Institut Elfique d’Héliogie, Zénith.
Mardi 21 août 2012
17 h.

De retour à la maison, Lily constata l’absence de Kaël. Lixi devait probablement consacrer son après-midi à son amant qui la quitterait le soir même, Aurora avait quant à elle décidé de dédier son temps à son plus fidèle ami. Elle partit alors à sa recherche, déambula dans les rues, croisa des Elfes tous aussi tourmentés les uns que les autres en cette période de crise. Ce fut à la grande place où la majestueuse fontaine scintillait qu’elle rencontra Noah.
— Oh, Lily ! Comment s’est passé ton entretien avec la Reine ?
Elle lui répondit rapidement, veillant à rester polie. La jeune femme désirait se retrouver seule avec Kaël, sa présence à ses côtés lui parut indispensable à cet instant précis, car ses nerfs s’apprêtaient à lâcher. Elle lui demanda où il se trouvait.
— Aux falaises qui surplombent l’océan, à l’est de la capitale. Tu dois emprunter un tunnel qui te permettra de traverser la montagne.
Lily le remercia et suivit ses instructions.
Plus tard, elle parcourut un sentier sinueux à vive allure et fila à travers les arbres, les hautes herbes, désirant fuir la capitale et ses habitants. Bientôt, elle aperçut un rideau de lianes entremêlées qui laissait entrevoir un espace dépourvu de végétation. La forêt s’achevait à une vingtaine de mètres des vertigineuses falaises. Elle s’avança en silence, écarta les branches, et distingua Kaël au loin, assis au bord, le visage tourné vers l’horizon et les cheveux virevoltants. Il avait l’habitude de se retrouver seul à cet endroit isolé, comme à la clairière.
C’était la première fois qu’elle venait ici. Hésitante, elle s’en approcha lentement. En face, orienté à l’est, l’océan semblait ne jamais s’achever. Les eaux étaient calmes, une brise légère effleurait ses joues déjà glacées. Les cheveux blancs nacrés de l’Elfe voletaient souplement sur sa nuque bronzée. La jeune femme s’assit à sa droite, laissant pendre ses jambes dans le vide. Bien qu’il eût senti sa présence depuis plusieurs minutes, Kaël demeurait silencieux, regardait le paysage. Elle l’imita, avant de tourner la tête dans sa direction.
Dès lors, une succession de flashs pétaradèrent dans son esprit, la projetant dans un avenir mystérieux :

« Elle apercevait le même paysage, Lily sentait l’herbe douce et tiède caresser ses cuisses. Elle était assise au bord de cette falaise. Une Aurore flamboyante teintait le ciel et l’océan de couleurs pastels. Une légère brise faisait virevolter ses mèches sanguinolentes. Ses pieds convoitaient le vide. Elle entendait les vagues se fracasser contre les rochers, des centaines de mètres plus bas, à intervalle régulier.

Trou noir.

Son regard dévia de sa trajectoire. À sa gauche, ce n’était pas Kaël qui était calmement assis à ses côtés, mais un homme qui contemplait l’horizon : l’Inconnu.

Trou noir.

Toujours au même endroit, l’individu était maintenant allongé, décontracté. Ses deux bras soutenaient sa tête, une brindille coincée entre les lèvres. Ses cheveux noirs et ébouriffés voilaient une partie de son visage.

Trou noir.

