Je ne savais pas ce que je m’attendais à trouver à l’extérieur exactement. Mais rien n’aurait pu me préparer à ce que je découvris. Que dalle. Le néant. Des rues désertes, des maisons calfeutrées derrière les fenêtres desquelles, parfois, j’entrevis furtivement un visage. Une absence totale de vie. Le calme plat. On s’imaginait la fin du monde chaotique, avant. On pensait que tout serait fini en quelques heures, que l’anarchie régnerait partout. Que ce serait fulgurant. Mais ce n’est pas comme ça que ça s’est passé. Tout s’est fait en douceur, dans les premiers temps du moins. Et c’est probablement ce qui me frappa le plus durant ma première sortie de ravitaillement en compagnie de papa. Ça, cette passivité. C’est celle-ci qui m’empêcha d’appréhender la grandeur du danger. De comprendre pourquoi mon père me demanda, à peine avions-nous parcouru quelques mètres, de ne m’éloigner de lui sous aucun prétexte. Quoi qu’il puisse arriver. Je ne voyais pas ce qui pouvait possiblement se produire, pas après avoir redécouvert le monde extérieur, bien moins effrayant que ce que je croyais encore quelques minutes auparavant. Nous ne croisâmes aucun infecté, ni aucune âme qui vive hormis un chat et deux chiens errants durant un long moment. Ma nervosité initiale se mua rapidement en faux sentiment de sécurité, mon angoisse fondit comme neige au soleil. Un sentiment que ne partageait pas mon père, à le voir scruter les ruelles comme un faucon, tendu comme la corde d’un arc sur le point d’être relâchée. Je savais qu’il valait mieux que je ne fasse pas valoir mon point de vue et que je garde mon opinion pour moi cependant.

Depuis que les magasins et les centres commerciaux avaient fermé boutique, les habitants des petites villes comme la nôtre devaient rejoindre un point de rendez-vous où des volontaires se chargeaient de nous faire parvenir, chaque semaine, de quoi subsister. Nous vivions en bordure de notre village et le lieu choisi pour la livraison de nourriture était en son centre, ce qui nous obligea à marcher un petit moment malgré la taille plutôt restreinte de la bourgade. Papa ne voulait pas gaspiller le peu d’essence qu’il restait dans la voiture pour aller au ravitaillement, depuis que les stations essence avaient été pillées et avaient mis la clef sous la porte. Sa raison non formulée était bien entendu que nous pourrions en avoir besoin pour quitter la ville. En marchant à un bon rythme, nous pouvions faire l’aller-retour en moins d’une heure, je le savais parfaitement pour l’avoir fait à plusieurs reprises. En comptant le temps qu’il faudrait pour récupérer nos rations et les emballer, nous serions chez nous avant l’heure du goûter -du moins, ce sont les estimations que je fis pour m’occuper l’esprit.

Plus nous avancions et plus l’appréhension qui m’avait étreinte plus tôt se dissipait et je finis par me détendre après quelques kilomètres tandis que mon père, lui, semblait se crisper un peu plus à chaque pas. Je ne comprenais pas pourquoi, après tout, ça faisait des semaines que plus aucun infecté n’avait été signalé dans notre ville. Et rien dans notre environnement immédiat ne constituait une menace. J’oubliai quasiment les raisons de ma peur initiale et le souvenir du regard tourmenté que mon paternel portait à chacun de ses retours d’expédition de ravitaillement précédents. J’étais presque perdue dans mes pensées, complètement oublieuse de mon entourage.

Toutefois, je revins vite à la réalité.

C’est l’odeur qui m’alerta en premier. Papa, qui l’avait aussi remarquée, ralentit la cadence de sa marche, semblant hésiter un instant à poursuivre notre route, avant de me jeter un regard par-dessus son épaule et de vraisemblablement décider que ça ne valait pas le coup de faire un détour. Alors nous continuâmes d’avancer. Bientôt, je vis au loin un petit attroupement de gens qui entretenaient un grand brasier sur un trottoir devant une maison et plus nous nous rapprochions d’eux, plus l’odeur était insoutenable. Lorsque nous fûmes assez près et que je pus voir clairement ce qu’il se passait, la vision d’horreur qui m’accueillie couplée avec l’agression de mon sens olfactif me tordit violemment les tripes.

— Oh mon dieu.

