
-Et au Royaume-Unis ? Qu’en est-il de votre université ?
-Les demi-finales des Championnats Ésotérique Interuniversitaire ont eu lieu il y a trois jours, expliqua Boris. Notre école, la Silver Lynx University, s’est qualifiée pour la finale.
Gilgamesh vit son visage devenir sévère. Malheureusement pour le capitaine Arrel, il connaissait les méthodes de la S.L.U. et il ne les appréciait pas. Ce tournoi annuel était une aberration en soi, selon le Général. Mettre en scène des équipes d’étudiants devant s’affronter afin de distraire les « nobles » était encore une idée folle du Généralissime. On pouvait le comparer aux arènes romaines de l’Antiquité. En plus magique et en plus violent.
-Combien ? interrogea d’une voix grave l’homme aux cheveux blancs.
-Je vous demande pardon ?
-Combien de gamins avez-vous tués pour en arriver là ?
Le capitaine Arrel croisa le regard du Général. Il était tétanisé. Même s’il était assez puissant pour pouvoir se tenir auprès de Gilgamesh, l’aura de ce dernier, qui avait désormais enveloppé toute la pièce, était bien plus forte et plus oppressante que d’habitude. Boris venait de mettre son supérieur en colère. L’air devenait difficilement respirable et la température avait légèrement augmenté. Il aurait pu se croire en plein milieu d’une forêt tropicale.
-Je… En fait…
Il ne pouvait pas détacher son regard des yeux perçants du Red Eyes. Son coeur battait si vite qu’il pensait qu’il allait exploser. Même s’il essayait d’expliquer la situation au Général, aucun son concret ne sortait de sa bouche. Il tenta difficilement de reprendre son calme afin de répondre à la question qui lui avait été posée. Il y parvint, par miracle.
-Le président du Conseil d’Administration des Étudiants d’une école américaine, ainsi que la déléguée des troisièmes années d’une université russe, répondit le capitaine d’une voix tremblante. Mais je vous assure qu’ils ne nous ont pas laissé le choix ! Et qu’ils se sont battus très vaillamment. Leur mémoire ont même été honorées !
-Pas eu le choix ? Ce sont des jeux, capitaine Arrel. Des jeux. Il y a toujours moyen de ne pas tuer un adversaire. Faites-le abandonner, c’est aussi simple que ça.
-Mais ils ont…
-Silence ! Je ne veux rien entendre de plus, cria Gilgamesh.
Une vague d’énergie s’était échappée de son corps à ce moment. Cela avait fait reculer Boris de quelques pas. C’est en voyant ça que le Général essaya de se calmer. Inconsciemment, il avait montré une aura meurtrière.
-Bref, se résigna-t-il. Qu’en est-il de la finale ? Quelle équipe allez-vous martyriser ?
Il insista sur le dernier mot. Il savait très bien que, peu importe ce qu’il disait et même si le capitaine Arrel lui était fidèle et obéissant, ce n’était pas nécessairement le cas des trois étudiants de l’équipe lynxienne.
-Contre toute attente, nous allons rencontrer une autre équipe britannique, répondit l’homme à lunettes.
Cette réponse captiva l’attention de Gilgamesh. Il n’y avait qu’une seule autre université participant à ces jeux au Royaume-Unis. Cette école était réputée pour être la plus tolérante de tous, acceptant même les étudiants non-mages. Et elle avait réussi à se hisser jusqu’en finale des Championnats Ésotérique Interuniversitaire ? C’était étrange.
-La Golden Tiger University ? Est-ce une blague ? demanda sévèrement le Général.
-Eh bien… Il se trouve que leur équipe, les Tigres d’or, regroupe deux mages assez particuliers, rétorqua Boris.
-Ah ? Qu’ont-ils de si spécial, ces gamins ? interrogea Gilgamesh, à la fois surpris et intrigué.
-Ils font partie de deux Familles Désignées par l’Eso-Empire, monsieur. Le plus étonnant c’est que, théoriquement, leurs familles ne s’entendent pas très bien… Il s’agit de Wendy Crow d’Angleterre et Kazuto Hebizaki du Japon.
Le Général lynxien écarquilla les yeux. Pour quelle raison deux jeunes de famille impériale se trouvaient dans une école réputée pour ne pas apprécier les Lynx ? Et pourquoi participaient-ils à ces Championnats sachant qu’il était quasi sûr qu’ils allaient affronter des étudiants lynxiens ? Étaient-ils là en tant qu’espion, ou étaient-ils des traîtres ? En tout cas, Gilgamesh n’était pas au courant de cela. De toute façon, ce n’était pas de son ressort et il ne s’en préoccupait pas plus que ça.
-Bien, vous me ferez un rapport détaillé lorsque le tournoi sera terminé. Rien d’autre à me signaler ? Qu’en est-il de ce fameux tueur en série, qui circule au Royaume-Unis ?
-J’ai bien peur de n’avoir aucune nouvelle, monsieur. Alexander Crow, le détective génie, est sur l’affaire mais n’a pas encore trouvé de suspect. Mais, si vous voulez mon avis, ça ne va pas traîner.
-Fort bien. Si vous n’avez rien d’autre à ajouter, vous pouvez disposer et retourne à vos bureaux, à la Silver Lynx University. Je vous prierai d’envoyer ce rapport au Général Vraas.
Le capitaine Arrel acquiesça, s’empressa de faire un salut au Général d’Italie et quitta la pièce. Gilgamesh retourna s’asseoir sur le canapé trônant en face du feu de bois et repris son verre de vin. Après tout ce temps, celui-ci était tempéré. Il le termina d’une traite, se resservi et plongea son regard dans les braises de la cheminée. Il tenta d’oublier l’histoire des Championnats, cela l’énervait grandement. De même que les histoires de meurtres au Royaume-Unis. Normalement, la gestion de ce pays revient au Général Vraas Lynx mais Gilgamesh s’en occupait durant l’absence de ce dernier. De toute façon, une seule chose restait dans son esprit et l’inquiétait après cette réunion avec Boris Arrel : les guérillas entre la Mongolie jackienne et la Chine lynxienne. Si cela empirait, il allait avoir de gros problèmes.

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