Lily s’entendit parler, elle reconnut sa voix et sentit ses cordes vocales vibrer aux rythmes des sons qu’elle émettait.
— J’aimerais savoir si ce médaillon t’évoquait quelque chose.
À cet instant, elle tendit à l’Inconnu qui se redressait sur ses deux coudes, un bijou argenté qui pendait à une chaîne. Elle lut deux lettres majuscules gravées dessus : “A.V.”.
À l’instant où le sombre regard de l’Inconnu se posa sur le bijou, toute la grâce de son visage disparut. »

— Comment s’est passé l’entretien avec Éléna ? murmura une voix lointaine et familière.
Lily secoua la tête, ouvrit les yeux en grand, et constata qu’elle se trouvait au même endroit que celui de ses précédents flashs. Cela faisait plusieurs mois qu’elle n’avait plus eu de telles visions.
— Lily, ça va ? Tu m’as l’air perdue.
— Euh… oui, oui.
Elle prit sa tête entre les mains, ferma les yeux, réfléchit, tenta en vain de chasser de son esprit le visage horrifié de l’Inconnu, pour retourner dans la réalité.
— Bien. L’entretien s’est bien passé… Kaël. Je viens d’apprendre que je pars dès ce soir avec Marius pour chercher le dernier Trésor.
— Si tôt ? s’écria-t-il d’un air ahuri. Avec Marius ?
Il détacha son regard de l’horizon pour croiser le sien. Il resta muet, les yeux perçants, et fulminait. Son rythme cardiaque s’accélérait à une folle allure, sa mâchoire se contracta, ses mains se crispèrent et une expression de colère et de peur transforma ses traits.
Le voir ainsi la surprit, car Kaël était d’ordinaire quelqu’un de très taquin, d’espiègle et de posé. Généralement, il cachait ses émotions derrière ses airs malicieux. De manière imprévisible, Kaël redevint impassible, les muscles de son visage se détendirent et son regard s’adoucit. Ce fut un autre sentiment qu’il laissait entrevoir maintenant : la détermination.
— Je viens, lâcha-t-il avec une telle assurance que personne n’aurait pu l’en empêcher.
Lily baissa la tête, l’air désolé. Bien sûr qu’elle préfèrerait qu’il l’accompagnât, mais la Reine s’était montrée très claire sur ce point.
— Éléna a précisé que je devais voyager seule avec Marius. Il m’escorte uniquement pour me protéger. Notre route sera extrêmement dangereuse. Tu ne peux pas…
Enfiévré, il bondit et s’éloigna d’elle. Lily se leva vivement à son tour pour lui faire face.
— Tu penses que tu es plus capable que moi de surmonter de telles épreuves ! vociféra-t-il. J’étudie l’Héliogie depuis bien plus longtemps que toi ! Je suis un Elfe ! Je suis aussi puissant qu’un Ombre ! Je refuse de rester là à ne rien faire ! Je veux t’accompagner ! Et je me fiche de ce que dit la Reine !
— Kaël, calme-toi ! Tu réagis comme un enfant !
À présent fou de rage, son rival commençait à lui faire peur. S’opposant à sa volonté de manière à le protéger, elle renchérit :
— Ah, je sais ! Tu crains que Marius me trahisse, c’est ça ? Tu n’as donc toujours pas compris qu’il était avec nous ? Bon sang ! Si tu es jaloux de lui, admets-le ! Si tu ne supportes pas de le voir avec Lixi, aie au moins le cran de lui avouer tes sentiments ! N’as-tu aucun courage ?
Elle s’efforçait de soutenir son regard meurtrier et de ne pas ciller. Puis, cherchant à le briser afin qu’il changeât d’avis, elle ajouta d’un air mauvais :
— Tu n’es qu’un lâche, Kaël. Si tu es incapable de confier quelques mots à une princesse, comment peux-tu prétendre pouvoir m’accompagner pour ce périple ?
Son adversaire parut outré par ses propos, et même choqué. Le cœur de Lily se contracta, des frissons irritèrent sa peau. Elle était venue au départ pour trouver du réconfort auprès de son ami avant de le quitter, et voilà qu’ils se disputaient comme jamais. Elle ravala son chagrin néanmoins, souhaita qu’il se résignât. Il la dévisageait, tentait de la sonder, fronçait les sourcils, et finit par secouer la tête.
Soudain, un flash envahit de nouveau l’esprit de Lily :

