« Si tu m’offres des jambes et de l’or à volonté, je t’épouserai. » promit la belle néréide au grand conquérant.

L’homme n’hésita pas longtemps. Il était riche et il avait besoin d’une épouse. Si à la Cour de son roi il pouvait pavaner avec à son bras la plus belle des femmes, son orgueil et son honneur n’en seront qu’aussi flattés que renforcés. La dame de la mer à la longue chevelure d’or attendait, presque nue devant lui, encore à moitié immergée. Ses yeux de la couleur des lagons l’ensorcelaient. Le conquérant décida que toujours il voulait s’éveiller et s’endormir devant ses yeux-là. Mais comment offrir des jambes ? Où trouver des jambes ? Sans elles, elle ne pourrait jamais marcher sur terre, ni le suivre. Sans jambes, pas d’épousailles.

« De l’or à volonté, j’en ai et il sera tien, répondit ardemment le prétendant. Des jambes, je t’en trouverai.

– Alors, je t’attendrai, mon doux amour, susurra à son oreille la créature. Reviens ici même à la prochaine pleine lune avec elles. »

Sûr de lui, l’homme se targua d’y parvenir. Tout le mois, il parcourra le pays d’est en ouest et du nord au sud. Où donc pourrait-il dénicher les jambes de sa belle ? Il demanda conseil à la vieille enchanteresse des montagnes. La mégère lui somma de ne pas rejoindre la néréide à la pleine lune. Outré devant un tel ordre, il quitta son antre en l’insultant. Comment lui, tout homme honorable qu’il était, pourrait jamais parjurer des paroles offertes à sa future ?

Il erra encore au sein du royaume sans plus savoir que faire. Le rendez-vous approchait et lui n’avait encore pu tenir sa promesse. L’idée de perdre la belle dame l’angoissait jusque dans son sommeil. Il ne restait que deux jours à décompter. Pris de désespoir, le conquérant se décida à occire une pauvre mendiante, mais dont les jambes étaient fines et blanches. Il les lui déroba et s’en alla rejoindre sa bien-aimée, chargé de son présent.

À peine la lune levée, elle émergea plus belle encore que le premier jour. L’homme crut qu’il allait en perdre son souffle.

« Comme promis, ma mie, voilà tes jambes, déclara t-il en lui tendant les membres.

– Elles puent la mort et le sang, clama la néréide.

– Que veux-tu dire ?

– Ce ne sont point là mes jambes ! Et te voilà souillé de leur sang ! »

Sans plus ajouter, la créature prit sa véritable forme. Ses crocs se fichèrent dans la chair du grand conquérant devenu meurtrier. Elle l’entraîna vers les profondeurs où jamais il ne trouverait le repos.

Les contes de Sidhàn ont souvent un rapport avec la mer. Et toujours on trouve mention de sorcellerie et de mort. Quand je les regarde avec mes yeux d’adulte, je les trouve cruels et déprimants. Comment ai-je pu autant les aimer gamin ? Peut-être que les enfants sont trop innocents pour déceler le revers sanglant de ces histoires.

Dans le conte du conquérant et de la néréide, j’y vois tous les travers que j’exècre le plus. Le sois-disant amour basé sur l’argent ou le physique. Le fait que tuer un pauvre ne semble pas poser question de moral au riche. C’est peut-être pour ça que j’aime tant la mer et la piraterie. On n’essaie pas de faire passer pour des anges. On assume nos défauts. Vivre au milieu de gens superficiels me donnerait envie de gerber continuellement.

Malgré moi, je m’étonne toujours de la place systématique des sorciers dans les contes. Qu’ils soient conseillers, complices, protecteurs, ennemis ou monstres. Je n’ai jamais connu de mages. Ils ont disparu voilà quelques siècles déjà. Parfois, il existe des rumeurs ou des accusations, mais elles sont sans fondement. Je n’ai jamais compris pourquoi ils ont été exterminé. Certainement, une sombre histoire de pouvoir et d’argent. J’aurais dû mieux écouter mes cours d’histoire. J’aurais peut-être la réponse aujourd’hui.

Journal de bord du Déraisonné
Cap. Mac Logan
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Chapitre IX : Le Blocus de l’Amarante

Bonnie ouvrit un œil. Le soleil semblait levé depuis longtemps. Sa cabine était illuminée. Elle se redressa mollement sur un coude. À côté, Shad dormait toujours. La jeune femme se glissa hors du lit en faisant attention à ne pas le réveiller. Il était toujours de mauvaise humeur le matin et elle ne tenait pas à être celle qui le supporterait. D’une main, elle défroissa sa chemise puis elle enfila ses bottes. Ce fut sur la pointe des pieds qu’elle quitta les lieux. Voilà bien longtemps qu’ils n’avaient pas dormi ensemble. Avant qu’ils n’obtiennent le Léviathan, ils avaient dû partager des chambres d’auberge ou simplement un coin de foin. Bonnie se sentait mieux. Sa crainte de perdre son meilleur ami s’était envolée.

Le navire était calme et vide. Les pirates demeuraient sur terre. La veille, Charon avait fait le tour de ce qui restait en cale. Au vu de l’avidité qui avait éclairé ses yeux, il s’agissait de très bonnes marchandises. Le passeur leur avait promis de les tenir au courant dès qu’il aurait des acheteurs. Il avait bien tenté d’embarquer quelques coffres, mais Victor était parvenu à le persuader de les laisser ici. Ou alors était-ce la silhouette charpentée de Shad à quelques mètres de lui qui avait poussé le trafiquant à accepter la proposition. Le Léviathan avait levé l’ancre le temps de s’éloigner à nouveau des côtes pour ne pas faciliter son accès à des personnes étrangères à l’équipage.

