— Le voyageur, celui que tu dois affronter. Le Tisseur de mondes.

Ambre le regarda avec stupéfaction, puis agacement.

— Vous… vous vous foutez de moi !

Un sourire espiègle éclaira ses traits. Il se releva, s’avança jusqu’à se retrouver à trois pas d’elle et tendit une main fermée. Il déplia ses doigts et fit apparaître un objet rectangulaire et brillant. Un fragment de… miroir ? Ambre chercha à ouvrir la porte pour sortir du salon.

Sa paume glissa sur la clenche et s’y heurta. Elle réprima une grimace de douleur au moment où le Tisseur s’empara de son poignet et la força à toucher la surface lisse du fragment. Un champ envahi par une herbe de couleur sombre s’y esquissa. Un petit moment passa, puis il finit par lâcher l’adolescente bouleversée.

— Ça va, ça va…

Elle se reprit et renchérit d’une voix rauque :

— Je n’ai pas besoin d’autres preuves.

Les yeux du jeune homme chatoyaient, comme s’ils riaient. Mortifiée, elle serra les dents.

— Cette rencontre est un accident, en quelque sorte, mais il faut jouer le jeu désormais. Tu m’as aidé dans ma quête. Néanmoins, n’oublie pas que tu dois m’affronter, sinon ton monde périra.

Ambre éprouvait un fort sentiment de désarroi ; elle mourait d’envie de hurler que c’était injuste. Il sembla avoir lu dans ses pensées, parce qu’il ajouta d’un ton condescendant :

— C’est ainsi, jeune fille. S’il n’y a pas ce duel, alors cela signifie que n’importe qui est capable d’ouvrir le livre et de pénétrer dans mon royaume.
— Ce grimoire s’est traduit parce que mon arrière-grand-mère me l’a légué ! S’il était tombé entre les mains d’une autre personne, il aurait gardé son secret !
— En es-tu si certaine ? Tu n’es pas la seule à avoir un brin de jugeote et à être gagnée par la curiosité. Ce sont des ingrédients suffisants.

Avant qu’elle ne puisse le contredire, il ajouta :

— Celui ou celle qui saura me vaincre pourra revenir et peut-être rester.
— Mais je ne compte pas…

Le Tisseur posa un doigt sur les lèvres de la jeune fille. Ce contact la fit frissonner intérieurement.

— On ne dit jamais « jamais ». Ce n’est pas un combat jusqu’à la mort. Je ne suis pas cruel et je respecte la vie.
— Vous avez tout de même l’intention de détruire la Terre si je n’accepte pas le défi ! explosa-t-elle.
— Pour nos deux mondes, je dois agir de la sorte. Si tu le relèves, le problème est résolu. J’épargnerai ta planète, quelle que soit l’issue de notre… confrontation.
— Comment ai-je sauvé votre sœur ? Je…
— Tu le découvriras sans doute, ou pas.
— Mais ce rêve ?
— Ce n’en était pas un même si cela s’est déroulé dans les contrées oniriques.

Il se tourna vers la fenêtre et jeta un dernier regard à l’adolescente. Il lui lança ces mots :

— À compter de la prochaine nuit, dès trois orus (1) du matin, je t’en donne vingt-quatre pour me débusquer, pour trouver le lieu où je t’attendrai.
— Orus ?

L’homme eut un rire amusé.

— C’est vrai… Sur Terre, c’est « heures ». Peu importe.

Il recula de deux pas.

— Tu m’y affronteras. Si au bout de ce laps de temps tu échoues à me rejoindre, ou si tu y parviens, mais que je suis le vainqueur de l’épreuve, tu rentreras chez toi sans le livre. Bien sûr, dans ce cas précis, tu n’auras plus accès à ma planète. En revanche, si tu remportes le duel, tu sais de quoi il retourne.

Enfin, il s’évanouit dans un nuage de poussière – ou ce qui s’en rapprochait le plus. Ambre contempla d’un regard vague le salon baigné de soleil. Midi sonna au lointain. La jeune fille hébétée ne l’entendit pas ; pas un muscle de son corps ne tressaillit. Elle ne cilla pas non plus lorsque son téléphone portable vibra sur la petite table.