« Elle se tenait debout en face de l’Inconnu et gardait toujours le mystérieux médaillon entre les doigts.
— Où l’as-tu trouvé ? demanda-t-il sur un ton calme.
Sa mâchoire était contractée et ses yeux étaient plissés en deux fentes noires.
— OÙ L’AS-TU TROUVÉ ? vociféra-t-il d’une rage qu’il ne pouvait visiblement plus contenir.
De nouveau, Lily s’entendit prononcer quelques mots entrechoqués :
— Je… je…
— PARLE ! exigea-t-il d’une autorité à vous glacer le sang.
— Dans les Marais Hurlants ! lâcha-t-elle aussitôt, terrorisée. »

— Non, dit Kaël. Je devine tes intentions. Sache que tu as perdu, tu ne me feras pas changer d’avis. Je viendrai.
L’ébauche d’un sourire coquin naquit sur ses lèvres. Il s’approcha de sa proie tel un prédateur triomphant, avec désinvolture, jusqu’à se retrouver à quelques centimètres de son visage. Cette dernière soutint son regard, s’efforça de ne pas paraître confondue par la vision qu’elle venait d’apercevoir. Puis, lentement, elle se rappela de la conversation qu’elle entretenait avec Kaël. Elle se souvint qu’elle devait le dissuader de l’accompagner. Il leva doucement sa main vers elle, caressa sa joue glacée, balaya son visage de ses yeux félins, et appuya ses lèvres sur son front. Le cœur de l’Elfe s’emballa fiévreusement, et ses battements précipités tambourinaient dans sa poitrine. Celui d’Aurora demeurait inerte et sans vie.
— Je viendrai, lui murmura-t-il à l’oreille.
La chaleur de son souffle réchauffa sa joue avant de se dissiper. Elle se sentit impuissante et vaincue.
— Je te protègerai. Tu as besoin de moi. Je ne peux pas te laisser seule avec Marius. Je n’ai pas confiance en lui. Tu es bien trop…
Il se tut, hésita un moment et tria ses mots. Soudain, probablement à cause de cette période de crise, il se risqua à lui ouvrir son cœur :
— Précieuse à mes yeux. Ce foutu Anneau que tu portes au cou n’a aucune valeur. Je les déteste tous ! Ils placent les Trésors du Temps au-dessus de toi ! Ils désirent que tu les possèdes afin d’éliminer nos ennemis ! Ils se fichent de ce que tu penses, de ce que tu veux, de ce que tu ressens, de ta sécurité ! Ils te manipulent comme un pion sur un échiquier ! Tu as déjà perdu une grande partie de ta famille, ainsi que ton aspect humain, tu ne mérites pas ça ! Pourquoi Éléna n’est-elle pas allée faire ce sale voyage toute seule, plutôt que d’attendre mille ans qu’une gamine le fasse à sa place ? C’est une femme froide et manipulatrice qui ne pense qu’à son trône ! Pourquoi te mettent-ils en danger ? Je les hais, tu entends ? Je les hais tous ! Ce salaud de Sian Valtori qui a détruit ta vie, sa pourriture de fils qui a abîmé ton visage, ces saletés d’Ombres, Marius, Lixi, Éléna, les Héliogiciens… tous ceux qui décident à ta place, à notre place !
Il prit ses joues entre les mains, et la regarda droit dans les yeux. Elle lut dans ses prunelles une sincère compassion à son égard.