La capitaine se rendit aux fourneaux. Les lieux étaient vides. Spinolli devait être descendu à terre à son tour. Il ne l’avait pas encore fait. Il avait dû aller acheter une partie des provisions et il avait eu du rangement et des réparations à faire d’après de ce que Bonnie avait compris. Elle dénicha un reste de miche de pain et quelques fruits. Ainsi, voilà ce que ses hommes avaient laissé derrière avant de repartir prendre du bon temps. Grignotant son raisin, elle décida de faire le tour du bateau. À peine sur le pont, elle remarqua Cyaxare Nightingal dans le nid-de-pie. Il ne se reposait jamais cet homme-là ? Elle vit que les frères Sergovitch avaient déjà attaqué leurs réparations. Elle se félicita de l’efficacité de ses officiers. Ils n’avaient rien à voir avec leurs prédécesseurs de l’Aventureuse. La plupart n’avaient jamais mis les pieds en mer et Bonnie soupçonnait que sa jeunesse mêlée de leur inexpérience et leur manque d’investissement avaient causé la perte du bateau. Shad et elle n’avaient pas commis deux fois les mêmes erreurs et ils avaient déniché de belles perles non plus sur Anabella, mais dans de grands ports. Son nouvel équipage était composé de marins et de techniciens avant de pirates. Certes, la plupart des matelots demeuraient boucaniers en premier lieu, mais les officiers avaient du talent, du sérieux et de l’autorité. Son père disait toujours que pour survivre en mer un équipage devait être construit comme un bateau : une charpente solide et unie. Le reste n’était que fioriture. L’important était que ça flotte.

Bonnie observa un instant les cordes se balancer au rythme du vent. Ce genre de vue lui rappelait le premier bateau à bord duquel elle avait navigué enfant. C’était un beau trois mâts avec une néréide au visage effacé en figure de proue. Elle se souvenait de l’odeur de son bois. Il ne s’agissait pas du même que pour le Léviathan. L’image des cordages et mâts la faisait retourner dix ans en arrière où elle jouait à la course en se balançant de voile en voile. Ce jeu rendait le capitaine et le maître-voilier fous de rage. Elle se détourna et revint au présent. Elle irait bien faire un tour au village. Elle y prendrait un vrai déjeuner accompagné d’une d’une bière.

La barque tanguait dans le vide tandis qu’elle ne démenait à la faire descendre seule. Nightingal ne semblait pas décidé à quitter son perchoir et Bonnie se refusait à lui demander de l’aide. Elle sursauta quand une ombre parut derrière elle. Se retournant vivement, elle soupira quand elle reconnut Victor.

« Préviens la prochaine fois, fit-elle, blasée. Tu m’éviteras une crise cardiaque. »

Le jeune homme émit un sourire tordu qui disparu aussi vite qu’il fut arrivé. Sans répondre, il monta à son tour sur le canot et alla desserrer les cordes de l’autre côté. Malgré quelques à-coups, ils parvinrent à faire toucher en douceur l’eau à leur embarcation.

« T’étais pas déjà parti au village, toi ? demanda Bonnie alors qu’ils se mettaient en place pour ramer.

– J’ai dormi sur le bateau, lâcha Victor, le ton amer. Je t’ai vue rentrer avec Bersky. Vous avez passé la nuit ensemble ?

– Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

– Bonnie, qu’est-ce que vous avez fait ?

– Mêles-toi de tes affaires et rame au moins dans le bon sens. »

Victor n’avait pas quitté sa capitaine des yeux et, outre quelques coups mous dans l’eau et inverses à ceux de sa camarade, il ne s’était pas activé de son côté. Sous les efforts seuls de Bonnie, la barque hésitait entre le sur-place et tourner en rond. Il serra les mâchoires et s’exécuta en fusillant la jeune femme du regard. Ils étaient arrivés à mi-chemin entre le bateau et la côte quand Bonnie eut assez de ses coups d’œil et de sa mine renfrognée. Elle s’arrêta de ramer et se tourna franchement vers lui.

« C’est quoi ton problème à la fin ?

– Qu’est-ce que tu foutais avec Bersky hier soir ? D’ailleurs, j’ignorais que vous étiez si proches tous les deux.

– T’es en train de me faire quoi au juste ?

– Je veux savoir ce qu’il fabriquait dans ton lit.

– On a pas couché ensemble puisque tu tiens tant à le savoir. Et même si c’était le cas, je vois pas en quoi ça te regarde. »

Victor lâcha un bref rire sec et méprisant. Il balança sa rame au fond de la barque. La pagaie égoutta sur son pantalon, l’imprégnant d’eau. Il l’ignora complètement. Il paraissait surtout chercher à se calmer. Ses doigts martyrisant ses cheveux, il secouait la tête en faisant bien attention à ne pas croiser le regard de Bonnie. Il finit par reprendre la parole avec difficulté. Il semblait pris entre un fou rire nerveux et la rage. La pirate remarqua qu’il serrait les poings pour les empêcher de trembler.

« Ça ne me regarde pas ? répéta t-il. Je ne devrais pas me sentir concerné si tu ramènes des types dans ta cabine ?

– Je t’ai pas vu avec nous hier soir. » cracha Bonnie sur la défensive.

Pourquoi se sentait-elle toujours le besoin d’être agressive quand elle avait besoin de se défendre ? Visiblement, Victor était déjà suffisamment énervé. Elle n’avait vraiment pas besoin d’en rajouter une couche. Elle reprit aussitôt, ne lui laissant pas l’occasion de parler.

« Et puis sérieusement, c’est quoi ce délire ? J’ai pas besoin de te faire un compte-rendu à chaque fois que je parle avec d’autres hommes que toi. Je connais Shad depuis des années. Bien avant toi. Et je ne vois pas en quoi j’ai besoin de me justifier.

– Et si la situation était inversée ? Si c’était moi qui avait passé la nuit avec une autre fille, tu dirais quoi ?

