Rue Mouffetard, Paris.
Vendredi 31 août 2012.
11h30.

Lily ouvrit lentement les yeux. Lorsqu’elle réalisa qu’un jeune homme était assis au bord de son lit en train de l’observer d’un regard noir, elle sursauta aussitôt, trébucha en emportant avec elle la couette, et se releva vivement, pointant la lame du couteau qu’elle venait de créer sur la gorge de cet étranger. Il s’agissait en fait de Victor. Elle soupira immédiatement avant de lâcher :
— Qu’est-ce que tu fais dans ma chambre ? Tu m’as fait peur ! J’aurais pu te tuer !
— Je m’ennuie, se contenta-t-il de répondre avec nonchalance.
— Et bien ce n’est pas une raison pour t’introduire dans ma chambre pendant mon sommeil ! riposta-t-elle, furieuse.
Lily le craignait car elle savait pertinemment de quoi il était capable. Elle regrettait presque de l’avoir laissé entrer chez elle.
— Pourquoi t’ennuies-tu ? Qu’y a-t-il de moins ici que dans les Pics du Crépuscule ?
— Je ne dors jamais puisque je suis dans le coma sur Zénith. Et me voilà enfermé entre ces quatre murs ! Je suis en train de devenir fou !
Victor faisait les cent pas dans la chambre et grimaçait. Son visage était déformé par la peur et la haine. Il se mit rapidement en colère, l’insulta et devint de plus en plus incontrôlable. Victor pétait littéralement un câble. C’était de toute évidence un garçon instable et dérangé psychologiquement. Anxieuse, elle hurla :
— LA FERME !
L’intrus se tut instantanément et la dévisagea avec de grands yeux ronds, comme s’il émergeait de l’eau.
— Écoute, commença-t-elle d’un ton plus calme. Si tu veux me confier quoi que ce soit sur tes souffrances passées ou… sur ton père, vas-y… Mais par pitié, cesse de t’énerver !
En guise de réponse, Victor s’éclipsa de la chambre et claqua la porte si fort que le mur vibra.
— Ravie de t’avoir aidé, soupira-t-elle, abattue.
La jeune femme se leva prestement, ouvrit les volets de la chambre, inspira une bonne bouffée d’air et courut prendre une douche froide afin de se rafraîchir les idées. Elle y resta longtemps car elle craignait d’affronter l’étranger qui s’agitait dans le salon comme un fauve enfermé dans une cage.
Une demie heure plus tard, elle sortit de la douche, s’essuya lentement et se regarda dans le miroir. Elle cligna des yeux, croyant ne pas bien voir : elle était terriblement amaigrie. Ses joues étaient creuses, ses yeux étaient ternes et des cernes sombres les encerclaient. Ses clavicules ressortaient et sa peau était si pâle qu’on voyait ses veines bleuâtres à travers, sur son visage et sur son corps. Elle se trouvait laide et malade. Elle ignorait que les Ombres pouvaient paraître aussi fébriles. Ils avaient en temps normal une santé de fer. Elle aimerait tellement redevenir humaine. Être une Ombre était un fardeau, une malédiction. Lily détourna rapidement le regard, bien trop écœurée par l’image que le miroir lui renvoyait avec tant d’objectivité, s’habilla machinalement et descendit pas à pas les escaliers.
Dès que son regard se posa sur Victor, des visions envahirent soudainement son esprit pour la sixième fois :

« Alors qu’elle descendait marche après marche un escalier en colimaçon, son regard se posa soudain sur un grand jeune homme qui était dignement posté au centre d’une pièce qu’elle connaissait bien : le salon chez Noah. Vêtu d’un élégant costume noir, il paraissait un peu plus âgé qu’elle. Cet individu avait une telle prestance et dégageait quelque chose de si particulier qu’on ne pouvait pas le lâcher des yeux. Il la regardait fixement avec des yeux de faucon, deux onyx la transperçaient de manière énigmatique. À cet instant, elle ressentit une haine et une colère qu’elle n’avait jamais ressenties jusque alors. »

Lily agita vivement la tête et émergea de son fantasme. Elle était étalée en bas des escaliers. Elle avait visiblement dégringolé les marches pendant ce rêve éveillé. C’était son sixième, mais pour la première fois, une douleur intense se fit ressentir au crâne. Lily se massa énergiquement les tempes, espérant que cela dissiperait la douleur. Lorsqu’elle rouvrit les yeux après quelques longues secondes de souffrance, Victor était accroupi à ses côtés, l’air vaguement inquiet :
— Qu’est-ce qui t’a pris de trébucher ainsi ? demanda-t-il platement, s’écartant d’elle.
