Rue Mouffetard, Paris.
Vendredi 31 août 2012.
00h05.

Isabelle était pétrifiée, postée au seuil de la chambre, les pieds encerclés d’une flaque de la tisane fumante. Elle semblait aussi horrifiée que folle de joie, comme si son fils revenait d’entre les morts. Victor, quant à lui, demeurait impassible. Cette femme lui était totalement inconnue, son seul parent était Sian Valtori.
— Mon fils, oh mon fils, bafouilla-t-elle, en s’approchant de lui d’un air désespéré.
Mais ce dernier recula adroitement et esquiva de justesse les bras suppliant de cette timbrée.
— Ne vous approchez pas de moi, cracha-t-il sur un ton froid et cinglant.
Isabelle cligna des yeux, hébétée, comme s’il l’avait giflée. Le geste de recul de son fils fut comme une douche froide pour elle.
— Je ne suis pas votre fils, aboya-t-il avec assurance, le torse gonflé et les poings fermés, comme s’il s’apprêtait à lancer un coup de poing.
Lily demeura interdite et l’angoisse s’empara rapidement d’elle. Elle craignit à chaque instant que Victor brise la nuque de sa mère. Elle savait parfaitement de quoi il était capable. Des souvenirs resurgirent alors : lorsqu’elle s’était trouvée dans la forêt, à l’aube, et qu’il lui avait asséné des coups violents, lui fracassant le visage et la menaçant de la tuer ; ou encore dans le désert, lorsqu’il avait trainé son corps meurtri dans les braises avant de la jeter dans un ravin. Cet homme était violent et extrêmement dangereux. Il avait été élevé par Sian Valtori, et formé depuis ses cinq ans à devenir une machine à tuer. Il avait dû torturer et exécuter beaucoup d’innocents dans le passé.
— Maman, balbutia Lily, fais ce qu’il te dit. Ne t’approche pas de lui. C’est difficile à entendre, mais il n’est pas ton fils, c’est un criminel.
La seule chose qui comptait à présent, était de protéger sa mère de ce monstre abominable. Il ne ressemblait en rien à son frère. Qu’allait-il se passer maintenant ? Allait-il s’échapper ? Laisserait-elle un psychopathe déambuler seul dans les rues de Paris ?
Non. Il fallait absolument le maîtriser. Victor ne posa aucune question et lança un dernier regard menaçant à l’adresse des deux femmes avant de s’éclipser. Lily réagit au quart de tour et courut à sa poursuite.
— Rentre à la maison ! s’écria-t-elle à l’adresse d’Isabelle en quittant la pièce.
Lily sortit en trombe de l’hôpital. Il faisait totalement nuit. Elle aperçut au dernier moment un pan de la blouse blanche de Victor à l’angle d’une rue. Elle prit aussitôt les jambes à son cou et fila comme une flèche. Quelques personnes marchaient sur le trottoir, l’empêchant de courir à vitesse d’Ombre.
Victor courait vite mais il ne savait pas où aller. Il paraissait perdu dans ces avenues peuplées qu’il ne connaissait guère. Il découvrait ce qu’étaient les voitures, l’électricité, la musique des bars bondés par des fêtards parisiens, le bruit des klaxons, les feux tricolores, les passages piétons, la foule.
Il s’approchait sans le savoir du Quartier Latin. Il fonça dans un groupe de personnes, trébucha, se releva, le visage déformé par la peur, et poursuivit sa course sans fin vers l’inconnu. Son cœur battait à tout rompre. Il haleta, transpira et pleura presque d’effroi. Il se retourna, la fille aux cheveux de feux la coursait encore, réduisant peu à peu la distance qui les séparait. Elle était rapide, songea-t-il, et terriblement tenace celle-là. Pourquoi la fuyait-il ? Ce devrait être le contraire. C’était elle qui devrait avoir peur de lui. Mais il n’était pas chez lui ici. Il ne maîtrisait rien. Victor était définitivement perdu dans cette jungle d’un autre genre.
Soudain, il emprunta une rue déserte et sombre. L’instant d’après, il tomba nez à nez sur Lily qui lui barra la route. Cette conne venait d’utiliser sa vitesse d’Ombre pour le neutraliser, pensa-t-il, la maudissant intérieurement. Elle se jeta aussitôt sur lui afin de le mettre à terre. Ils roulèrent sur la route pavée et se redressèrent. Il fonça immédiatement sur elle et lui asséna un coup violent dans la mâchoire. Lily contra son deuxième coup de pied et lui mit une droite. Ils menèrent une lutte acharnée pendant plusieurs minutes avant que la jeune Ombre le plaque au sol et porte ses dents aiguisées à sa gorge.