Je fis volte-face pour échapper à la vue, mais la scène était déjà gravée sur ma rétine, avant de me pencher en avant, cherchant à retenir le contenu dans mon estomac dans celui-ci. L’odeur épouvantable de mort, chairs en décomposition et crémation m’agressait les narines et me piquait les yeux, y faisant monter des larmes. Il y avait des cadavres, emballés sommairement dans des draps souillées, qui étaient empilés sur le côté de la route. Des hommes au visage couverts de bandanas ou de masques sanitaires se chargeaient de les jeter dans le feu où brûlaient déjà une dizaine de corps. Une femme était là aussi, sanglotant bruyamment avec pressée contre elle un jeune garçon.

— Ne t’arrête pas, m’ordonna papa en m’agrippant le bras d’une poigne de fer pour me tirer à sa suite, sans me laisser le temps de me reprendre. Ne t’arrête jamais, pour personne et sous aucun prétexte.

— Pourquoi… pourquoi font ils ça ? je parvins à m’enquérir, une fois certaine d’avoir endigué ma remonté gastrique en trottinant derrière mon père, quelques minutes plus tard, après que nous ayons laissé derrière nous les seuls autres êtres humains que j’avais vu en dehors de ma famille depuis presque un mois entier.

— Certains malades préfèrent rester chez eux et quand ils meurent c’est à leurs proches de s’occuper des corps. me répondit sommairement mon père, en évitant mes yeux, focalisé au-delà de ce qui semblait normal sur l’horizon dégagée.

— Et ceux qui se transforment ?

Ma question, posée à mi-voix, était tremblante car je ne souhaitais pas vraiment entendre la réponse. Papa n’y répondit pas, mais il n’en eut pas besoin. La vision cauchemardesque de ce dont j’avais été témoin s’imposa à l’avant-garde de mon esprit et j’en revis, avec une clarté douloureuse, les moindres détails. Quatre des corps en attente d’être brûlés avaient une unique blessure à la tête, qui transparaissait à travers le drap qui les recouvraient à cause du sang frais qui les maculaient.

Nous ne dîmes plus un mot avant d’arriver au lieu de rendez-vous.

Il y avait des soldats armés qui gardaient le camion, il y a peu de temps encore chargé de transporter de la terre ou autres déchets de construction, pleins à craquer de vivres à notre intention. Depuis la razzia qui avait eu lieu dans les supermarchés et autres magasins alimentaires de la région c’était notre seule source de nourriture. Autour de nous se pressait une petite cinquantaine de personnes, d’autres habitants de la ville que pour la plupart je n’avais jamais vu auparavant, ou auxquels je n’avais pas prêté attention. Deux hommes, assis dans la benne de l’engin, se dépêchèrent d’en ouvrir la plateforme à peine le camion était-il à l’arrêt et l’un d’eux sauta à terre avec l’aisance d’un habitué. Deux soldats vinrent se tenir devant lui immédiatement, pour contenir le mouvement de foule qui se fit connaître et demandèrent aux gens de se mettre en ligne afin de recevoir leur ration. Il fallut quelques minutes pour que tout le monde obtempère, papa et moi y compris, mais finalement les militaires parvinrent à garder la situation sous contrôle. Ensuite, l’homme dans la benne commença à la décharger en passant les cartons emballés dans du cellophane à son collègue au sol, qui lui-même les remit à leurs destinataires une fois qu’ils avaient justifié du nombre de bouches à nourrir. J’avais moi-même remis ma carte d’identité à mon père des semaines auparavant pour qu’il puisse le faire, tout comme le reste de ma famille, et il les avait en mains.

La queue avança lentement et je dus revoir à la hausse mon estimation du temps qu’il nous faudrait pour rentrer à la maison. Ce train de pensée m’empêchait de m’attarder sur le souvenir de ce que j’avais vu plus tôt. Finalement, nous arrivâmes au devant de la file alors que derrière nous cette dernière ne cessait de s’allonger de retardataires qui venaient récupérer de quoi manger pour la semaine.

— Cartes d’identité, exigea l’un des soldats et mon père les lui tendit. L’homme en uniforme se chargea ensuite de les transmettre à celui qui s’occupait de nous ravitailler, debout derrière lui à l’abri. Celui-ci s’attarda sur nos papiers avant de se saisir d’un bloc-notes sur lequel il inscrivit notre nom de famille et le nombre que nous étions avant de remettre nos cartes au militaire qui nous les rendit. Je compris que c’était pour s’assurer que nous ne puissions pas resquiller en venant deux fois réclamer notre ration, afin que tout le monde ait sa part. Puis, enfin, un carton nous fût donné et nous quittâmes la queue.