— Aïe, gémit-elle. Je ne sais pas… Je perds la tête en ce moment…
Confondue par cet étrange phénomène, elle se releva maladroitement et s’assit sur le canapé, le regard vague. Elle commençait sérieusement à s’inquiéter au sujet de ces visions. Elles étaient de plus en plus fréquentes et commençaient à devenir handicapantes. Lorsqu’elle retrouva ses esprits, Lily s’empressa de sortir le Livret de sa poche et gribouilla des bribes de mots avec des gestes fébriles. Son front perlait de sueurs froides et sa respiration était saccadée. Elle se sentait totalement épuisée et vidée de toute énergie, comme si cette dernière vision lui avait demandé un immense effort.
Dès qu’elle eut terminé sa description détaillée, elle referma le carnet et le remit dans sa poche, sous le regard inquisiteur de son ennemi.
— Tu es bizarre toi, dit-il.
— Pas plus que toi, rétorqua-t-elle froidement.
Elle daigna enfin le regarder et lui dit :
— Bon, tu t’es calmé ?
Victor s’assit sur la canapé d’en face, posa ses coudes sur ses genoux et la regarda fixement.
— Je veux me réveiller sur Zénith, mais je n’y arrive pas. J’en peux plus d’être ici…
— Écoute, je ne peux rien faire pour toi. Tu es dans le coma sur Zénith donc tu es coincé ici, c’est comme ça. Tu devrais plutôt profiter de cette situation, car ce qu’il t’attend à Aurora n’est pas glorieux. Tu as une flopée d’Elfes, dont la Reine en personne, qui attend à ton chevet que tu te réveilles, pour t’interroger au sujet de ta vermine de père. À ta place, je serais plutôt satisfait d’être ici. En plus, tu es loin de Sian Valtori, tu devrais être heureux…
Soudainement furieux, Victor persifla :
— Si tu crois que je me réjouis d’être seul avec toi et loin de mon père, et bien tu te trompes ! J’étais heureux avec lui, d’accord ? Il m’a élevé et m’a tout appris ! Sian est tout pour moi !
Elle le fusillait du regard.
— T’a-t-il déjà aimé au moins, ton père ? minauda-t-elle d’un air provocateur.
Il se retint de se jeter sur sa proie. Au lieu de cela, il se contenta de pincer les lèvres et plisser les yeux, avant de s’éclipser et s’enfermer dans la chambre d’amis. Lily s’enfonça plus profondément dans le canapé. Quand son iPhone sonna, elle répondit aussitôt :
— Allô ?
« Lily ? C’est Joanna. Tu vas bien ? »
Son amie était le cadet de ses soucis. Elle préférait ne rien dévoiler au sujet de son frère car elle ne comprendrait pas et lui poserait beaucoup trop de questions.