— Si tu bouges ne serait-ce que d’un millimètre, je t’arrache la carotide et te regarde te vider de ton sang, compris ? cracha-t-elle d’un ton menaçant.
En guise te réponse, il gesticula.
— COMPRIS ? hurla-t-elle, cognant violemment sa tête contre le pavé.
Un filet de sang gicla sur le sol. Il se mit soudainement à pleuvoir des cordes, interrompant leurs querelles.
Elle le releva d’un geste et le remit sur pied.
— Qu’est-ce que tu m’veux ? beugla-t-il, fou de rage.
— Je t’emmène chez moi.
— Pourquoi te suivrai-je ?
— Où veux-tu aller, idiot ? Tu ne connais rien à part les montagnes de Zénith. Alors maintenant, tais-toi et suis-moi !
Victor réfléchit un instant. Après tout, il ne savait absolument pas où aller. C’était la première fois qu’il découvrait ce monde, et n’avait aucun souvenir de sa vie sur Terre avant son accident en avril 1991. L’eau s’insinua dans sa blouse d’hôpital, et il fut rapidement trempé comme s’il s’était jeté dans un lac glacé. Et pour couronner le tout, il avait affreusement faim.
— D’accord. Je te suis, céda-t-il finalement. Mais qu’est-ce qui me dit que tu ne vas pas me tuer ?
Lily s’approcha de lui, et la colère dans ses beaux yeux verts fit place à la tristesse. Elle répondit alors :
— Je te rappelle que tu es mon frère, Victor, pourquoi voudrais-tu que je te tue à présent ?
Le jeune homme fronça les sourcils avant de détourner le regard.
— Suis-moi maintenant, insista-t-elle d’une voix plus douce.
Elle se retourna ensuite et se dirigea vers l’appartement.
— L’autre cinglée sera là ? demanda-t-il.
— Oui ! Isabelle est ma mère ! Je vis avec elle ! Et ne la traite plus ainsi !
Victor s’arrêta aussitôt et croisa les bras.
— Je ne vais pas chez toi alors. Je refuse de la voir.
Scandalisée, Lily se rebiffa et cracha :
— Pourquoi tu ne veux pas la voir ? C’est ta mère aussi !
— Non ! Ma mère est morte, tu entends ? Elle est morte en me mettant au monde ! Mon père est Sian Valtori, le plus puissant Héliogicien de Zénith, le Maître des Âmes, le Roi des Ombres ! Et tu n’es certainement pas ma sœur ! D’accord ? Tu es une ennemie ! Je devais te tuer ! Je dois toujours te tuer ! Je dois mettre fin à la lignée Aurora…
Victor assénait ces mots comme pour s’en convaincre. Lily se mordait la lèvre inférieure et comprit que remettre son frère sur le droit chemin ne serait pas une mince affaire. Sian l’avait totalement embrigadé et l’avait pourri jusqu’à la moelle.
— Ferme-la. Je ne vais pas interdire ma mère de rentrer chez elle parce que…
— Je ne te suivrai pas tant que cette menteuse risque de croiser mon chemin, affirma-t-il sur un ton autoritaire.
Elle crut voir Sian sous ses yeux pendant un court instant. Elle hésita. Après tout, il était peut-être un peu tôt pour que sa mère et Aaron se rencontrent. Cela ferait plus de mal à Isabelle de voir son fils dans cet état qu’autre chose. Lily sortit son iPhone de sa poche et l’appela. Victor fronça légèrement les sourcils à la vue de cette petite boîte noire que la fille collait étrangement contre son oreille.
— Oui, maman ? Peux-tu dormir à l’hôtel ces prochains jours, ou loger chez la mère de Joanna ?
On pouvait entendre sa voix s’exciter à l’autre bout du fil.
— Oui… oui je… je sais maman… Oui ça fait vingt ans mais… Maman ! Écoute-moi… Il n’est… — Lily baissa d’un ton — il n’est pas encore prêt à te voir… Oui, il t’aime, mais c’est un peu tôt…
Victor fronça les sourcils et eut l’air soudainement écœuré. La jeune Aurora attendit quelques secondes avant de raccrocher.
— Bon, tu es content ? ironisa-t-elle. Nous serons seuls en tête-à-tête pendant plusieurs jours chez moi.
Elle se retourna, vaguement énervée, et entra dans l’immeuble. Elle grimpa les marches, suivie de près par Victor, et entra dans l’appartement. Elle appuya sur l’interrupteur et toutes les lumières du séjour s’allumèrent simultanément. Le salon était accueillant et chaleureux, contrairement au Manoir de Sian Valtori aux Pics du Crépuscule. Victor dû le reconnaître, il se sentit aussitôt à l’aise lorsqu’il s’affala confortablement dans le canapé — sans même que Lily l’y ait invité.
