À l’extrémité nord de Roraima, Vince avait le front appuyé contre la vitre fraîche du bureau de la Générale Rasma. Si de loin, le film assurant le trompe-l’œil à l’extérieur du Tepuy était invisible, d’aussi près il distinguait plus le revêtement ponctué d’une multitude de minuscules trous que le paysage.

Il se tourna vers les quatre jeunes gens également présents. Janaya et Jaelyn, ses meilleures amies, qui avaient pris place devant la table en forme d’arc de cercle et Aymeric, son frère, ainsi qu’Emi, une de ses bonnes amies, étaient plus en retrait. La chaise qui lui était destinée était vide et il ne comptait pas s’y installer.

La pièce était à l’image de la gérante de Roraima : martiale et impersonnelle. Normalement, le dirigeant d’une Agence Protectorale était nommé Grand Mage. Néanmoins, Rasma avait toujours refusé cette appellation, lui préférant Générale qui avait le mérite d’être explicite et fidèle au personnage.

— Tu ne crois pas que tu devrais t’asseoir ? lui demanda Janaya.

Il lui adressa un regard morne, avant de se tourner de nouveau vers le paysage.

— Vince, insista la Colombienne.

Le jeune homme ne prit pas la peine de répondre. Il distingua un soupir dans son dos et sans se retourner, devina que c’était celui de son frère : cela lui ressemblait. Avant que Janaya ne puisse revenir à la charge, la porte s’ouvrit et la Générale Rasma fit son entrée. Elle longea le mur sur la droite afin de s’installer derrière le bureau. Vince fit l’effort de se tourner, s’appuyant contre la vitre en croisant les bras sur sa poitrine.

En dépit de l’âge accentuant les veines de ses mains et de son cou tout en amincissant ses doigts, elle conservait une certaine beauté. Même si elle passait beaucoup d’heures dans la pièce à gérer les affaires de l’Agence, sa peau restait tannée par le soleil et contrastait toujours autant avec ses dreads grises. Peut-être parce que malgré ses impératifs, elle ne pouvait être loin du terrain bien longtemps. Vince pouvait comprendre : c’est quelque chose qu’ils avaient en commun bien que leurs raisons soient différentes.

Son regard brun rehaussé de noir, inflexible, se posa sur lui avec autorité. Habituellement, il n’aurait pas fait sa forte tête et il se serait simplement assis après ce rappel à l’ordre silencieux, mais pas aujourd’hui. Contrairement à ses amis, il savait ce qu’ils faisaient là et il n’avait aucune envie de jouer la comédie.

Rasma ne le reprit pas, se contentant de relever le menton, renforçant encore sa haute stature :

— Bonjour et merci de vous être déplacés.

En voyant le visage de Janaya devenir particulièrement sérieux, Vince sourit. La jeune femme était très vive et très impulsive, mais devant la Générale elle montrait une tout autre facette de sa personnalité. Ce n’était pas de la comédie, mais était mû par ses convictions et l’admiration qu’elle portait à celle qui dirigeait l’Agence Protectorale d’une main de fer. Vince se demandait si ses sentiments la concernant resteraient inchangés à la fin de l’entretien.

Aymeric et Emi, bien moins habitués qu’eux à rencontrer la responsable de la colonie, étaient agités de tics nerveux. Son frère tapotait sa jambe du bout des doigts et la jeune femme à la peau sombre enroulait sans en avoir conscience une de ses minuscules tresses sur le bout de ses doigts sans quitter des yeux Rasma. Cette dernière poursuivit sur un ton solennel qui donnait la nausée à Vince :

— J’ai quelque chose de délicat à vous annoncer.

Les poings crispés à s’en faire mal, les bras toujours croisés, Vince préféra détourner le regard en direction de la vitre. À l’extérieur, la saison des pluies battait son plein, les précipitations se succédant vague après vague sans faiblir. Les quelques rayons du soleil qui arrivaient à se frayer un chemin étaient fugaces. Le jeune homme n’était pas mécontent d’être à l’intérieur, profitant de l’air conditionné. Par expérience, il savait que dehors le temps était lourd, moite, faisant suer à grosses gouttes après seulement quelques minutes.

— Ileana Vasilis est en vie, lança sans préambule Rasma.

