Deux heures trente minutes, voilà depuis combien de temps Kalena Davenport croit attendre. Elle n’est sûre de rien. Elle n’ose pas imaginer la durée, que la dernière participante patientera, avant de se présenter devant les juges. Lorsque la porte de l’antichambre de la Grande Chapelle s’ouvre, elle sait que c’est son tour.

Elle ferme alors les yeux un instant. Se visualisant dans une bulle dorée, elle inspire. Sa respiration lente lui permet à son esprit de concevoir une sphère parfaite. Elle expire. À l’intérieur de son cocon imaginaire, elle s’envole au travers d’un ciel flamboyant. Elle laisse à terre toutes ses souffrances et ses peurs. En quelques secondes, elle efface ainsi la panique qui s’était immiscée en elle.
Elle ouvre les yeux et avance d’un pas décidé vers le petit couloir qui mène à la Grande Chapelle.

Ils sont là, tous les six.

À première vue, ils se ressemblent. Plus elle progresse, plus elle peut distinguer leurs cheveux : blancs, roux ou noirs en fonction de chacun. Sans vraiment comprendre pourquoi, la jeune fille est captivée par la pilosité capillaire des Hauts Dignitaires qui l’attendent. L’un d’eux, le quatrième, est chauve.

La Grande Chapelle ne possède que six fenêtres, disposées en arc de cercle, au-dessus de l’autel. Elles dominent la pièce, mais ne lui apportent que peu de lumière. Dans cette demi-pénombre, seul le haut du crâne des juges est bien éclairé. Leurs cheveux captent le peu de clarté qui arrive du plafond, donnant l’impression qu’ils ont une grosse ampoule électrique sur la tête.

Le fou rire est en train d’envahir Kalena. Elle doit contrôler un spasme, provoquant une crampe. Il lui est difficile de se retenir. Elle pourrait faire tous les efforts du monde qu’elle n’arriverait jamais à cacher ce grand sourire qui s’est installé sur son visage. Elle salue.

Finalement, ils ne se ressemblent pas physiquement, comme cela lui semblait possible dans un premier temps. Non, c’est quelque chose dans le regard. Ce manque de compassion, cette mesquinerie, il est là leur point commun. Ils inspirent la peur plus que le respect, la terreur plus que la sagesse. Ils sont impitoyables. Il n’y a nul besoin de les connaître, pour le savoir. Ils respirent la cruauté.

« Kalena Davenport, acceptez-vous les règles du Grand Oral de niveau un ?
– Oui.
– Parlez plus fort !
– OUI !
– Quel est votre sujet ?
– Je laisse aux juges toute autorité pour me questionner.
– Fort bien. Alors peut-être que l’histoire complète de la Réconciliation enlèvera-t-elle ce sourire idiot de votre face ?
– La Réconciliation est le traité de…
– Je ne le redirai pas, PLUS FORT ! » hurle le chauve.

Tenues au silence dans la plupart de leurs activités, lorsqu’elles sont autorisées à discuter, les Novices de niveau un doivent toujours rester discrètes. Rien que le fait de parler plus intensément est une vraie torture. D’abord, Kalena n’a pas pu boire depuis la veille au soir et la moindre goutte de salive écorche sa gorge. Ensuite, ses oreilles bourdonnent à s’écouter parler aussi fort. Elle reprend haut et fort, le regard droit et fier, imperturbable :