– Rien, répondit sincèrement Bonnie, le sourcil levé de perplexité. D’ailleurs, j’étais persuadée que tu avais passé la nuit au bordel du coin.

– Je n’ai jamais été dans une maison de passe, riposta Victor en pesant soigneusement chacun de ses mots. Et depuis qu’on se connaît, je n’ai jamais touché une autre femme.

– Sans rire ? Tu essaies de me dire quoi au juste ? Que nous sommes sensés rester fidèles l’un à l’autre ?

– Bien sûr ! s’exclama Victor comme s’il s’agissait d’une évidence.

– Quand a t-on dit cela ?

– Jamais, mais c’est normal lorsqu’on est en couple de ne pas batifoler ailleurs. »

Cette fois, ce fut au tour de Bonnie de rire.

« En couple ? Mais d’où est-ce que tu sors un truc pareil ? Ce n’est pas parce qu’on baise une fois tous les trente-six du mois qu’on va se marier !

– Je ne te demande pas de m’épouser, protesta vivement Victor à qui cette idée semblait faire horreur. Je veux juste que tu n’ailles pas voir ailleurs.

– Shad, c’est comme si c’était mon frangin. Je ne coucherai jamais avec lui. Et je ne vois pas pourquoi je devrais te demander l’autorisation pour coucher avec qui je veux.

– Je ne veux pas que tu demandes une autorisation. Je veux juste que tu ne le fasses pas. Rassure-moi depuis qu’on a commencé notre relation, tu ne l’as pas fait ? »

Le silence buté de Bonnie lui donna la réponse qu’il craignait le plus. Il avait un goût aigre dans la bouche. Il ignora superbement Bonnie qui le arguait à reprendre sa rame. Finalement, elle se résolut à le repousser pour empoigner les deux pagaies. La barque reprit la route vers la plage.

Parfois, Victor se disait qu’il aurait peut-être dû rester à Chalice malgré les risques. Quitte à travailler pour Charon. Cela lui arrivait durant ces soirs où il ne parvenait pas à dormir, suspendu dans son hamac dans un coin de la cale. Pour la première fois en pleine journée, il s’y laissa dériver à ces pensées. Il avait décidément fait le mauvais choix en prenant la mer. Au début, ce ne devait être que temporaire. Quelques mois en attendant qu’on l’oublie pour mieux revenir. Puis il avait rencontré Bonnie et il s’était laissé prendre au piège. Jusqu’à aujourd’hui, il ne l’avait pas regretté. Mais visiblement, la jeune pirate ne portait pas la même vision que lui sur leur relation. Avait-elle au moins que quelques brides de sentiments pour lui ? Il commençait à en douter sérieusement. Il se sentait le dindon de la farce soudainement.

Son regard s’égara sur la plage déserte vers laquelle ils se rapprochaient. Qu’aurait été sa vie s’il était resté en Chalice ? Aurait-il pu échapper à ses ennemis ? Aurait-il gardé son influence, ses richesses ? Ou se serait-il retrouver larbin d’un Charon quelconque ? Même la dernière perspective lui semblait meilleure que la vie qu’il vivait maintenant. Les longues heures de traversée, la nourriture fade et peu variée, l’inconfort, le manque de sommeil. Et surtout cette impression qu’il pouvait y laisser sa peau à chaque instant. Il savait que cette sensation grisait bien des hommes. Mais lui ne ressentait qu’une boule d’angoisse et de nerfs envahir son ventre puis sa poitrine peu à peu. Il aimait quand tout était calculé à l’avance, quand il y avait des sorties de secours, quand le risque demeurait minimal. Il avait besoin d’un endroit où se sentir en sécurité, chez lui. Il ne possédait rien de tout ça en tant que pirate. Il n’avait même pas Bonnie en vérité. Il n’était pas fait pour vivre en mer, pour faire partie d’un équipage tel que celui du Léviathan. Il n’avait rien à faire ici. Il voulait récupérer sa vie d’avant. Impossible. Mais il pourrait s’en rapprocher. Il devrait quitter la piraterie. Il était certain que Charon l’accueillerait bras ouverts dans son organisation. Ce vieux renard avait sans cesse besoin de gens, surtout avec un pedigree comme le sien. C’était décidé, cette escale serait la dernière pour lui. Il réglait les dernières transactions en cours et quittait le Léviathan. Ce n’était pas son monde, pas sa vie.

Il observa discrètement Bonnie. Cette dernière ramait en regardant obstinément la mer. Elle boudait. C’était la meilleure ! Victor venait de se découvrir cocu doublé d’un simple jeu pour sa maîtresse et cette dernière se trouvait le toupet de lui faire la tête. Elle se révélait vraiment sans honte, sûre de son droit et toujours beaucoup trop fière et orgueilleuse. Son caractère et son assurance lui avaient plu dès le début. Elle n’était pas ce genre de femmes si parfaites sur qui tous se retournaient sur son passage. Pas assez grande, pas assez pulpeuse, elle ne se mettait pas en valeur. Mais sa force attirait Victor tel un papillon vers la lumière. Ses cheveux ne cascadaient en belles boucles douces, mais ses mèches courtes et flamboyantes offrait un dynamisme à son visage charmant malgré ses expressions rudes. Il se dégageait d’elle une aura qui lui avait fait tourner le dos à tous ses plans d’avenir pour la suivre. Crétin, double idiot ! Comment avait-il pu croire qu’une femme aussi indépendante pouvait l’aimer ? Il devait partir, la quitter et l’oublier.

Le canot s’arrêta soudainement quand sa coque racla le sable. Victor se décida enfin à bouger. Il quitta l’embarcation avec Bonnie et ils la tirèrent ensemble vers la plage. Ils n’échangèrent ni regard ni parole. Quelque chose s’était cassé, semblait terminé. C’était mieux ainsi. Il tourna le dos à sa capitaine alors qu’elle attachait leur embarcation. Il s’apprêtait à aller boire jusqu’à sombrer ivre mort au village quand il aperçut une silhouette familière courir vers eux.