Inconsciemment, Vince pinça ses lèvres avec contrariété, son visage se fermant encore un peu plus. Alors que la nouvelle devrait être bonne, le ton était austère et aucune des personnes présentes dans la pièce ne s’y trompa. Dans son dos, deux exclamations emplies de désarroi accueillirent l’annonce. Emi et Aymeric, bien moins maîtres de leurs nerfs que Janaya et Jaelyn, ne pouvaient retenir leur détresse. La voix suave d’Emi tremblotait avec hésitation :

— Comment une telle chose est possible ?

— L’agent Gustavo qui a reporté son décès était un agent double au service d’un groupe de briseurs : ses informations étaient erronées. La découverte d’Ileana a révélé ce point et nous avons pris les mesures qui s’imposaient.

Malgré le contrôle de ses intonations, Vince sentait que cela mettait la Générale hors d’elle. La trahison était un sujet sensible et il ne doutait pas que Gustavo avait été puni comme il se devait ou était impitoyablement traqué. À vrai dire, il ne serait pas surpris que l’ancien agent se soit suicidé, craignant de faire face à Rasma. Le jeune homme ressentait une certaine satisfaction à cette idée. Cela n’adoucissait pas sa détresse, mais soulageait un peu son esprit tourmenté. Janaya intervint à son tour, bien plus sûre d’elle qu’Emi :

— On sait s’il y a d’autres traîtres ?

Elle s’était vite ressaisie et elle avait retrouvé son attitude professionnelle. Malgré cela, Vince ne doutait pas qu’elle devait bouillonner à l’intérieur et que sa sœur aurait toutes les peines du monde à la calmer une fois qu’ils seraient sortis du bureau.

— Malheureusement non, asséna Rasma dont la voix tremblait de colère. Le ménage a normalement été fait mais nous devons rester vigilants.

— Où est-elle ? demanda Emi.

La jeune femme n’était pas sensible à la traîtrise et c’était bien naturel. Bien qu’elle travaille pour l’Agence Protectorale, au contraire d’Aymeric, elle ne pouvait saisir tout ce que ce genre d’attitude impliquait pour leur sécurité. Surpris que son frère soit si silencieux, Vince risqua un bref coup d’œil dans la pièce. Son visage avait une teinte grisâtre et il fixait le sol le regard vide. Il n’arrivait pas à digérer la nouvelle et se mettait facilement à sa place. Imaginer Ileana aux mains des briseurs le rendait malade et lorsqu’il l’avait appris, il avait cru devenir fou et s’était fait mal au poing en frappant dans un mur. Le jeune homme ne pouvait pas reprocher à son frère son manque de réaction : ils avaient toujours eu une façon très différente de gérer leur détresse. Rasma répondit avec assurance :

— Ici, depuis un peu plus de deux mois. En tant que survivante des briseurs, elle porte la tenue des fantômes. Il a fallu beaucoup de patience au docteur Thomas mais elle a réussi à faire ses premiers pas en dehors de sa chambre.

— Comment va-t-elle ? demande Aymeric d’une voix d’outre-tombe.

— Peut-être que Monsieur Morel pourra répondre sur ce point ?

Ce n’était pas une question mais un ordre et Vince ne s’y trompait pas. Il était d’ailleurs surpris qu’elle ne fasse pas référence plus tôt à son comportement irrespectueux. Obstinément, il resta silencieux, sentant le regard foudroyant de Rasma dans son dos. Néanmoins elle n’insista pas, lui confirmant que d’une façon ou d’une autre, elle n’avait pas l’esprit tranquille. Connaissant suffisamment son frère pour savoir qu’il ne répondrait pas, Aymeric revint à la charge :

— Comment elle va ?

— Physiquement, la plupart des sévices ne sont plus qu’un mauvais souvenir. Ils avaient conscience de sa puissance, ils en ont pris soin. Enfin autant qu’un briseur le peut et que leurs méthodes le permettent. Psychologiquement par contre, je pense qu’ils n’étaient pas loin d’arriver à leur fin. Pour être exacte, ils y sont parvenus, mais la phobie qu’Ileana a développée face à sa magie lui a permis de ne pas se transformer en pantin. Néanmoins, sa mémoire n’a pas résisté au processus et les rares souvenirs qu’elle conserve se limitent à son quotidien de ces derniers mois. Il ne reste rien de Roraima ou de son enfance.