« Au fait, Lily… Je suis allée à l’Université ce matin… C’était la pré-rentrée, tu avais oublié ? Tu ne t’es pas inscrite au Master qu’on voulait ? Tu n’es pas dans les listes… J’ai essayé de t’appeler ce matin mais tu ne répondais pas… »
Lily avait totalement oublié de s’inscrire et de s’occuper de cette foutue paperasse. Cela n’avait plus d’importance à vrai dire. Elle avait déjà songé à prendre une année sabbatique au vu des évènements. Elle vivrait bientôt une Guerre dans une autre planète ; l’armée de Sian Valtori menaçait d’envahir Aurora d’un instant à l’autre ; il lui manquait le troisième Trésor du Temps ; son corps s’affaiblissait de jour en jour pour des raisons qu’elle ignorait ; ses visions lui troublaient l’esprit ; et elle avait un frère totalement perturbé à gérer chez elle. Tout reposait sur ses épaules alors qu’elle ne s’était jamais sentie aussi faible qu’à ce jour. Lily ne pouvait plus consacrer le peu de temps et d’énergie qui lui restaient à ses études, sachant que sa vie ne tenait plus qu’à un fil maintenant. Au fond, elle culpabilisait de la distance qui la séparait de Joanna et sa mère. Elles ne vivaient plus dans le même monde, au sens littéral du terme.
— Écoute, Joanna… ça ne va pas te plaire, mais je ne vais pas à l’Université cette année, j’ai décidé de prendre une année sabbatique finalement… J’aimerais voyager, voir autre chose… J’espère que tu me comprends.
« Oh ! Et bien… Je trouve ta décision un peu étrange ! J’espère… j’espère seulement que ça n’a rien à voir avec… avec les choses bizarres que tu as dites quelques mois plus tôt… Des fois… des fois, je te sens absente, comme si tu n’étais pas vraiment là. J’ai l’impression que tu vis ailleurs dans ta tête… Je m’inquiète pour toi… »
— Joanna, coupa-t-elle sèchement, ce n’est pas le moment de penser que je suis folle ou quoi ! J’ai d’autres soucis. Au revoir !
Lily éteignit son téléphone et le balança contre le mur, furieuse. Elle était fébrile, et regretta son comportement à l’instant où elle réalisa ce qu’elle venait de faire. Réagir ainsi ne lui ressemblait pas. Elle était à fleur de peau en ce moment et un rien l’agaçait.
Épuisée, elle se leva et se réfugia dans sa chambre. Cela faisait très longtemps qu’elle n’avait pas réellement dormi. D’habitude, elle se réveillait immédiatement sur Zénith ou la Terre car elle portait l’Anneau. Lily avait besoin de se reposer, de s’évader, de quitter les deux mondes pendant quelques heures, afin d’oublier ce qui l’assaillait. Elle retira ainsi son Trésor et le cacha sous l’oreiller. Elle se déshabilla, s’allongea confortablement et se laissa doucement emporter par un sommeil réparateur…

Rue Mouffetard, Paris.
Lundi 3 Septembre 2012.
10h05.

— Réveille-toi ! s’écria une voix lointaine.
Lily se redressa en sursaut, haletante. Elle regarda autour d’elle d’un air paniqué. Victor était penché sur elle, la main posée sur son épaule. Elle le repoussa aussitôt.
— Ça fait trois jours que tu dors ! beugla-t-il, impatient. Tu étais sur Zénith ?
— Non, pour le coup, je dormais vraiment, bafouilla-t-elle.
Elle s’empressa de retourner l’oreiller et de récupérer l’Anneau. Ce fut à cet instant qu’elle remarqua que Victor portait toujours la Montre Gousset autour du cou.
— J’ai vraiment dormi tout ce temps ? demanda-t-elle d’un air ahuri.
— Oui. J’ai bien cru que tu ne te réveillerais jamais. Ta boîte noire n’arrêtait pas de faire du bruit. Elle affichait une photo de ta mère où était écrit « Maman ». Qu’est-ce que c’est ?
Lily mit un certain temps à comprendre de quoi il voulait parler. Son iPhone. Sa mère avait dû essayer de l’appeler durant ces trois derniers jours.
— J’ai faim, dit-il d’un regard sombre. J’ai fini ce qu’il y avait dans le placard froid… dans… dans ce que tu appelles un « frigo » je crois. Hier soir, avant le Crépuscule, j’ai dû me créer moi-même de la nourriture grâce à l’Héliogie pour ne pas mourir de faim !
— Oh, excuse-moi… Il faut que j’aille faire les courses.
— Les courses ? répéta-t-il d’un air dubitatif.