***

Cinq minutes s’écoulèrent comme du sable mouillé. Ambre fixait les rideaux de sa fenêtre de chambre, ainsi que le mince croissant de lune visible à travers le tissu vaporeux. D’ici dix minutes, trois heures s’afficheraient sur son réveil. Elle mordillait ses lèvres avec nervosité, et sur l’une d’elles, un peu de sang suintait d’une plaie.

« Comment pénétrer dans ce monde ? Ça sera quoi ce combat ? Un duel ? »

Pourquoi son aïeule l’avait-elle entraînée là-dedans ? Quel était le lien entre elle, cet homme et ces terres inconnues ? Toutes ces questions tourbillonnaient au sein de son être. Néanmoins, elle se remémora un détail : la formule parlait d’une énigme à résoudre. Était-il question de l’affrontement ?

« Oui, je pense que c’est ça. »

Ce midi, ses parents l’avaient appelée. Sa mère lui avait dit qu’ils rentreraient lundi en fin de matinée, puisqu’ils dormiraient la nuit du dimanche chez leurs amis. Le Tisseur lui avait donné vingt-quatre heures pour le retrouver sur son monde…

« Tout ceci sera terminé lorsqu’ils seront revenus à la maison. Tout ira bien. »

Tandis qu’elle essayait de se rassurer, la jeune fille se dirigea vers le grimoire, qu’elle avait posé sur sa table de chevet. Sa reliure craqua lorsqu’elle l’ouvrit. La page se dévoila sous ses yeux bleus. L’incantation pour passer de l’autre côté la narguait avec sa calligraphie tortueuse, bien que ronde.

Ambre se souvint du miroir que le Tisseur avait fait apparaître ; il montrait certainement un des paysages de la planète où il vivait.

« Bon, j’inspire un grand coup, et j’y vais. Un, deux, trois… Je me calme, et j’y vais. »

Le livre entre les mains, elle se leva. La fenêtre bâillait encore et la chambre conservait une température fraîche. Un léger frisson gagna la jeune fille. Elle n’oublia pas de prendre une montre, puis se tourna vers sa psyché. Encastrée dans un cercle de bois vert pâle, elle lui convint tout à fait. Elle se planta devant, car le miroir de sa coiffeuse, trop petit, ne lui permettrait pas de réaliser son projet. Elle respira fortement et murmura :

— Ainsi sois-tu, Passage. Ouvre-toi entre nos deux cœurs.

La surface froide du verre ondula et se plissa comme un origami. Ambre ne se vit plus. Son reflet s’était évanoui pour laisser place à une sorte de désert blanc gardé par un ciel bleu marine. Elle se pencha un peu plus et réussit à apercevoir une forteresse. Elle plaqua ses mains sur la glace. Celles-ci s’enfoncèrent sans aucun bruit. Elle n’eut pas le temps de dire ouf !

Son corps fut happé.

En un battement de paupières, elle se retrouva de l’autre côté. La chaleur s’appesantissait alors que la nuit avait déposé ses jupons depuis un moment. Le sable crissait sous ses baskets. Elle se retourna, et ne vit que le vide, pour la simple et bonne raison qu’elle avait atterri au bord d’un gouffre. Elle recula en frissonnant, puis se parla à voix haute :

— Très bien, Ambre. Maintenant, réfléchis. Tu y vas, ou tu n’y vas pas ?

Question rhétorique ; elle n’avait pas le choix ! À pas lents, elle s’avança vers la forteresse… qui ressemblait plutôt à un temple. Trois lunes parsemaient leur lueur diffuse sur chaque détail du décor. Selon l’angle de vue et l’intensité, le bleu cobalt s’invitait dans les nuances violine et lavande de leur halo.

« Ce paysage… Grand-mère me l’a décrit dans un de ses contes ! »

Son aïeule avait connu ce monde et y avait sans doute voyagé, c’était l’unique explication. Comment ? Pourquoi ?

« Et moi ? Pourquoi est-ce que j’en ai rêvé ? Ce n’est pas seulement à cause des histoires de grand-mère ! »

Elle se morigéna aussitôt ; elle n’avait pas le temps de se questionner ! Ses pas foulaient le sable avec hésitation. Pourtant, elle affichait un semblant de calme.