C’était un spectacle étrange de voir Charon se précipiter ainsi. L’homme tenait beaucoup à son image et se plaisait à paraître sans cesse impassible, calme, maîtrisant tout sans effort. Le voir ainsi ne fit qu’inquiéter d’avantage Victor. Les traits du contrebandier semblèrent moins crispés quand il les reconnut. Bonnie l’avait vu à son tour. Instinctivement, elle glissa sa main dans son manteau, ses doigts cherchant la crosse de son pistolet. Charon ignora le geste de méfiance et s’arrêta à moins de trois pas d’eux.

« Vous tombez bien, c’est vous deux que je cherchais, haleta t-il.

– Que tu veux ? lança sans préambule Bonnie. Tu as trouvé des acheteurs pour le reste de la marchandise ?

– Non. » répondit Victor à la place de son ancien collègue.

Jamais il ne se mettrait dans cet état pour si peu. S’il avait déniché quelqu’un pour les fonds de leur cale, il se serait contenté d’envoyer un messager. Il se serait vanté de ses talents bien confortablement assis dans son fauteuil et négocierait un prix serré de son sourire arrogant. Non, là il semblait inquiet. Et ce qui réussissait à désarçonner un maniaque du contrôle tel que Charon devait être d’envergure. Victor sentit son cœur s’emballer. Ils devaient être également touchés par cet événement, sinon il ne se serait pas donné la peine de les prévenir. En personne. Ou alors tous ses hommes étaient occupés par ce qui le tramait tant.

« Raconte. » intimida t-il à Charon.

Il devait savoir. Sans s’en rendre compte, il venait de reprendre le ton qu’il employait quand c’était lui qui menait ses propres affaires en parallèle de celles de Charon. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était plus positionné en tant que chef ou dirigeant. Pourtant, cette voix froide et implacable venait de franchir ses lèvres naturellement. Charon n’y fit pas attention et n’en prit pas ombrage.

« L’Armada, résuma t-il en un mot captant l’attention totale de Bonnie qui demeurait encore sceptique. Ils ont bloqué l’Amarante.

– Comment ça bloqué l’Amarante ? » s’interrogea la capitaine.

Bonnie ne venait pas de Chalice. Pour elle, l’Amarante ne se résumait qu’en un fleuve comme un autre. Un moyen utilisé par le transport fluvial. Mais pour un chalicéen comme Victor ou Charon, il s’agissait de toute une économie qui se retrouvait suspendue. Qu’elle soit légale ou pas. Tous les grands marchés se concentraient autour de l’Amarante, les meilleurs produits voguaient sur elle. Même en passant par des routes détournées, on devait franchir et longer le fleuve. Non seulement, il traversait le continent d’est en ouest, reliait le Golfe d’Urian à l’Océan d’Esther, mais il était le point de départ de tous les autres fleuves et rivières de Chalice. Il arrosait tous les pays que ce soit en eau ou en commerces. En bloquant l’Amarante, l’Armada paralysait tout un continent, mais également plus de la moitié des échanges économiques du golfe. 

« Personne n’a plus le droit de circuler dessus jusqu’à nouvelle heure, développa Charon qui avait récupéré son souffle. Chaque cargaison est fouillée. Toutes les autorisations, les papiers sont soigneusement inspectés. Les communications par lettres et télégraphes sont sous leur contrôle. Ils ont coupé les lignes téléphoniques dans tous les ports commerciaux ainsi que dans les capitales.

– Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi de tels moyens ? s’affola Victor.

– Une chasse aux sorcières, cracha le trafiquant. Ils recherchent tous les réseaux parallèles. Ils veulent démanteler le marché noir une bonne fois pour toute. Ils font des arrestations à tour de bras. Je n’ai jamais vu une telle chose. Même un honnête marchand peut être envoyé aux fers si ses papiers ne sont pas totalement à jour ou qu’il a oublié de déclaré un morceau de pain. C’est une épuration. Je suppose qu’ils feront le tri après coup.
– Et ça signifie quoi pour nous tout ce bazar ? questionna Bonnie.

– Ça veut dire, ma belle, que ta marchandise tu peux te la garder pour un bon bout de temps. Je suis pieds et poings liés tel que tu me vois là. Je ne peux plus communiquer ni avec mes fournisseurs, ni avec mes clients, ni avec une grande partie de mon organisation. J’ai juste eu le temps d’apprendre qu’un de mes entrepôts de Giroudie avait été découvert et mis à sac. Tous mes gars ont été arrêté et les produits saisis par cette bonne chère Armada.

– Elle est venue entière ici ou quoi ?

– Je sais juste que c’est l’Amiral von Wisterheim qui dirige les opérations. C’est la nouvelle coqueluche de la Fédération. Un frère du roi de Hasgarr, je crois. Combien y a t-il d’unités ? Aucune idée. Mais j’en sais suffisamment pour savoir qu’à quelques lieues d’ici, il y a trois navires avec un Commandant à leur bord. Ils sont beaucoup trop près de moi pour que je me sente à l’aise.

– Trop près comment ? s’enquit Victor.

– Juste à la frontière giroudienne. Ils bloquent l’accès de Soul à l’Amarante. S’ils le voulaient, en moins de quatre heures ils seraient sur nous s’ils passent par la mer. Par la terre, cela leur prendrait un peu moins d’une journée.

– Il faut qu’on se tire d’ici ! décida Bonnie vivement.

– Si tu bouges, ma chérie, tu seras aussitôt repérée. Je crains qu’ils soient suffisamment sur les dents pour s’amuser à tirer à vue.

– Parce que toi, tu sais ce qu’il faut faire dans ce genre de situation ?

– Il y a quelques grottes marines suffisamment grandes pour planquer un brigantin dans le coin. Un peu plus au sud. En longeant les côtes de nuit, vous ne devriez pas être repérés. Ensuite, attendre que le blocus soit levé.