« La Réconciliation est le traité de paix qui mit fin à la somme de toutes les guerres. Historiquement, on place son commencement au début des trois guerres du pétrole ou guerres noires. Entamées dans les années 2100, elles sont la conséquence du manque de ressources fossiles. Lorsque l’accès à l’énergie devint quasi impossible, la guerre prit une autre tournure.
– Quelles armes ont été utilisées ?
– On vit apparaître l’utilisation d’armes biologiques bactériologiques et virales. C’est à la même époque que la toxine blanche fût inventée puis propagée. Elle décima la moitié de la population mondiale lors de la dernière guerre ou Terreur Blanche.
– Quand est-ce que les premières Pures firent leur apparition ?
– Les autres maladies, la famine et la Résistance firent chuter la population mondiale à un niveau critique. Le statu quo s’installa. Les premières Pures furent observées dans ce que l’on nommait autrefois l’Afrique.
– Quand ?
– En 2894.
– Quelle est leur mission ?
– Dans les premières années, elles furent vénérées, car leur travail auprès des indigents et des malades les élevaient, pour une grande partie de la population, au rang de Saintes.
– Combien de signataires aux accords de paix ?
– Les six derniers belligérants signèrent les accords de Paix en 2972, lors du Traité de la Réconciliation. Ils mirent en place le Grand Conseil. Ce dernier est constitué de six Sages, représentant les signataires du traité de paix. Ils sont élus par les Hauts Dignitaires.
– Quelle est la fonction des Hauts Dignitaires ?
– Chacune des six Provinces est régie par un conseil de six Hauts Dignitaires. Les six Sages ainsi que les Hauts Dignitaires forment le Pouvoir Central.
– Depuis quand et pourquoi le Cloître existe-t-il ?
– C’est en 2990 que le Cloître fut construit. Sa fonction est de contrôler le nombre de Pures présentes au sein de la population. En effet, ces dernières prenaient des libertés qui auraient pu mettre en danger l’équilibre de paix.
– Qui est notre ennemi ?
– L’Arche.
– Pourquoi ?
– Parce que la même année en 2990, les derniers membres de la Résistance quittèrent la Terre à bord de l’Arche. Ce vaisseau spatial fait la taille d’un continent. Il a à son bord l’ADN de toutes les anciennes espèces vivant sur Terre. Ils nous privent de la diversité génétique, c’est un crime. Ils doivent mourir.
– Sommes-nous partiaux ?
– Oui.
– Pourquoi ?
– Parce que malgré son implication avec la Résistance, la première Mère Suprême intégra le Grand Conseil en 2991. Elle siège également, au côté des Hauts Dignitaires lors de ses déplacements dans chacune des Provinces.
– Devons-nous nous réjouir ?
– Oui, nous sommes heureux.
– Comment le montrons-nous ?
– Les accords de la Réconciliation sont célébrés chaque année par six jours de fête. Nous célébrerons cette année les centièmes défilés de la Réconciliation. Alors nous montrons notre bonheur d’être restés sur Terre.  
– En avez-vous terminé ?
– OUI. »

Ils quittent leur siège afin de rejoindre le buffet qui se trouve derrière eux. Ils rient et se moquent. Elle attend et attend encore. S’ils sont si gras, cela n’a rien d’étonnant. En effet, s’ils font bombance à chaque délibération, ils vont finir par exploser.

Kalena Davenport laisse son esprit l’emmener, imaginant les juges gonfler et gonfler jusqu’à s’éparpiller, répandant des morceaux d’eux un peu partout dans la Grande Chapelle. Elle sourit. Apprécier et rêver de la souffrance infligée à autrui… ce n’est pas elle. Alors, se reprenant, elle expire. Ce ne sont que de pauvres créatures qui se repaissent du mal qu’ils assènent. Ils n’ont même pas le courage de la mise à mort, laissant la gestion de la Pratique aux Mères Intermédiaires. Il leur faudra une bonne heure pour délibérer. Ils reviennent alors, et prennent place sur les sièges qui leur sont attribués.

« Kalena Davenport, vous avez répondu au Grand Oral de niveau un. Vous pouvez maintenant vous rendre au laboratoire trois pour l’épreuve de la Pratique. »

Et c’est tout, à croire que le Grand Oral ne sert à rien, à part à donner l’impression aux Hauts Dignitaires qu’ils sont utiles.

Se mettant en marche avec une certaine difficulté, les jambes ankylosées par les premières heures d’attente. Mademoiselle Davenport vient de passer trois heures debout sans bouger, entre l’interrogatoire et la délibération.

Hormis le fait qu’elle soit assoiffée, Kalena peut dire que tout s’est bien déroulé. Elle quitte la Grande Chapelle par la porte principale située à l’opposée et qui lui semble immense. Plus elle s’approche et plus elle a l’impression qu’elle va lui tomber dessus. Elle se sent de plus en plus petite et ses jambes la font de plus en plus souffrir.

Le sang remonte le long des mollets, des genoux, entraînant avec lui une sensation de brûlure. Ses pieds, trop gonflés pour ses chaussures, ont la peau si tendue, qu’elle croit, à chaque pas, qu’ils vont exploser. Enfin, au loin, elle voit la Mère Intermédiaire en charge de son dortoir. Ce n’est pas une mauvaise femme. Elle fait son travail.

Kalena Davenport le sait et lui rend son sourire ; son visage ne trahit aucune émotion. Ses yeux l’encouragent encore et encore un pas après l’autre. La Mère Intermédiaire semble si fluette à côté de cette porte. Kalena n’est plus qu’à quelques mètres. Une éternité. Le battant s’ouvre telle une bouche gigantesque qui voudrait l’avaler.