— J’ai faim ! grogna-t-il en fixant sa rivale.
Son regard noir exigeait clairement qu’elle lui prépare un repas digne d’un prince, et sur-le-champ. Pour qui se prenait-il celui-là ? songea-t-elle. Son arrogance et son impolitesse l’agaçaient déjà, mais Lily ravala sa colère. Après tout, il n’avait pas été élevé par l’homme le plus saint du monde.
— Que veux-tu manger ? demanda-t-elle sèchement, en repoussant ses pieds sales qu’il avait posés sur la table basse.
— Un tournedos de bœuf, bien bleu, avec des patates rissolées, et un bon verre de vin rouge, Saint-Estèphe 2009, de préférence.
Lily grimaça, était-il aussi bien nourri chez l’ennemi ? Comment connaissait-il de bonnes bouteilles de vin français bien qu’il n’y vive pas depuis ses cinq ans ?
— Et bien ce sera du steak haché et des pâtes avec un verre d’eau, répondit-t-elle platement. Je te conseille de prendre une douche pendant que je cuisine, je ne veux pas que tu dégueulasses mon appartement avec tes pieds noirs. Tu sais ce qu’est une douche au moins ? Ils se lavent les sauvages du Crépuscule ?
Victor parut légèrement outré.
— Les habitants des Pics sont très propres, civilisés et acquièrent très jeunes les bonnes manières, rétorqua-t-il.
— Et bien on ne dirait pas.
Lily se retourna aussitôt et se dirigea vers la salle de bain à l’étage, furieuse.
— Suis-moi, ordonna-t-elle.
Il hésita un instant avant de la suivre, et scruta le moindre centimètre carré des alentours. La jeune femme sortit une serviette du placard et alla lui chercher des vêtements propres dans la chambre de sa mère — c’étaient ceux de son père qu’Isabelle avait soigneusement gardés. Lorsqu’elle retourna dans la salle de bain, Victor était déjà nu comme un ver.
— Oh ! s’exclama-t-elle, embarrassée.
Elle détourna le regard, hésita une fraction de seconde, et déposa hâtivement les affaires sur le tabouret. Victor ne semblait aucunement gêné et faisait comme si Lily n’existait pas. Il se retourna avec nonchalance et entra dans la douche sans la remercier. Elle put rapidement apercevoir le dos de Victor. Il était recouvert d’épaisses cicatrices écarlates, probablement causées par de violents coups de fouets.
Elle quitta aussitôt les lieux et un frisson parcourut sa colonne vertébrale. Elle descendit les escaliers, pas à pas, le regard vague et l’esprit embrumé. Elle ne put décrire ce qu’elle ressentait, et ignorait quel sentiment l’emportait entre la joie, le soulagement, le regret ou la peur. Ce garçon n’était clairement pas son frère. Il était un redoutable criminel et un étranger. Aaron était bien mort vingt ans plus tôt.
Sur ces douloureuses pensées, elle entra dans la cuisine et sortit machinalement de quoi cuisiner. Elle fit cuir un steak haché et des pâtes. Elle se souvint alors qu’elle ne s’était pas alimentée depuis un moment car elle commençait à faiblir. Le repas prêt, elle posa l’assiette pleine à raz bord sur la table du séjour.
Quelques minutes plus tard, Victor descendit, propre et habillé. Il s’installa bruyamment et ne se fit pas prier pour engloutir son repas. Lily l’examina un instant, sans dire un mot, et un silence pesant envahissait la pièce.
Plus tard, le fils Valtori daigna relever la tête et lâcha :
— Ce n’est pas de qualité supérieure comme j’ai l’habitude de manger depuis mon enfance, mais c’est mangeable.
— Et bien, il faudra t’y habituer, tu risques peut-être de rester coincé ici tes vingt prochaines années si tu ne sors pas de ton second coma sur Zénith.
— En parlant de ça… Où suis-je en ce moment là-bas ? demanda-t-il soudain, l’air inquiet.
— Auprès des Elfes, à Aurora, répondit-elle. Les Héliogiciens ont passé une journée entière à te soigner.
— Ils me retiennent prisonnier ?
Lily réfléchit, elle n’avait jamais envisagé cette éventualité.
— Il faudrait déjà que tu te réveilles pour répondre à ta question. Quoi qu’il en soit, cela dépendra de toi et de ta coopération. Je te rappelle que tu n’es pas un Valtori, et tu ne l’as jamais été. Du sang Aurora coule dans tes veines. D’ailleurs, tu portes en ce moment un Trésor du Temps…
Victor leva sèchement la main pour la faire taire, comme s’il tentait de faire fuir un moustique particulièrement insistant.