– Et pour toi et tes hommes, tu comptes faire quoi ? demanda doucement Victor.

– On fait profil bas, on arrête toute activité et on prie pour que personne ne nous balance. »

La situation devenait catastrophique. Sans le vouloir, ils avaient atterri dans un traquenard infernal, alors qu’ils n’étaient même pas visés. Si l’Armada parvenait à ses fins, il leur deviendrait impossible de vendre la moindre chose à Chalice. Tout le marché noir se concentrerait à Thalopolis et la concurrence serait rude. Les prix seraient bradés et seuls les pirates qui en demandaient le moins pourront vendre. Quant aux prix des marchandises une fois sur le marché, ils exploseraient. Certes, les trafiquants se retrouveraient plus enrichis et importants que jamais. Mais les flibustiers n’en ramasseraient que les miettes des miettes. Ce n’était guère le moment de revenir à Chalice pour Victor Druet.

« Qu’est-ce qui nous prouve que tu dis vrai ? » claqua la voix sèche de Bonnie.

Victor fronça les sourcils. Il comprenait les suspicions de la jeune femme. Charon se plaisait à inventer des taux et autres frais pour gagner plus d’argent et n’hésitait jamais à arnaquer ses fournisseurs. Mais jamais il n’avait monté un tel mensonge – vérifiable si facilement. C’était presque indigne de lui. Un rictus aussi tordu qu’amère fendit le visage pointu du trafiquant.

« Si tu as ta journée de libre et que tu ne crains pas les chevaux, je te montrerai. Pour une fois, je ne mens pas. »

**

Le trafiquant avait sorti trois chevaux d’une écurie près de sa planque. Si Charon et Victor n’eurent aucune difficulté à les monter, Bonnie dut s’y reprendre à plusieurs fois avant de parvenir à s’asseoir correctement sur sa selle et face à la route. La dernière fois qu’elle avait fait de l’équitation, cela remontait à son enfance quand elle avait passé quelques semaines dans la famille de sa mère. Son grand-père avait possédé un des plus grands haras du clan dont il était particulièrement fier. Le vieil homme s’était mis en tête d’apprendre les joies de l’équitation à ses petits-enfants. L’opération s’était révélée un désastre. Mais au moins, Bonnie s’était rappelé les bases. Cependant, par mesure de précaution, Charon s’était saisi des rênes de son animal.

Comme il en avait averti les pirates, il leur fallu parcourir quelques lieues. Les bêtes prirent le galop afin de ne pas perdre trop de temps. Bonnie, peu rassurée, serra les dents en s’accrochant plus fortement à sa selle. L’après-midi était bien entamée quand Charon fit arrêter les chevaux. La capitaine secoua la tête de droite à gauche, cherchant ces fameux navires armés. L’endroit était certes dégagé d’arbres, mais de nombreuses collines les entouraient, les empêchant de voir trop loin.

« J’la vois pas ton Armada, Charon, déclara sèchement Bonnie.

– Peut-être parce qu’il est plus prudent d’arriver à couvert pour ne pas se faire arrêter. » grinça l’interpellé.

Il descendit de sa monture avec souplesse. Victor l’imita. Il ne connaissait pas très bien les lieux, mais il savait qu’une chaîne de collines et autres monts formaient la frontière entre le Soul et la Giroudie. L’air ambiant était humide, alors que la mer se tenait loin d’eux. Il comprenait qu’ils étaient arrivés à destination. L’Amarante devait se trouver derrière un de ces monts. Bonnie refusa l’aide gracieuse de Charon et sauta de son cheval en se laissant glisser le long de son flan. Le contrebandier leur fit signe de rester silencieux et de le suivre. Ils gravirent sans un mot une colline. Près de son sommet, ils s’arrêtèrent. Les sourcils froncés d’agacement, la jeune femme s’apprêtait à protester, mais un regard de Victor la fit taire. D’une pression sur leurs épaules, Charon leur demanda de s’accroupir sur le sol. À quatre pattes, ils franchirent le reste. Un buisson leur permit de se dissimuler. Déjà des sons jusqu’alors étouffés par la colline leur parvenaient. Des cris, un brouhaha de foule. Bonnie écarta le feuillage qui lui bouchait la vue et regarda en contre-bas.

Le fleuve le plus large et le plus long qu’elle n’eut jamais vu se déroula sous ses yeux. Plusieurs centaines de soldats de l’Armada lui sautèrent au regard dans leur uniforme bleu marine. Il devait en avoir trois ou quatre cent à vue d’œil. Elle repéra rapidement les navires de guerre. Une belle et grande frégate bien qu’un ancien modèle dominait deux clippers plus modestes. Le Commandant devait se trouver dans le premier bateau. Ce ne fut qu’ensuite qu’elle vit quelques civils qui se débattaient à grands renforts de cris et de gestes au milieu des militaires.

« Des marchands, l’informa Charon à voix basse. Ils n’ont pas l’air content. »

C’était un euphémisme. Elle pouvait presque saisir certains de leurs mots tant ils hurlaient. Les deux clippers barraient comme ils pouvaient le fleuve. La frégate était amarrée sur la rive. À droite, quatre petits bateaux de commerce avaient été immobilisé, face à ceux de l’armée. Bonnie devina qu’ils venaient de l’est et donc de la mer grâce au soleil.

Un sifflement sourd si grave et puissant qu’il devenait grognement les fit sursauter.

« Les renforts arrivent. » commenta Victor, amer.

Effectivement, deux énormes paquebots à vapeur remontaient le fleuve. À force de manœuvres, ils s’immobilisèrent dans la largeur du fleuve, remplaçant les clippers en office de barrière. À nouveau, un geyser de fumée fut craché, assourdissant les observateurs.