— J’ai souffert comme toi, Lily. Mes parents sont morts alors que j’étais bébé. Je me souviens à peine de ma mère. Certes, Noah m’a adopté, mais il n’a jamais manifesté une quelconque affection paternelle à mon égard. Pour moi, je suis et serai toujours orphelin. Il n’est qu’un tuteur pour moi, un professeur, pas un père ! J’éprouve des sentiments pour Lixi depuis si longtemps. Pourtant consciente de ce que je ressens, elle ne cesse de se jouer de moi. Maintenant, elle se souille avec un Ombre ! Qu’elle le fasse ! Ce ne sont pas mes histoires. Je me suis senti seul toute ma vie, Lily, jusqu’au jour où je t’ai rencontrée dans la forêt.
Trop tard, les larmes qu’elle avait retenues jusqu’à présent la trahirent. Kaël fit fi de ses joues ensanglantées, et poursuivit sa déclaration avec autant de passion :
— Nous sommes pareils, tous les deux. Nous avons connu les mêmes souffrances. Je te considère comme mon double. Tu es une véritable amie, ma plus fidèle.
Ses aveux la confondirent. Fragilisée par les circonstances difficiles, encore troublée par ses visions incessantes, Lily s’abandonna dans ses bras. Il la serra très fort et murmura :
— Je sais que je ne suis pas seul, désormais. Nous appartenons à la même famille.
Aurora releva la tête et déclara :
— Je te considère aussi comme mon ami le plus fidèle…
— C’est pour cela que je t’accompagnerai, conclut-il avec fermeté. Tu ne pourras pas t’y opposer. Je t’escorterai jusqu’au bout de l’aventure, quoi qu’il m’en coûte.
Au fond, elle avait espéré qu’il insistât autant. Elle n’imaginait pas ce voyage sans sa présence, son soutien et son amitié. Vaincue et soulagée, elle céda :
— D’accord. De toute façon, je n’aurais jamais pu t’en empêcher. Tu es tellement têtu.
Un sourire espiègle fendit son visage rayonnant.
— Je connais quelqu’un comme ça, aussi…
Lily l’enlaça avec enthousiasme et manifesta toute sa joie. Ils venaient de se déclarer leurs liens amicaux et fraternels, les plus infaillibles qui fussent. Lui était un Elfe, et elle une Ombre. Ces deux espèces se haïssaient depuis mille ans, pourtant, ils prouvaient qu’elles pouvaient s’unir et former une vraie famille.
Soudain, Kaël sursauta avant de reculer.
— Qu’y a-t-il ?
— Rien du tout, assura-t-il. Ton bijou m’a ébloui…
L’Anneau de l’Avenir. Lily l’avait utilisé une seule fois, et il lui avait permis de ne pas être démasquée dans les rues et d’épargner sa propre vie. Ils se regardèrent dans les yeux d’un air entendu.
— Maintenant ? dit-il, à la fois soucieux et excité.
Elle retira la chaîne de son cou, posa l’Anneau flamboyant au creux de sa main, et l’examina. Le merveilleux bijou devint rapidement chaud. Elle sentait qu’il s’emplissait d’une énergie inconnue.
— Si tu n’es pas prête, abstiens-toi. Sois prudente.
— Je sais, mais ça fait très longtemps que je ne l’ai pas mis. Il m’éclairera peut-être sur le voyage que j’entreprendrai ce soir.
Son complice lui adressa un léger signe de la tête, l’encourageant à utiliser son pouvoir.
— J’ai peur de ce que je vais voir…
Il descendit ses doigts le long de son bras et les enroula autour de son poignet. Elle lui passa ensuite l’Anneau, ferma les yeux pendant qu’il le lui mettait. Dès cet instant, des images d’une clarté saisissante l’envahirent :