— Sian Valtori est mon pè…
— Sian Valtori nous a trahis ! Il t’a trahi toi ! Tu ne te souviens donc pas ? Lorsqu’il est venu vers nous dans le désert ? Il nous a tout révélé ! Tu l’as bien entendu, non ? Il t’a élevé, et s’est fait passer pour ton père dans le seul but de m’atteindre ! Nous sommes frère et sœur, c’est lui-même qui l’a dit ! Tu crois que j’en suis heureuse ? J’aurais préféré que tu sois mort !
Un long silence plomba à nouveau l’ambiance. Cela coupa visiblement l’appétit de Victor puisque ce dernier repoussa d’un geste dédaigneux l’assiette à demie pleine.
— Ne crois pas que je vais te traiter comme ma sœur de sitôt, cracha-t-il avec véhémence. Et puis, une soeur ? Je ne sais même pas ce que ça signifie ! Ce mot n’a pas de sens pour moi ! Tu es et tu resteras toujours qu’une moins que rien à mes yeux !
— Et qu’est-ce que ça peut me faire, hein ? rétorqua-t-elle, agacée. Tu peux me dire toutes les saloperies qui te passent par la tête, j’en ai rien à foutre ! En revanche…
Le regard de Lily devint plus noir que jamais. Elle s’approcha de son adversaire d’un air menaçant, avant de poursuivre :
— Si tu blesses ne serait-ce qu’une fois de plus ma mère, ta mère, je te briserai en deux, tu as bien compris ?
Victor était très à l’aise sur sa chaise. Il attrapa une tomate cerise dans un bol et la lança adroitement dans sa bouche avant de la croquer, esquissant un sourire malicieux. Il était charmant mais terriblement agaçant.
— Je m’en moque de ta putain de mère ! Tu peux te la mettre là où j’pen…
Lily le gifla si fort qu’il perdit l’équilibre et tomba de sa chaise. N’y soutenant plus, elle s’éclipsa et s’enferma dans sa chambre, folle de rage. Elle était en colère, vraiment en colère. Qu’allait-elle faire de lui ? Elle ne le supportait déjà plus. Lily fit les cent pas dans sa chambre afin de se détendre. Mais plus elle s’agitait, et plus son esprit s’embrumait jusqu’à ce que des visions l’envahissent :

« Il faisait sombre. Elle était allongée sur le ventre au milieu d’un désert, et elle tentait de lever la tête, en vain. Elle hurla aussitôt car elle ressentait une douleur abominable dans la nuque. Ce fut seulement à cet instant qu’elle remarqua qu’elle baignait dans son propre sang. Elle voulut se relever, mais elle ne put effectuer le moindre geste. Mis à part la terrible sensation qu’elle pouvait ressentir aux cervicales, elle ne sentait absolument rien : ni ses doigts, ni ses jambes, ni le bout de ses pieds. Lily était totalement paralysée, de son cou jusqu’en bas de son corps.
L’instant d’après, elle cracha, pleura et hurla. Elle se sentait emprisonnée dans son propre corps. Les sensations étaient terrifiantes. Ses yeux étaient si rouges qu’on aurait cru qu’ils exploseraient. La fièvre l’avait gagnée et son visage suintait de transpiration. Son cœur battait la chamade, sa tension était très élevée. Elle pensait qu’elle mourrait bientôt avant de fondre en larmes, ébranlée. Il n’y avait pas de mot assez fort pour décrire l’état psychologique et physique dans lequel elle se trouvait à cet instant.
— Sian, je vais… me venger, hoqueta-t-elle, toujours incapable de bouger. Je te… HAIS !

Trou noir.

Soudain, comme provenant d’un rêve lointain, elle entendit des pas. Affolée, sa respiration s’emballa et la fièvre s’intensifia jusqu’à lui faire perdre l’esprit. Peut-être hallucinait-elle ? Elle cherchait désespérément du regard la présence de quelqu’un dans les parages. Il faisait nuit et elle voyait tout en double.
Une silhouette s’approcha mais elle n’en distingua pas les détails. Elle sentit des mains froides l’examiner, toucher son visage et palper sa nuque. Il semblait qu’on lui parla, mais elle ne répondit pas, aucun son ne sortit de sa bouche. En guise de réponse, elle gémit seulement.
Lily se sentit soulevée comme une poupée, et des bras forts encerclaient son corps inanimé. Elle fut bercée au rythme des pas de l’individu. Elle n’eut pas la force de s’agripper à son cou, alors elle laissa sa tête tomber à la renverse, un flot de sang coulant de sa nuque à moitié tranchée. Elle distingua un océan de cimes d’arbres sinistres au-dessus de sa tête. Peu à peu, l’Aurore perçait la canopée.
— Je vous en supplie, murmura-t-elle dans un souffle, achevez-moi… »

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