« Ça pue de plus en plus, marmonna le contrebandier qui semblait plus pâle.

– Pourquoi diable viennent-ils donc se foutre spécialement là ? gronda la capitaine, les dents serrées.

– Qu’est-ce que j’en sais ? Après, ils ne manquent pas de logique. Certes, le plus gros du marché clandestin vient du sud ou du nord de l’Amarante. Or cette branche du fleuve permet de remonter vers la principale.

– À moins que tu n’es eu dans l’idée de nous vendre à l’Armada, siffla la jeune femme en se tournant vers Charon.

– Sans vouloir offenser ta précieuse petite personne, Mac Alistair, je suis nettement plus recherché que toi, répliqua t-il, lassé de la méfiance et des accusations de la pirate. Je risque beaucoup plus à me faire prendre. Je pourrais d’ailleurs te renvoyer le soupçon, mais je doute que tu sois assez futée pour formater un tel plan.

– Dans tous les cas, ils ne sont pas là pour une seule personne ou un équipage, coupa Victor avant que le ton ne monte entre ces deux camarades. C’est vraiment une épuration. Toute la Chalice est paralysée pour cette opération et le nombre de soldats dépasse l’entendement.

– Il faut qu’on se planque. S’ils descendent vers Blaisois, on est mort, ajouta Bonnie dans un souffle.

– Je crois qu’on a pas trop le choix. Il faudra suivre l’idée de Charon. Même si je me doute que ça déplaira à certaines personnes, acheva t-il en glissant son regard vers sa capitaine. Et toi, tu feras quoi ? ajouta t-il à son ancien partenaire.

– Je vais récupérer tout ce qui est compromettant dans ma bergerie et cacher le tout. Et moi avec. Je crois qu’une grotte marine me conviendra de même. »

Bonnie soupira, le front au sol. Comment une affaire qui roulait si bien avait-elle pu devenir un tel désastre ? Si l’Armada tombait sur le Léviathan, ils étaient morts. Aucune chance d’y échapper avec de telles cargaisons à leur porte. De plus, elle aurait à tout expliquer à l’équipage. Les jours qui suivraient ne seraient guère facile. Un équipage de pirates frustrés et inquiets enfermés dans une grotte n’avait rien de bon à apporter. Il lui faudrait toute son autorité, celle de Shad et surtout l’appuie sans faille de ses officiers si elle voulait éviter un carnage.

« Combien de temps cela va t-il durer ? gémit-elle.

– Aucune idée, répondit Charon qui semblait aussi découragé et anxieux qu’elle. Quelques jours, plusieurs semaines, je n’en sais rien. Tant qu’ils ne seront pas satisfaits, j’imagine qu’ils poursuivront le blocus. Après, il ne peut être éternel. L’économie serait trop durement atteinte sans cela. Dès aujourd’hui, un bras de fer au sein de la Fédération a dû débuter entre la raison financière et la raison militaire. Pourvu que l’argent l’emporte rapidement et le blocus soit levé. J’espère que vous avez des réserves.

– Spinolli a commencé le plein. Il comptait attendre le dernier moment pour les produits frais. Si cela ne dure pas longtemps, nous tiendrons. » espéra Victor.

Le petit groupe décida qu’il en avait assez vu et rejoignit les chevaux en silence, les épaules lourdes de cette affaire. Le chemin inverse se fit en grande partie de nuit. Quand ils arrivèrent au Léviathan, les pirates étaient soit sortis, soit endormis. Ombre fidèle à son poste, seul Nightingal rôdait sur le pont. Victor sauta sur le pont et descendit aux cales pour vérifier le nombre d’hommes à bord. Il vit deux matelots jouer aux dés à la lumière d’une lampe. Shad s’était endormi, avachi sur sa couche. D’autres silhouettes dormaient également. Mais si peu. Il retourna auprès de Bonnie et l’informa que seul un tiers de l’équipage se trouvait à bord.

« Ils sont soit au bordel soit en train de boire. On se sépare et on les ramène tous ici. Il faut bouger le bateau avant l’aube. Nightingal, ajouta t-elle au seul pirate éveillé du navire, si certains reviennent avant nous, dis-leur de se préparer à manœuvrer et surtout de rester ici. Réveille tout le monde et fais amarrer le bateau près de la cote qu’on puisse tous y monter d’un seul coup. »

Un simple clignement des yeux lui indiqua que le brun avait compris les instructions. D’un seul mouvement, Victor et elle quittèrent le Léviathan. Charon leur avait montré l’une des grottes marines sur le chemin du retour. Bonnie avait soigneusement mémoriser l’endroit. Elle pourrait y retourner facilement. D’un pas rapide, ils prirent la direction du village. Sans s’en rendre compte, ils courraient presque quand les premières maisons se levèrent devant eux. Bonnie poursuivit dans son élan pour en atteindre l’autre extrémité. Victor s’arrêta sur la place pour entrer dans l’auberge. Une dizaine de leurs hommes s’y trouvaient à jouer et boire. Leurs rires envahissaient les lieux. La plupart semblaient bien imbibés. Les manœuvres ne seraient pas simples à exécuter pour tous. Les faire lever et quitter le bar allait coûter déjà beaucoup d’énergie au chalicéen.

Bonnie ouvrit les portes du bordel d’un coup d’épaule. Elle sentit aussitôt les regards étonnés des catins sur elle. La plupart la dévisageait en chuchotant entre elles ou s’en détournait pour s’occuper de leur client. L’une d’elles – plus courageuse ou aventurière – s’approcha de Bonnie en roulant des hanches. La capitaine la repoussa sans douceur. La salle était grande et ronde. Elle ne s’attarda pas sur la décoration feutrée et s’avança vers l’escalier en colimaçon au centre de la pièce. Ce devait être l’entrée des chambres. Elle monta sur la première marche. De là, on devrait l’entendre dans les étage et la pièce d’accueil. Malgré sa petite taille, elle avait de la voix et elle portait. Elle doutait fortement que ses pirates ne l’entendent pas.