— Oui, les courses ! Acheter à manger quoi, pas les courses de cheval ! cracha-t-elle d’un ton impatient. Et tu vas venir avec moi. Ça va te sortir un peu…
Le visage de Victor s’alluma pour la première fois depuis qu’elle l’avait rencontré. Il semblait ravi de sortir comme un enfant qu’on emmènerait au parc. Elle se prépara en vitesse, attrapa nerveusement ses clés, son portefeuille, un grand sac et la liste de courses que sa mère avait commencée quelques jours plus tôt. Ils descendirent les escaliers et sortirent dans la rue.
Le temps était magnifique ! Le ciel était parfaitement bleu et l’air était doux. À cette heure de la journée, la rue Mouffetard était très animée. On pouvait sentir le pain chaud de la boulangerie et le poulet griller à la broche. On salivait devant des vitrines de nourritures asiatiques, libanaises et autres spécialités. Victor semblait moins effrayé par la foule que la dernière fois, et ne savait plus où donner de la tête. Il regardait partout autour de lui, et découvrait son monde natal. Lily se dirigea vers le Franprix quelques mètres plus loin et Victor la suivait à la trace. Elle prit un panier, parcourut les rayons pour prendre les articles de la liste.
— Qu’est-ce que tu aimes manger ? demanda-t-elle.
— De la viande.
— Rien d’autre ?
— De la viande, insista-t-il.
À croire qu’il était carnivore.
— Ah oui, tournedos, se rappela-t-elle. C’est cher, mais bon, je vais être sympa avec toi.
Elle prit la nourriture qui lui plaisait, et une bonne bouteille de vin rouge, un Saint-Estèphe 2009, rien que pour lui. Pour elle, bien évidemment, elle ne prenait rien. Ils ne vendaient pas de bouteilles d’eau ferreuse ici. Pas encore, du moins…
Lorsqu’elle eut terminé, elle passa à la caisse et déposa tous les produits.
— Qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi donnes-tu tout ce que tu t’es embêtée à choisir à cette pauv’dame ? demanda-t-il d’un air agacé.
Lily balança son coude dans les côtes de Victor.
— Pour payer ! chuchota-t-elle. Rien n’est gratuit dans ce monde, je te rappelle… Sinon c’est du vol !
La caissière les dévisageait avec insistance : entre une femme à l’aspect d’un cadavre et un homme qui se demandait encore pourquoi il fallait payer, il y avait de quoi être surprise !
Lorsqu’ils eurent terminé, alors que Victor prenait déjà le chemin du retour, Lily lui attrapa la main et l’attira vers une autre direction.
— Viens, je vais te faire découvrir les meilleures glaces du quartier ! s’exclama-t-elle d’un air enjoué.
Le jeune homme parut surpris mais se laissa docilement entraîner par cette fille aux cheveux de sang qu’il trouvait de plus en plus agréable et jolie. Bien qu’il ait toujours eu comme mission de la tuer, il commençait à ressentir de la sympathie envers elle. Il sentait ses doigts froids contre sa paume rêche et robuste, et cela lui procura un plaisir jusque-là insoupçonné. Jamais on ne lui avait tenu la main auparavant. Jamais on ne l’avait touché avec autant de douceur. Les seules sensations, les seuls contacts, les seules marques d’amour qu’il avait reçus d’un être humain étaient les coups de Sian.
« C’est pour te rendre plus fort », disait-il sans cesse. En réalité, il ne connaissait rien des liens fraternels, des liens d’amitié et encore moins des liens d’amour.
Les deux jeunes Héliogiciens entrèrent dans la boutique.
— J’imagine que tu n’as jamais dégusté une glace ? demanda-t-elle pendant qu’ils faisaient la queue.
Les clients étaient toujours nombreux ici.
— Je ne sais même pas ce que c’est une glace, avoua-t-il, pantois.
— C’est froid, sucré, elles ont des saveurs différentes… Ici, ils ont la particularité de faire des glaces en forme de fleurs.
Lorsque se furent à eux de passer commande, Lily demanda une glace à ses parfums favoris : noisette, mangue et noix de coco.