« Il faisait nuit. Pas une brise. Rien. On manquait d’air. Le sol était dur et sec. L’odeur d’herbes irritait ses narines. Elle marchait à un rythme régulier. Elle entendait des pas derrière et à côté d’elle. Sitôt, un bruit de dérapage et de roulement de cailloux retentit.
— Aïe ! gémit une jeune femme.
Lily s’arrêta, fit volteface.
— Lixi, ça va ? Tu ne t’es pas fait mal ? dit-elle, visiblement affolée.
En effet, l’Elfe venait de trébucher. Aurora l’aida à se relever, quand soudain, un rugissement assourdissant les surprit toutes les deux. Une gigantesque créature fonçait vers elles. Le monstre bondit sur Lixi et transperça son cœur avec son énorme griffe ! Sous le choc, Lily s’entendit hurler à la mort.

Trou noir.

Changement brutal de décor. Il faisait jour cette fois-ci. L’air paraissait bien plus humide et poisseux. Une brume opaque l’empêchait de voir à plus de cinq mètres devant elle. Lily était tétanisée, les joues ruisselantes de larmes. Seule, elle nageait dans une eau âcre, brûlante et visqueuse : dans un lac de sang ! Elle s’éloignait du bord, inéluctablement. Elle gémit de terreur, haletante, et plongea dans les profondeurs de ces eaux écarlates. »

La Tour Royale, Zénith.
Mardi 21 août 2012
20 h 50.

Comme convenu, Lily se rendait à la Tour Royale. Elle avait passé la fin de l’après-midi aux côtés de Kaël, hantée par ses visions, au bord des falaises. Elles avaient révélé d’une part que Lixi mourrait dans un avenir proche ou lointain, et d’autre part que Lily nagerait dans un lac de sang. Comment pourrait-elle se retrouver dans un tel endroit ? Éléna lui avait détaillé le voyage qu’elle entreprendrait avec Marius. À aucun moment elle n’avait mentionné un lieu comme celui-ci. Elle en déduisit que cela se produirait après son périple. Néanmoins, elle ignorait le moment où Lixi devrait succomber — elle empêcherait que ce terrible drame se réalisât.
Tourmentée, elle eut un pincement au cœur et de l’adrénaline fut vivement projetée dans ses artères, secouant chaque partie de son corps. Quand la Mort prendrait-elle la princesse ? Où ? Dans quelles circonstances ? Ces visions du futur ne lui donnaient aucune réponse à ces questions.