« Allez, messieurs, on dit au revoir aux jolies dames ! Réunion de toute urgence au Léviathan ! Et au trot ! »

Elle vit du coin de l’œil quelques têtes connues se redresser dans les canapés de la salle principale. Elle attendit une ou deux minutes. Les hommes qui étaient au rez-de-chaussée se levèrent, penauds. Ils se placèrent devant la porte d’entrée, attendant leurs capitaine et camarades. Elle entendit un peu de mouvements au dessus de sa tête. Une grosse inspiration et elle réitéra son appel.

« Quand je dis urgence, c’est maintenant ! »

Cette fois-ci, on aurait dit qu’un troupeau de bœufs se hâtaient au premier étage. Le lourd lustre en verre qui éclairait l’entrée se balança en tintant. Déjà les premiers pirates dévalaient les marches. Ils rejoignirent leurs compagnons, non sans jeter des regards agacés ou intrigués à leur supérieure. Les hommes arrivèrent au compte goutte plus ou moins de bon cœur. Certains marmonnèrent qu’ils espéraient bien que ce soit vraiment urgent. Ne jamais déranger un pirate en plein coït, cela le rendait de sale humeur. Le dernier à descendre fut Spinolli qui galérait avec sa jambe de bois. Il grogna après ces maudits architectes qui ne pensaient pas assez aux handicapés.

« Mais oui, papy, la railla Bonnie. Allez, on se dépêche. Au fait, George, tu as oublié ton froc. » ajouta t-elle d’un ton léger à un petit homme roux.

Elle frappa des mains, s’attirant l’attention des pirates, mais également de tous dans la salle. Elle ignora les commentaires énervés de certains clients ou outrés des prostituées. Même si quelques unes semblaient amusées par la situation.

« Vous êtes tous là ? Oui ? Tout le monde au bateau ! »

D’un même mouvement, ils sortirent en grommelant. Ça traînait des pieds, mais ils ne faisaient pas de manière pour obéir. Bonnie se plaisait de voir que son autorité ne baissait pas. Ils approchaient de la plage quand elle reconnut la silhouette de Victor aider des hommes titubant à monter sur le pont. Elle grimaça. Ceux-là n’étaient plus bons à rien jusqu’à demain. Heureusement, ne serait-ce qu’avec ceux qu’elle ramenait, il y aurait suffisamment de marins valides pour conduire le brigantin.

Une fois tout ce beau monde à bord, elle se mit en hauteur en montant sur une caisse. Malgré cela, elle n’était pas plus haute que la plupart des hommes. Au moins, ils la voyaient tous. Nightingal avait réveillé ses compagnons pendant leur absence. Il possédait des défauts, mais il savait se montrer efficace et réactif. Une rumeur montait dans les rangs. Six hommes s’étaient affalés dans un coin et ne semblaient pas comprendre ce qui se disait. Entendaient-ils seulement ?

« Que ceux qui ne sont pas là le disent, commença Bonnie s’attirant quelques sourires. Personne ? Tant pis pour eux. »

Shad, les yeux gonflés de sommeil, fit tout de même le tour des hommes. Elle voyait ses lèvres bouger silencieusement tandis qu’il comptait. Visiblement, il n’y avait pas d’absent puisqu’il se mit un peu à l’écart sans rien ajouter.

« Je vais faire simple, reprit la jeune femme. Nous sommes dans la merde. Cinq navires de l’Armada sont postés à quelques heures d’ici. Toutes les routes et communications sont bloquées. Et cette chère armée fouille partout. Charon est coincé et nous, si on se fait remarquer, on est mort. En attendant que ça se tasse et qu’ils s’en aillent, on va se planquer. Il faut qu’on profite de la nuit pour bouger le bateau. J’ai repéré une grotte suffisamment grande pour y mettre le Léviathan. Que tout ceux qui s’en sentent capables se mettent à leur poste. »

Elle descendit de son piédestal. Les hommes parlaient entre eux, agités.

« Pourquoi qu’on quitte pas simplement l’pays ? s’interrogea l’un d’eux soutenu par ses camarades. Pourquoi on doit s’terrer comme des rats ?

– Ils surveillent les côtes et il y a des chances pour que des renforts soient en route vers Chalice. Tout le continent est assiégé et occupé par l’Armada.

– On a pas assez de bouffe pour tenir longtemps, intervint Spinolli. Il faudra faire des courses discrétos si ça dure plus que quelques jours. Quant à traverser le Golfe, faut même y penser.

– Y a les réparations à finaliser si on veut pas voir la coque se percer au moindre intempérie, rajouta Oleg en frottant son visage endormi.

– Sans compter que Charon doit encore vendre les défenses et les textiles, poursuivit Bonnie. Vous avez besoin d ‘autres arguments ou c’est bon ? »

Cette fois, les pirates, bien que toujours grognons, ne protestèrent plus. Shad s’avança et commença à distribuer les ordres. On remonta l’ancre et déploya les voiles. Bonnie monta au pont supérieur et s’empara de la barre. Elle vérifia le cap sur sa boussole et la direction du vent. Elle donna l’angle de la voile, relayée par son second. Elle tourna la barre pour diriger la proue vers le sud. Ils devraient longer les côtes pour ne pas rater la grotte. Doucement, le brigantin tourna sur lui-même et s’avança. Bonnie grimaça. Elle n’aimait pas naviguer de nuit si près des terres. La jeune femme craignait que quelques rochers ne la prennent en traîtres dans l’obscurité. Comprenant son inquiétude, Youri Sergovitch lui proposa de poster des hommes avec des lanternes en avant. Elle refusa. Il fallait éviter les lumières à tout prix. Ils seraient trop aisément repérables des côtes.