— Vous n’en voulez pas une deuxième ? demanda le glacier en voyant qu’ils étaient deux.
Mais ce qu’il ne savait pas, c’était que Lily était atteinte d’une maladie qui l’empêchait de s’alimenter normalement.
— Non, une suffira merci.
Trois minutes plus tard, ils sortirent et déambulèrent dans la rue.
— Tiens, goûte-moi ça et donne m’en des nouvelles !
Victor ne se fit pas prier deux fois et engloutit la glace en forme de fleur d’une seule bouchée. La crème dégoulina partout sur son pull et ses chaussures. Il gémit aussitôt, le froid lui rongeait les dents. Lily, quant à elle, était pliée en deux et tordue de rire. Victor finit par avaler, l’air vaguement agacé. Il dévisageait cette fille au rire éclatant, aux yeux étincelants ; cette fille plein de vie malgré sa condition d’Ombre.
Mais très vite, le rire de la jeune femme devint contagieux et pour la première fois de sa vie — oui, pour la première fois de sa vie — Victor Valtori rit à gorge déployée. Ils se trouvaient au beau milieu de la rue. Les scooters klaxonnaient et les passants les lorgnaient avec curiosité. Mais ils s’en fichaient.
— Aller, on rentre maintenant ! dit-elle avec un grand sourire.
— Mis à part le fait que je n’ai plus de dent, ces glaces sont excellentes, admit-il d’un air satisfait.
Quelques minutes plus tard, ils étaient de retour à l’appartement. Lily s’empressa de ranger les courses et de lancer une machine de linge sale.
— Pourquoi n’utilises-tu pas l’Héliogie pour effectuer toutes ces tâches ? demanda Victor.
— Et bien, je ne suis pas une assistée que je sache… J’aime me débrouiller par mes propres moyens un maximum, surtout pour des choses quotidiennes que je peux faire moi-même. Je préfère économiser mon énergie pour des choses vraiment importantes. Mais surtout, je déteste user d’Héliogie sur la Terre, avoua-t-elle.
Ils passèrent le reste de la journée à regarder la télé, des films en 3D sur le grand écran, et Lily lui apprit même à jouer à GTA sur la PS3. Ces choses étaient nouvelles pour lui, et il était ravi de passer une après-midi comme celle que passent les jeunes terriens de son âge ; sans à devoir s’entraîner à se battre, à supporter la douleur ou même à lire des livres ancestraux de la bibliothèque, pour s’instruire dans un silence mortuaire, seul, sous le regard froid de Sian Valtori.
Lily se sentait heureuse d’avoir dormi, fait les courses, mangé des glaces, rigolé et mené une journée des plus ordinaires chez elle. Ainsi, elle avait le sentiment de ne pas perdre complètement pied. Mais surtout, elle était heureuse d’avoir passé cette journée avec son grand frère, Aaron. Elle prit conscience que ces moments étaient privilégiés. Elle n’avait jamais imaginé pouvoir les vivre un jour.

Le soir venu, pendant que Victor continuait de jouer comme un petit garçon accroc aux jeux vidéo, Lily marcha d’un pas félin vers la cuisine américaine. Elle prépara une salade, des frites maison comme sa mère le lui avait appris, et fit cuir le tournedos de bœuf fraîchement acheté. Elle mit la table, sortit un grand verre à ballon et ouvrit la bouteille de vin.
— Le dîner est prêt, annonça-t-elle, pas peu fière de son travail.
Elle regrettait d’être une Ombre. Autrefois, elle aurait adoré déguster un tel repas.
— J’arrive, s’écria-t-il, le nez toujours collé contre l’écran et la manette à la main.
— Ça va refroidir, insista-t-elle.
Victor abandonna sa partie et s’approcha avec nonchalance de la table.
— Mmmh, qu’est-ce que ça sent bon ! Je vais voir si tu cuisines aussi bien que les esclaves des Cavernes.
Il s’attabla, planta sa fourchette dans la viande tendre et savoura chaque bouchée, entrecoupée de quelques gorgées de vin.