Sur le chemin en direction de la Tour Royale, Lily profitait du paysage avec nostalgie, songeant au fait que, peut-être, c’était la dernière fois qu’elle assistait à un tel spectacle. Le soleil se cachait progressivement derrière les Pics du Crépuscule, rendant le ciel richement nuancé de couleurs vives.
Enfin arrivée, Noah, Marius, la Reine et les autres membres de la Guilde l’attendaient dans la salle de réunion où flottait l’Ambre, encore rayonnante à cette heure. Lily leur adressa un faible mouvement de la tête en guise de salutations, alors qu’ils la dévisageaient, l’air anxieux. Ils savaient qu’elle partait maintenant chercher le Sablier avec Marius. Ils espéraient ce moment depuis près de mille ans. La Reine sourit et lui fit signe de s’assoir.
— Es-tu prête, Lily ? demanda gravement Noah.
La jeune femme acquiesça, sans dire un mot. Son ventre et sa gorge étaient noués, ce qui l’empêchait de parler. L’instant d’après, Lixi ouvrit brusquement les portes avec suffisance et interrompit la réunion. Portant un sac de voyage sur le dos, Lily comprit aussitôt ses intentions.
— Je viens, affirma-t-elle en s’asseyant à une place vide.
Un silence de mort plomba les lieux. Jusque-là décontracté, Marius se raidit à la vue de sa protégée, il paraissait plus livide encore que d’ordinaire. Lixi évitait soigneusement le regard perçant de l’Ombre.
— Il est hors de question que je laisse ma fille entreprendre un tel voy…
— Oh ! Ma chère mère, écoutez-moi, la coupa-t-elle d’une voix mielleuse. Vous vous plaignez depuis ma plus jeune enfance de mon comportement indigne pour une future Reine. Je n’ai jamais assisté à la moindre réunion, et je ne me suis jamais intéressée à la politique. En temps de guerre, je suis venue montrer que je suis capable de faire preuve de courage. En accompagnant Lily Aurora dans ce périlleux voyage, je fais honneur à toute la communauté des Elfes, à vous, à ma sœur décédée, à mon défunt père et à moi-même. J’y ai longuement réfléchi, vous savez ? Lily est mon amie, c’est mon devoir de la soutenir. Je suis libre de mes choix, personne ne pourra m’arrêter.
Noah fixait la puissante Reine, redoutant fébrilement sa réaction. Éléna demeurait impassible malgré l’affolement qui pouvait se lire dans ses prunelles. Elle médita, tandis que l’Ombre silencieux dévorait sa bien-aimée des yeux.
— Si je peux me le permettre, ma Reine, nous avons été clairs sur ce point : je suis le seul à accompagner Lily dans sa quête. Votre fille nous ralentirait. Même si je ne remets pas en cause sa détermination sans faille, ce voyage sera surtout éprouvant pour le mental. De surcroît, elle est destinée à vous succéder. Elle est bien trop précieuse pour s’exposer à de tels dangers.
Furieuse contre son amant, la redoutable Elfe bondit vers la Reine :
— Ne l’écoutez pas, mère, exigea-t-elle d’un ton cassant. Ne m’empêchez pas de faire mes preuves. Je suis parfaitement apte à les accompagner. Vous avez toujours eu le souhait que j’agisse… L’occasion me paraît plus qu’opportune !
Éléna réfléchit longuement, en silence, sous le regard indigné de Marius, et finit par déclarer :
— J’ai déjà perdu une enfant, je ne supporterais pas de…
— Arrêtez ! s’écria Lixi, les joues empourprées de colère. Mettez-vous à ma place, et cessez d’être si égoïste ! Souciez-vous plutôt de ce que je ressens ! J’accepterais encore moins de savoir Lily en train de vivre de telles épreuves, pendant que je croise les bras, assistant à des réunions inutiles ! Je veux agir !
La Reine semblait outrée une fois de plus par le comportement de sa fille unique. Indignée, elle concéda :
— Tu es grande, je ne te retiens plus. Mais tu devras assumer chacun de tes actes.
Silence.
— En revanche, poursuivit-elle d’un regard menaçant, si j’apprends que Lily échoue à cause de tes actions irresponsables…
Un vent glacial balaya la salle. Marius apparut raide comme un piquet, furieux, Noah semblait désolé. Comme d’habitude, Lixi obtenait ce qu’elle désirait. Cette fois-ci, cet acte de bravoure pourrait lui coûter la vie.
— Puis-je te parler deux minutes ? dit Lily à voix basse à l’intention de la princesse.