Heureusement, le court voyage se passa sans soucis. Ce fut Victor qui vit la grotte le premier. Bonnie braqua la barre et les hommes relevèrent les voiles. Le Léviathan pénétra lentement au sein de son nouvel antre.

L’habitacle était haut et large. Charon les avait informés qu’elle devenait complètement invisible à marée haute. Prise entre deux caps rocheux, elle demeurait cachée des yeux des étrangers. Une fois à l’intérieur, les pirates se permirent d’allumer les lampes à pétrole. La grotte avait été formé dans le calcaire. Des stalagmites blancs décoraient le plafond, gouttant d’eau fraîche. En douceur, la capitaine les contourna et vérifia qu’aucune partie inférieure ou supérieure du bateau ne touche quoique ce soit. Bonnie fut surprise par le froid. Elle s’attendait à l’humidité, mais pas à cette brusque baisse des températures. Celle-ci était largement supportable. Ils ne perdaient que quelques degrés par rapport au dehors. Le silence pesait lourd et le moindre bruit se répercutait indéfiniment. Décidant qu’ils étaient entrés suffisamment profond, elle donna l’ordre de jeter l’ancre. À présent commençait l’épreuve de l’attente. Elle ne serait pas aisée à surmonter pour l’équipage. Elle-même se sentait angoissée dans ce lieu sombre et fermé. Il ne lui restait qu’à prier pour que l’Armada ne les trouve pas et s’en aille vite.

**

Le navire cracha un jet de vapeur dans un vacarme digne des hurlements des ours polaires. Le soldat sursauta. Il n’était pas habitué à ce type de bateau. En vérité, il n’en avait jamais vu avant aujourd’hui. Les deux gigantesques bâtiments bloquaient toute allée et venue sur le fleuve. Déjà plusieurs dizaines de marchands se lamentaient autant auprès des matelots que des officiers. Un nouveau crachat résonna des cheminées du paquebot. Le soldat n’avait jamais rien vu de semblable. Il avait vu les geysers dans les déserts glacés de Birenze ou celui des baleines en pleine mer. Et ils paraissaient bien maigres face à ceux de ces navires. Ces choses lui paraissaient telles des monstres. Gigantesques, plus longues, plus larges que deux galions. Il ne retrouvait pas en eux la finesse et l’élégance des grands bateaux voiliers utilisés dans le reste du Golfe.

Il contourna vivement, la figure dans son col, un groupe de marchands fulminants. Il fallait avouer qu’ils n’avaient pas l’habitude qu’on les contrarie. En dehors des taxes, ils obtenaient toujours gains de cause et on se pliait en quatre pour eux. La Fédération avait été crée pour faciliter leur commerce et l’Armada pour les protéger. De voir leurs propres chiens de garde leur bloquer la route et les empêcher de faire passer leurs marchandises avaient de quoi les déconcerter et les enrager. Le soldat avait toujours détesté les marchands. Il les jugeait faux, opportunistes, charlatans. Il parvint à se frayer un chemin sans trop d’encombres. Il dut chasser fermement quelques commerçants. Il atteignit une frégate usée par le temps, mais parfaitement entretenue et opérationnelle. Il avait suffisamment navigué sur l’Aura Boréale pour savoir qu’il s’agissait de l’un des navires les plus rapides et les sûrs de l’Armada. Grâce à la planche qui la reliait au port, il grimpa lestement sur le pont. Les hommes allaient et venaient dans un ballet incessant. Il y avait beaucoup à faire. Personne n’était jamais inactif longtemps. Il s’arrêta dans un coin le temps de reprendre son souffle, que ses joues perdent de leur rouge et surtout remettre de l’ordre dans son uniforme. Puis il rejoignit le quartier des officiers. Il frappa à une porte et attendit l’autorisation d’entrer. Dès qu’il pénétra dans la cabine, il se figea au garde-à-vous face à l’aura d’autorité qui se dégageait de la silhouette penchée de son supérieur. Ce dernier signa un document et releva les yeux vers le jeune homme. Le soldat ignorait quel âge il avait. Malgré son épaisse chevelure poivre-seul, son visage et son corps conservaient la vigueur de la jeunesse. Si on lui enlevait ces mèches grises et les quelques rides qui froissaient ses traits, il aurait pu aisément passer pour un homme en pleine force de l’âge. Un signe du menton fit comprendre au soldat qu’il pouvait parler.

« Commandant, débuta le militaire en se détendant. Je viens vous signaler que le trafiquant connu sous le nom de Charon a été repéré. Nous savons où est sa planque. Une partie de ses hommes de confiance s’y trouvent également. »

Roman Heldegarde émit un sourire tordu de satisfaction. Ce contrebandier était activement recherché depuis une dizaine d’années. Si lui et ses principaux associés tombaient tous en même temps, son fameux réseau ne s’en relèverait pas. Certes, il y en avait d’autres, mais beaucoup moins importants.

« Parfait, dit-il en posant son menton sur ses mains jointes. Préviens les hommes de se préparer à l’attaque. Que le repère reste sous surveillance. Je veux savoir le moindre de ses déplacements. S’il dort sur place avec ses complices, nous donnerons l’assaut demain à l’aube. Nous les cueillerons dans leur sommeil. Cela évitera qu’ils ne causent des pertes au sein de nos rangs. 

– Oui, Commandant ! »

Le soldat quitta la cabine sur son geste. Heldegarde se renfonça dans son siège. Il se rapprochait de sa proie. En s’emparant de Charon, il devrait lui couper les vivres pour cette fois-ci. Une fois suffisait en mer pour mourir. Cependant, il savait d’expérience que la bête n’était pas aisée à abattre. Il ne ferait que la ralentir. Une partie d’échec se faisait en prenant les pièces quelles soient majeures ou simples pions. Quant au reste, la stratégie achevait l’adversaire. Hors le sien n’avait aucun moyen de se protéger de ses coups suivants.

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