— Merci, dit-il. J’ai rarement mangé une viande aussi bonne…
— Elle provient pourtant de Franprix, et non pas du meilleur boucher du quartier ! pouffa-t-elle.
Elle était contente de pouvoir le satisfaire et le rendre heureux, après ce qu’il avait enduré…
— Dis moi, commença-t-elle, les sourcils froncés. Tu m’arrêtes tout de suite si ma question te dérange.
— Vas-y.
— Comment était-il avec toi ?
— Sian Valtori ?
— Oui. Depuis ton enfance… jusqu’à maintenant ?
La viande terminée, il entama les frites avec sa fourchette.
— Dur, autoritaire… Et en même, très protecteur, avoua-t-il sur un ton plus bas. Tu sais, j’ai été recueilli par lui très jeune, à l’âge de cinq ans, je ne m’en souviens pas. J’ai toujours cru qu’il était mon vrai père… Mais en même temps, j’ai toujours su que quelque chose clochait, comme si je n’avais pas ma place auprès des Ombres. Ils m’ont toujours vu d’un mauvais œil, surtout Jézabel. Au départ, je croyais que c’était parce qu’ils étaient jaloux que Sian consacre autant de temps pour moi. Mais maintenant, je comprends… Ils me détestaient, car je n’étais pas un Valtori mais un Aurora. Ils connaissaient sans doute le plan de Sian, de m’élever pour être une arme contre toi puisqu’il ne pouvait pas t’éliminer lui-même.
C’était la première fois qu’il admettait qu’il n’était pas véritablement un Valtori.
— Pendant ce temps, poursuivit-il, je n’ai jamais compris pourquoi ils me haïssaient, me regardaient de travers, pourquoi personne venait m’adresser la parole… Et pendant toutes ces années, mon père a toujours été très présent. Nous parlions beaucoup. Depuis mon plus jeune âge, nous conversions sur des sujets philosophiques et passionnants, nous parlions de tout et de rien… Il se confiait à personne d’autre. Peut-être le faisait-il car il savait que je mourrais bientôt ? Je l’ignore. J’ai eu le temps de l’observer, tu sais ? Et j’ai rapidement déduit qu’il était aussi seul que moi. Sian Valtori est terriblement seul, même s’il est à la tête d’une grande armée, qu’ils sont tous inclinés devant lui pour obtenir ses faveurs et être dans ses grâces. Cet homme est seul et mal aimé. Les Ombres ne l’aiment pas. Pas vraiment, pas sincèrement du moins. Les seules histoires d’amour au sens large que je connaisse sont celles que j’ai lues dans les livres, en cachette. Et l’amour que j’ai découvert à travers les livres n’est pas du tout le même que celui que les Ombres éprouvent à l’égard de leur Maître. Ils tremblent devant lui, le craignent, et lui obéissent par crainte de voir leur espoir de découvrir la Terre disparaître avec lui.
— N’a-t-il jamais eu d’épouse ? demanda-t-elle, curieuse.
— D’épouse ? Non ! Tu as vu comment il est ? Il est devenu un fantôme ! Un cadavre en décomposition à cause de la malédiction des Trésors de l’Âme ! Si, il y a peut-être bien une femme qui l’a toujours aimé avec passion oui, c’est Jézabel, la Reine des Ombres. Elle est folle de lui. Mais ces choses-là ne l’ont jamais intéressé.
— Cela ne m’étonne pas du tout.
— Du coup, comme cet homme n’a jamais été vraiment aimé, et qu’il a toujours été seul, il s’est montré aimant de temps en temps envers moi, à sa manière en tout cas. J’étais son confident, en quelques sortes. Il partageait avec moi ses passions pour la musique, les livres, les œuvres d’art et la gastronomie. Il m’a même apporté de son monde des livres et autres objets qu’il affectionnait, étant donné que j’étais coincé sur Zénith. Il m’a beaucoup instruit, m’a fait réfléchir sur de nombreuses choses. Il m’a appris à me battre, à devenir aussi résistant que la pierre. Il m’a appris à ne plus avoir de cœur, pour ne jamais souffrir, me disait-il sans arrêt.