Le soleil est au zénith et la lumière éclatante qui se reflète sur le parvis l’éblouit. Pendant une seconde, elle croit être aveugle. Puis peu à peu, les ombres se dessinent. Il y a toutes les Novices des niveaux deux à dix. Elles forment une haie. La Demoiselle Davenport descend la centaine de marches qui l’éloignent d’elles. Arrivée en bas, une navette s’approche. Elle monte et disparaît dans un nuage de poussière à destination du laboratoire trois.

C’est seulement une fois assise que Kalena réalise que le chauffeur ne prend pas la direction du parc, mais fait le tour du bâtiment afin de la ramener vers le Manoir. C’est ainsi qu’elles nomment le vieux bâtiment de pierre rouge de quatre étages dans lequel sont situés les dortoirs.

La porte s’ouvre laissant deviner la silhouette de Carol. Ethna s’approche et aide Kaïla, sa mère, à la déshabiller. Cette année, les Novices de niveau un ont le droit de venir se changer entre les deux épreuves, à moins que ce ne soit parce que Carol était maculée de poussière sur tout son flanc gauche. Ethna la regarde et la fixe. Elle lui sourit et chuchote :

« J’étais juste avant elle. »

Sa peau d’ébène sentait la rose. Kaïla revient avec un uniforme vert kaki des Novices en charge des jardins. Les deux Préceptrices aident Carol à se préparer au plus vite. Elle n’a que quelques minutes avant qu’une Mère Supérieure ne vienne la chercher. Elle est prête, se dirige vers la porte et juste avant de disparaître, sa main droite se place dans son dos. Elle fait signe levant son index, désignant ainsi le chiffre un.

Elle passera sa Pratique dans le laboratoire numéro un. En regardant par la fenêtre, Kaïla pourrait voir sortir sa fille en marchant… ou dans un sac mortuaire. Connaître le résultat de sa Pratique avant l’annonce officielle, voilà, ce que Carol venait d’offrir à sa mère : le plus beau des cadeaux. Elle lui a donné la possibilité de la pleurer à l’abri des regards, la chance d’avoir quelques heures pour faire son deuil.

Toutes les Novices qui rentrent au Cloître sont accompagnées par une personne de leur famille. Une femme. Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, il s’agit de leur mère. Les dix pour cent restants représentent des tantes, des sœurs ou encore des cousines. Venir ici avec une Novice est l’équivalent de la prison à vie. Toutes les Préceptrices sont volontaires. Toutes sauf Ethna.

Le temps égraine les minutes. La mère de l’une et la sœur de l’autre, assises face à face, attendent. Beaucoup de Préceptrices profitent de cette journée pour faire la lessive, se tenant le plus loin possible du lieu des épreuves comme pour ne jamais connaître les résultats.

C’est au tour de Kalena d’arriver ; sa robe est immaculée, elle sourit. Les mêmes gestes, le même silence entourent les trois femmes. La Mère Intermédiaire en charge du dortoir entre. Elle fait un simple signe de la tête. Kalena s’avance, seul le bruit de ses bottes résonne dans la grande pièce. Le temps qu’elle met pour traverser la chambrée paraît interminable, comme suspendu.
Avant de passer le battant, elle tousse. Trois raclements de gorges et les deux femmes condamnées à l’attente comprennent. Il faudra porter les regards sur les portes des laboratoires un et trois.

La nuit venue, elles abandonneront tous espoirs de les voir. Elles désirent qu’elles en finissent soit très vite, soit très lentement. La seule certitude est que si elles ne les aperçoivent pas le matin suivant : elles auront réussi.

Kalena regarde la Mère Intermédiaire, sûre d’être pénalisée. Mais rien ne vient à part un sourire tristement complice. Elle aime toutes ces enfants dont elle a la charge. Savoir que la moitié d’entre elles ne reviendra pas ne l’aide pas vraiment à faire son travail.

Mère Intermédiaire n’est pas une vocation, mais comme pour tous les membres de l’ordre, une obligation. Elle accompagne sa jeune élève jusqu’à la dernière marche du perron. Les laboratoires sont groupés dans un bâtiment au milieu du parc, non loin des serres. Disposés en U, certains ont une vue sur l’immense pelouse et d’autres sur une petite cour intérieure. Là, une fontaine dissipe un murmure léger, donnant à l’endroit une atmosphère de calme et de plénitude.

La Mère Intermédiaire sait qu’elles en auront besoin pour faire face à la Douleur.

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