Encore fébrile, Lixi se résignait à la suivre vers l’extérieur, leur isolement n’était que formel, car elles savaient toutes les deux que les Héliogiciens, les Elfes et l’Ombre entendraient chacune de leurs paroles.
— Qu’y a-t-il ?
Aurora scrutait le visage de la princesse. Ses yeux d’un bleu si pâle et si doux contrastaient avec son regard dur et déterminé.
— Ton soutien me touche, Lixi. Je t’avoue que faire seule ce voyage avec Marius m’embarrassait. En revanche, j’ai eu une vision, tout à l’heure, lorsque j’ai mis l’Anneau.
— Vraiment ?
Le changement brutal de son expression la fit presque sursauter.
— Ce que j’ai vu est atroce…
Silence.
— Je meurs, c’est bien cela ? Au court de ce fameux périple ? devina-t-elle avec perspicacité.
— Au départ, je pensais que cela se déroulerait après mon voyage étant donné que tu n’étais pas censée m’accompagner. Maintenant que tu insistes pour venir, ça change tout. Peut-être que ce drame se produira au cours de ce voyage…
— Qu’as-tu aperçu exactement ?
Lily lui relata ses visions du futur dans les moindres détails. Lixi semblait sceptique, mais pas le moins du monde effrayée.
— Je ne vois pas où est le problème, conclut-elle d’un ton désinvolte. Tu connais l’avenir. Tu es capable de prévoir cet incident et ainsi me sauver. Crois-tu franchement que cela me retiendra ?
— Non, malheureusement. J’ignore le moment exact de ce drame.
Un large sourire fendit son visage félin. Elle posa sa main brûlante sur l’épaule de Lily et susurra à son oreille :
— Je te fais confiance.
Pourquoi les destins de tant de personnes dépendaient-ils de ses choix et de ses actions ?
— Je crois qu’ils nous attendent, remarqua Lixi avec enthousiasme. Allons-y.
Sautillant comme une fillette inconsciente du danger qui la guettait, l’Elfe pénétra dans la salle de réunion. Aurora la suivit, toute tremblante, cette fois-ci, c’était pour une autre raison. Lily s’avança vers la longue table, resta debout, interdite. Elle demeura muette un moment et les observa un à un, leur faisant comprendre qu’elle s’apprêtait à leur annoncer quelque chose.
— Qu’y a-t-il, Lily ? demanda la Reine, un sourire doucereux accroché aux lèvres. As-tu l’intention de nous faire un petit discours avant ton départ ?
— En quelque sorte.
Les Héliogiciens se redressèrent un à un sur leur chaise et pointèrent leurs yeux sur elle. Certains manifestaient de la curiosité, d’autres de la gravité ou de la méfiance.
— Je voudrais…
Elle s’interrompit, s’éclaircit la gorge et eut la sensation de se jeter dans la gueule du loup.
— Je vous ai caché quelque chose à mon sujet depuis que je suis arrivée à Aurora, cinq mois plus tôt…
La Reine croisa les bras et fronça les sourcils. À cette vue, Lily voulut tout interrompre, se raviser et partir en courant avec Marius vers les Marais Hurlants. Risquer sa vie dans un désert ou des marécages était préférable aux représailles de l’Elfe. Son visage habituellement beau et harmonieux semblait maintenant fermé, sombre et autoritaire. Se doutait-elle de son secret ?
— Depuis mon arrivée sur Zénith, commença-t-elle avec hésitation. Je… je…
Silence.
— Je suis une Ombre.
Un vent glacial balaya la salle tandis que le Crépuscule s’achevait. Une nuit plus noire que jamais envahissait les lieux. L’éclat de l’Ambre disparut avec les derniers rayons du soleil et sa douce chaleur se dissipa. Lily se retrouvait seule, assise au bout de la table, et tous les yeux étaient pointés sur elle comme des carabines. Ne sachant plus où se mettre, elle baissa la tête, penaude, et se confessa :
— Pardonnez-moi… vraiment… Je n’ai pas choisi ce qui m’est arrivé. J’ai conscience que vous haïssez les Ombres et que vous devez les détruire s’ils ont le malheur de se trouver ici à Aurora, mais je n’ai pas choisi… On m’a infectée dans les Bois de l’Aurore, je ne connaissais rien de ce monde. J’ignorais ce qui était en train de se produire…
La jeune femme se confondit en excuses et céda sous le regard interdit et hautain de la Reine. Celle-ci paraissait révulsée par les larmes rouges de sa protégée. Chacune des personnes présentes à la table retenait son souffle, redoutant la réaction d’Éléna.