« Pourquoi la Terre n’a qu’une lune alors que cette planète jumelle en possède trois ? »

Le grimoire parlait de cette gémellité ; Ambre s’interrogeait là-dessus, mais aussi sur tout et n’importe quoi. Aucune porte ne barrait l’entrée du « temple ». Un bleu anthracite habillait ses pierres et des colonnes aux dessins sibyllins encadraient le passage. Des racines d’arbres grimpaient jusqu’à des triangles – il lui semblait que c’en était.

Elle savait qu’il ne fallait pas trop s’attarder. Comme pour appuyer ses réflexions, sa montre afficha trois heures trente. Le temps pouvait se montrer si narquois, parfois !

Saisie par une montée d’adrénaline, Ambre courut presque pour pénétrer à l’intérieur ; elle tâta les murs pour tenter de se situer et de se guider. Cinq longues minutes s’ensuivirent pendant sa recherche effrénée, puis elle vit une lueur azurée qui semblait danser devant elle. Hypnotisée, Ambre s’avança vers elle. Plus près… plus près.

Elle tendit la main pour la toucher. Le drôle d’éclat, encore hors de portée, persistait à chatoyer. Soudain, il fonça sur elle à une vitesse fulgurante. Elle cria de peur et leva les bras vers son visage. L’instant d’après, elle sentit le sol trembler sous ses pieds. Un bruit feutré naquit d’en haut. Ses paupières n’osaient plus s’ouvrir, pourtant elle les y obligea ; un bleu omniprésent l’aveugla.

« Il y en a partout ! »

L’aura nébuleuse s’adoucit, ce qui rassura la jeune fille. Elle explora la pièce du regard ; les murs ondoyaient sous la lumière émanant de nulle part. Elle en effleura un du bout de ses doigts gelés, et elle s’aperçut qu’il se rétractait en se comportant comme un liquide. Les lieux lui inspirèrent la vision d’un aquarium géant. De plus, elle ne voyait aucune porte.

« Que dois-je faire ? »

Ambre tourna sur elle-même à la recherche d’un autre indice. Soudain, la mémoire lui revint.

« Un temple. Une salle semblant être construite d’eau… mais oui ! »

La jeune femme mystérieuse s’était tenue dans cette pièce ! Cette certitude ne la lâchait pas même si elle ignorait d’où elle lui venait.

« Où est-elle à présent ? »

— Je suis là.

Avec un hoquet de surprise coincé dans la gorge, elle se retourna. La silhouette et la robe immaculée de l’inconnue se déployaient en cet espace lumineux. Leur éclatante beauté l’intimidait.

— Alors, vous n’êtes pas…
— Morte ? Pas le moins du monde, grâce à toi. Mon nom est Uréolys (2).
— Mais…

Ambre déglutit, à court de mots. La jeune femme haussa les épaules.

— J’étais gravement blessée, c’est vrai, mais je suis parvenue à guérir ici, à l’abri des Humains.
— Des Humains ?
— Oui.
— Je ne comprends pas.

Uréolys lui répondit derechef :

— Pas ceux de ta planète. Je parle d’un groupe de personnes vivant sur la mienne. Eh, quoi ! Ne me regarde pas avec ces yeux étonnés !
— Mais je…, tenta de répliquer Ambre, sidérée.
— Plus tard, les questions. Tant de mystères vagabondent entre nos deux mondes.

Uréolys s’approcha tout en effleurant un des murs de sa paume pâle.

— Une guérilla s’est déclenchée. Seuls mon frère et certains d’entre nous ont su se protéger et bâtir un semblant de paix. Cela dit, nous nous éloignons du sujet. L’heure tourne. Tu es là parce que tu as prononcé la formule.

Afin que son interlocutrice ne se retrouve pas noyée sous le jargon employé par une partie de la population de ce monde, elle usait des termes terriens pour l’instant. Ambre, pour la première fois depuis le début de ses péripéties, étala son hostilité :

— Je ne l’aurais pas fait si ce livre n’était pas tombé entre mes mains. Quelle idée de le laisser traîner sur Terre ! C’est stupide d’ailleurs, si vous tenez à votre tranquillité.

Uréolys ne répliqua pas, mais ses sourcils se froncèrent de manière imperceptible.