— À croire qu’il a beaucoup souffert dans le passé, murmura-t-elle, l’esprit ailleurs.
— Il m’a taillé avec acharnement jusqu’à ce que je devienne un diamant. Mais pour en arriver là, j’ai beaucoup souffert… J’ai dû supporter quelques coups, ajouta-t-il. Il n’a sans doute pas été un père parfait, mais c’est la seule figure paternelle que je connaisse et…
Il hésita un instant. Une larme menaçait de glisser sur sa joue.
— Je l’aime, avoua-t-il. Il m’a toujours considéré comme son véritable fils et l’a toujours fait savoir aux Ombres. Je pense que, contre son grès, il ne l’avait pas prévu mais… il a éprouvé un certain attachement à mon égard même s’il ne l’admettra jamais.
Bouleversée de le voir si franc, elle posa sa main sur son dos. Jamais elle n’aurait imaginé ce scénario, que son frère qui avait été manipulé, trompé et trahi par Sian puisse aimer ce monstre comme un père.
— Peut-être l’idolâtres-tu un peu trop, se risqua-t-elle à dire. Il a tué notre père biologique, n’a pas sourcillé lorsque tu as risqué ta vie. Il t’a recueilli dans le seul but de m’atteindre…
Le regard de Victor devint plus sombre que jamais. Lily craignit un instant qu’elle ait dépassé les limites. Finalement, il concéda :
— Peut-être… Comme je l’ai dit, il n’a pas été un père parfait… Mais je suis certain… Je suis certain qu’il est capable d’aimer et qu’il m’aime… Derrière ses allures de tyran et de monstre… Il y a quelque chose… Je suis certain… Je ne perdrais jamais espoir sur sa possible rédemption.
Lily fronça les sourcils. Elle peinait à le comprendre, et réalisa soudain qu’elle aussi avait pour habitude de toujours voir le bon chez les gens, même lorsque c’était bien caché. Visiblement, son frère avait la même faculté qu’elle. Ils se ressemblaient au moins sur ce point.
Néanmoins, concernant Sian Valtori, elle ne pouvait pas… Elle n’y parvenait pas ! Elle rejetait toute compassion à son égard et enterrait tout espoir que ce monstre soit bon.
— Cessons de parler de ça, tu veux bien ? affirma-t-il d’un ton ferme. J’aimerais savourer mes frites sans avoir la gorge nouée.
— Très bien. Pendant que tu finis, je vais chercher quelque chose…
Lily s’éclipsa et revint quelques minutes plus tard lorsqu’il eut terminé son dîner. Elle s’assit en face de lui, et posa sur la table le fameux Médaillon en argent qu’elle avait trouvé sur le mystérieux squelette au cœur des Marais Hurlants.
— Dis-moi, ce Médaillon t’évoque-t-il quelque chose ?
Il était scellé. C’était impossible de l’ouvrir même en recourant à l’Héliogie. Il était inscrit sur le dessus les lettres « A.V. ». Victor le prit dans ses mains et l’examina sous toutes les coutures.
— Non, il ne me dit rien, finit-il par avouer. Quelle importance a-t-il ?
— Je l’ai trouvé sur un cadavre dans les Marais Hurlants, et j’ai eu une vision où je présente ce bijou à quelqu’un d’inconnu, mais cette personne se met en colère… Alors je me dis qu’il est peut-être important…
— A.V., A.V., répéta-t-il comme si cela l’aiderait à résoudre l’énigme. Il s’agit sans doute d’initiales d’un prénom et d’un nom…
Silence.
— Alexandre Valtori ? proposa-t-elle, soudainement fière d’elle.
— Peut-être…
— Ou Aaron Victor ?
— Aaron Victor ? répéta-t-il d’un air dédaigneux. Mes deux identités ? Ça n’a pas de sens…
Le frère et la sœur finirent la soirée à essayer de percer ce mystère, sans savoir s’il avait une véritable importance…

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