— Lily Aurora… La dernière descendante de Jeanne… L’héritière des Trésors du Temps… L’Élue des Elfes… est une… Ombre ? murmura Éléna.
Elle se releva lentement et fronça les sourcils. Aussi imprévisible qu’une rafale, la Reine frappa ses deux poings sur la table qui se fendit en deux, et vociféra :
— UNE OMBRE ?
Silence.
— TU NOUS AS MENTI DEPUIS LE DÉBUT ! renchérit-elle, furibonde.
Les joues creuses de l’Elfe devenaient rouges de colère, et ses lèvres tremblaient avec frénésie. Lily, quant à elle, clignait des yeux à plusieurs reprises, terrorisée par l’expression de son visage, l’intonation de sa voix et ses mots cinglants.
— C’EST UNE TRAHISON ! hurla-t-elle de plus belle.
Folle de rage, Éléna fit les cent pas dans la pièce et tenta de contenir sa fureur. Jamais Lily ne l’avait vue ainsi, et beaucoup de personnes semblaient choquées par son comportement. Quelques minutes plus tard, lorsqu’elle retrouva un peu de son calme, Noah révéla sur un ton serein :
— Ma Reine, comprenez-la… Lily ne connaissait rien de ce monde ni de ses codes. Elle savait simplement qu’elle était devenue, contre son grès, une créature que les Elfes maudissaient. Entendez qu’elle ait voulu se cacher, par crainte qu’on la tue dans la rue, qu’on l’emprisonne ou qu’on la bannisse…
Éléna se rassit et pianota la table avec ses longs doigts pointus. Noah parlait d’une manière si douce et agréable que ses mots la calmèrent rapidement, comme si sa voix l’hypnotisait.
— Nous avons fait une exception pour Marius, insista Noah. Pourquoi pas avec elle aussi ? Et puis, vous savez bien qu’elle nous est indispensable pour résister à l’ennemi. Elle doit posséder tous Trésors du Temps.
— C’est une Ombre à présent, objecta un membre de la Guilde. Cela change la donne.
— Qui vous dit qu’elle ne nous trahira pas à l’avenir ? demanda un autre.
— Oui, c’est vrai, peut-être voudra-t-elle rejoindre les siens ?
— Ce ne sont pas les miens ! s’écria Lily, furieuse. Je ne me soumettrai jamais à Sian Valtori, ça n’a aucun sens ! À part mon apparence physique, je n’ai pas changé ! C’est idiot de penser cela !
Toute l’assistance resta muette comme une tombe tandis que la Reine fulminait en silence. Son aversion pour les Ombres s’avérait plus importante que Lily l’aurait cru. Celle-ci trouva cela étrange qu’on haït des êtres vivants pour leur nature et non pour leurs actions. Marius lui avait bien dit qu’ils n’étaient pas foncièrement méchants. Lily en vint presque à se poser la question : avait-elle eu tort de se rallier aux Elfes et de prendre parti à leur projet ? La Reine ne la manipulait-elle pas, au même titre que Sian Valtori à l’égard de son peuple ?
— Je dois vous apprendre quelque chose d’important, à vous tous, déclara Noah d’un ton solennel.
Il se leva dignement et posa son regard sur chacun de ses auditeurs. Il inspira avant de poursuivre :
— Je me suis beaucoup documenté sur les Trésors du Temps, leurs pouvoirs et la vie de Jeanne Aurora. J’ai découvert une chose importante ces dernières semaines.
Silence.
— J’ai appris que, lorsque Lily possèdera ses trois bijoux, elle deviendra ce que son ancêtre était mille ans dans le passé : une surhumaine.
Tout le monde se regardait, l’air ahuri.
— Le jour où Lily sera la Maîtresse du Temps, je suis certain que ses bijoux la soigneront de sa maladie, déclara-t-il. Je pense qu’ils sont suffisamment puissants pour détruire le virus qui est en elle, et la guérir définitivement. Dès lors, ce problème ne sera plus qu’un vieux souvenir.
Silence.
— Très bien, décréta froidement la Reine. Je tolère ta condition pour le moment. Tu sais maintenant ce que tu dois faire pour redevenir humaine et honorer la communauté des Elfes ainsi que ton ancêtre.
Abasourdie, Lily n’en crut pas ses oreilles. Sa main se plaqua sur sa poitrine, un peu plus à gauche. Bientôt, peut-être, elle sentirait son cœur palpiter en permanence. Elle comprit pourquoi son corps se ranimait comme autrefois dès qu’elle faisait usage d’Héliogie. D’abord motivée par la vengeance d’arrêter Valtori, un nouvel objectif la fit trépider : posséder tous les Trésors du Temps, dans le but de sentir son cœur battre de nouveau, retrouver son humanité perdue, et cela pour toujours.

4