— J’ai envie de demander : pourquoi moi ?
— Le grimoire ne choisit pas son destinataire, et inversement. Quelle présomption et quelle mauvaise foi de penser que tout est écrit par le destin, ou par je ne sais quelle Toute-Puissance. T’imagines-tu vraiment que tu as été « élue », et qu’en plus tu es victime de ton sort ?

Contrariée par la pauvreté des explications d’Uréolys, la jeune fille voulut rétorquer, mais au dernier moment, sa langue se colla contre son palais.

« Ça suffit. Tu te crois où, dans un conte de fées ? »

Pour tenter de se rattraper, elle s’excusa avec maladresse :

— Pardon, je suis confuse. Je me suis énervée parce que je suis mêlée contre mon gré à vos histoires et celles de votre frère. Il y a aussi que vos autres propos me perturbent. J’ai du mal à m’y retrouver…

L’incohérence s’imposait face à Ambre au fur et à mesure que les mots se bousculaient dans sa bouche. Il fallait qu’elle se l’avoue : elle n’attendait que ce genre d’aventure, comme certaines jeunes filles de son âge, malgré sa propension à la peur. Uréolys mit fin à ses excuses un peu hypocrites :

— À propos du groupe de rebelles dont je t’ai parlé, je t’expliquerai, mais pas avant que nous soyons en sécurité. Ne perds pas de vue toutefois que dans chaque monde, il y a des personnes qui veulent renverser une hiérarchie, et les règles sont toujours enfreintes. Parfois pour le meilleur, parfois pour le pire, parfois pour rien.

Ambre frotta son pied contre l’autre cheville, mal à l’aise. Uréolys avait saisi au vol ses justifications boiteuses, mais biaiser pour taire ses vrais sentiments lui laissait un arrière-goût âcre.

— Pardon pour ce tour de passe-passe, au fait. Tu as trouvé une sorte de monument en plein désert, n’est-ce pas ? Eh bien, j’ai ouvert un portail en son sein pour te conduire jusqu’ici, dans le temple d’Aliante. Je n’ai pas eu le choix.
— Et le fameux monument ? Qu’était-ce ?
— Il s’agissait d’un prototype. Ensuite, le temple a été reconstruit à un autre emplacement. Celui où nous sommes, d’ailleurs. Une connexion subsiste entre eux.

La jeune femme enchaîna aussitôt :

— Mon frère doit certainement se questionner à mon sujet. Il faut que nous nous rendions à la prochaine étape de ta quête.

L’échine de l’adolescente tressaillit.

— Mais je croyais que vous…
— Oui, je sais, mais il y a eu un imprévu.

À ces mots, l’expression de son visage s’assombrit.

— N’avons plus beaucoup de temps. Au fait, s’il te plaît, tutoie-moi. Je ne vais pas te manger.

Elle sourit devant l’air penaud de la jeune fille et reprit :

— Les rebelles cherchent un moyen d’entrer. Même si nous ne craignons rien, nous devons fuir sans nous faire repérer pour que tu poursuives ta quête.
— Comment ?
— Tout accès au lac est gardé secret. Une caverne se trouve tout près d’ici, sur un versant de colline. Nous pourrons sortir du temple d’Aliante en catimini via un tunnel relié à cette cavité souterraine. Cela nous mènera en son sein.
— D’accord. Le lac se situe donc…
— À l’intérieur de la caverne.
— Veui… Euh, excuse-moi, la géographie et moi…
— Ce n’est rien. Il faut partir maintenant, conclut Uréolys, tout en écartant une mèche blonde de son front.
— Par où ?

La jeune femme lui prit la main et l’appuya contre le mur. De nouveau, une fluctuation naquit sous ses doigts qui, à la grande surprise d’Ambre, traversèrent l’obstacle pour plonger dans un liquide froid. Ses hypothèses étaient justes : elles devraient nager !

— Allons-y, dit-elle.

« Dans quoi me suis-je embarquée ? »

Elles se fondirent dans la paroi ; l’eau vint les entourer comme une courtisane impatiente. Leurs cheveux et leurs habits se mêlèrent aux flots, qui se pressaient contre elles tandis qu’elles rejoignaient la surface, d’un bleu toujours plus bleu.

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(1) « heure ».

(2) Se dit « Youréolis ».

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