C’était un rapport classique dans le cas d’enlèvement et de séquestration de mages par les briseurs. Une des premières choses qu’ils faisaient, avant même d’essayer de les faire obéir, était d’effacer leur identité à l’aide de sévices et de drogues. Après plusieurs siècles de pratique, ils étaient devenus des spécialistes en la matière et se révélaient redoutablement efficaces.

Vince se tourna vers ses amis sans adresser un seul regard à Rasma. Janaya était abattue. Jaelyn avait le visage plus pâle que de coutume et cherchait du réconfort en collant son épaule à celle de sa jumelle. Emi était en larme et Aymeric faisait tout son possible pour ne pas l’imiter, enfonçant ses ongles dans sa paume. Rasma le fixa un long moment avant de l’interroger :

— Qui t’a mis au courant Vincent ?

— J’ai deviné.

— Le lien serait donc toujours actif ?

Il lui lança une moue dédaigneuse qui dans d’autres circonstances lui aurait valu de gros ennuis :

— Bien sûr que non ! Le lien est mort et il n’y a aucune chance qu’il se renoue : Elle a changé.

— Garnet ?

Il ne répondit pas et elle l’étudia avec soin en plissant les yeux :

— Thomas ? Peut-être ! Il va avoir des comptes à me rendre !

Un tic nerveux agitant la paupière de la Générale prouva à Vince qu’il avait réussi à rester illisible pour elle. Rares étaient ceux réalisant cet exploit et il n’était pas mécontent d’en faire partie. Encore plus à cet instant : il s’en voudrait si Garnet était sanctionné pour lui avoir parlé. Tapotant du stylo sur la table, Rasma s’intéressa à ses autres invités :

— Je ne vous ai pas fait venir uniquement pour vous annoncer ça.

Vince plissa les yeux avec méfiance, appréhendant la suite de la conversation.

— Nous avons besoin de votre aide pour faciliter la réintégration d’Ileana. Elle rejette complètement son ancienne identité et nous pensons qu’en votre compagnie ce sera plus simple. Par contre, il y a une chose que vous devez bien garder à l’esprit : les chances que ses souvenirs lui reviennent en vous voyant sont proches de zéro. Ne vous faites pas d’illusions, vous vous ferez du mal inutilement.

Aymeric affichait un air buté et Vince comprit qu’il garderait l’espoir quoique la Générale puisse dire pour le mettre en garde. Si cela ne le surprenait pas, il regrettait que son frère aille au-devant d’une douloureuse déception.

— Je n’y participerai pas, annonça-t-il avec détermination. Si Janaya, Jaelyn, Emi et Aymeric y participent, je ne vois pas ce que j’apporterais de plus.

Janaya secoua la tête avec agacement et il se doutait qu’elle lui ferait part de son point de vue une fois l’entrevue terminée.

— Tu ne vois pas ? répliqua Rasma avec scepticisme. Tu te fiches de moi ?

— Pour la magie ? rétorqua-t-il avec emphase. Elle ne veut pas en entendre parler. Et même sans ça, le lien n’existe plus.

Un ricanement échappa à la Générale et il s’en inquiéta tant c’était inhabituel. Elle le reprit, un sourire narquois tirant sur les rides aux coins de ses yeux :

— Permets-moi d’en douter ! Ta réserve en est la preuve et tu ne me convaincras pas du contraire. Même si le lien n’est plus là, tu as peur qu’il se crée une nouvelle fois !

Vince soutint son regard avec assurance. L’hésitation se dessina lentement sur le visage de la Générale qui le fixa avec peine :

— À moins que ce ne soit la culpabilité qui te fasse peur…

Sa remarque était presque douce. Vince détourna les yeux pour se perdre de nouveau dans la contemplation du paysage. L’attention brûlante d’Aymeric dans son dos avait le même effet qu’un tisonnier. Il avait des reproches à lui faire et le jeune homme savait qu’il n’y échapperait pas, bien qu’il prévoie de faire tout ce qui était en son pouvoir pour le fuir dans les jours à venir.

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