Nous nous éloignâmes de quelques mètres avant que papa ne sorte un couteau de sa poche, dont il fit jaillir la lame rétractable, avant de commencer à ouvrir notre dû. Il me demanda d’ouvrir son sac à dos vide et me fit passer conserve après converse pour que je le remplisse. Il n’y avait rien à boire, car nous avions encore l’eau courante dans la ville et dans nos foyers. Nous remplîmes le sac de camping assez rapidement et nous reprîmes la route en sens inverse, après avoir jeté le carton dans une poubelle -les vieilles habitudes avaient la vie dure. Il s’était écoulé presque deux heures depuis notre départ de la maison.

Sur le chemin du retour nous gardâmes la conversation au minimum et marchâmes à un rythme soutenu afin d’être de retour chez nous avant la tombée de la nuit. Lorsque nous dépassâmes le lieu où plus tôt brûlaient des cadavres il n’y avait plus personne et le feu était mourant, déployant vers le ciel une épaisse fumée noire. L’odeur était toujours pestilentielle. Je regardai rapidement de l’autre côté de la rue pour échapper au moins à la vue. Nous avançâmes un tantinet plus vite encore pour fuir la scène.

Nous n’étions qu’à quelques pâtés de maisons de la nôtre lorsque l’attaque se produit. A nouveau profondément plongée dans mes pensées, ruminant mon après-midi et songeant aux mauvais rêves que j’allais sans aucun doute faire cette nuit, je ne vis rien venir. Je fus projetée au sol avant d’avoir compris que quelqu’un s’était jeté sur moi et j’atterris douloureusement sur mon poignet gauche. La douleur, foudroyante, me sortit de ma stupeur. Mon cri de peine se répercuta bruyamment dans la rue vide et je n’entendis pas immédiatement mon agresseur me parler ni même ne sentit tout de suite la lame appuyée contre ma gorge. En revanche, je perçus très bien être rudement remise sur mes pieds et plaquée contre un corps, secoué de tremblements dont je ne pouvais que supposer l’origine. Le mouvement accrût ma douleur et ma main droite vint instinctivement recouvrir mon poignet blessé, alors même qu’un nouveau cri m’échappait. La barbe de l’homme que je ne pouvais voir me râpait désagréablement le front à chaque fois qu’il ouvrait la bouche, frénétique.

— Donne-la-moi ! Donne-la-moi !

Je mis quelques secondes avant de réaliser que mon attaquant ne s’adressait pas à moi, mais à mon père, et que j’étais l’otage qui lui servait de moyen de pression. Il ne me vint pas non plus à l’esprit tout de suite que ce qu’il exigeait d’obtenir était notre nourriture nouvellement acquise. Papa, en revanche, n’éprouva aucune de mes difficultés. Son arme à feu -que j’ignorai qu’il avait emportée jusque-là – pointée sur le front de mon agresseur, mon père arborait une expression que je ne lui avais jamais vue. Ce n’était pas de la colère. Ce n’était pas du calme. Et ça n’avait strictement rien à voir avec de la frayeur.

Il était livide.

Pour la première fois de ma vie j’éprouvai de la peur envers lui. Un geignement terrifié, incontrôlable, m’échappa et je ne sus pas si c’était en réaction à la menace tangible et brûlante que je voyais luire dans les yeux si familiers de mon père ou parce que j’étais sous la menace d’une lame et que je souffrais. Tout ce que je savais, c’est que j’aurais reculé de quelques pas si j’avais pu. Derrière-moi l’homme ne cessait de répéter les mêmes trois mots, comme un disque rayé, de plus en plus hiératique à mesure que les secondes s’égrainaient et que papa ne réagissait pas. Je crus que nous ne désamorcerions jamais la situation jusqu’à ce que mon agresseur ne perdre patience -ou peut-être était-ce le dernier fil de raison qui lui restait- et ne me pousse sur le côté afin de brandir son arme et de se jeter sur mon père en poussant un hurlement sauvage. Celui-ci l’accueillit d’une balle, logée directement dans son genoux droit. L’homme débraillé s’écroula au sol en gémissant pitoyablement et en tenant son membre blessé duquel s’écoulait un flot ininterrompu d’hémoglobine.

Le cerveau embrumé par les récents événements ma première pensée avait été de me dire que j’étais heureuse de ne jamais avoir craint la vue du sang. Papa s’approcha immédiatement à grandes enjambées de moi une fois le danger écarté et je retins mon premier instinct, qui était de prendre du recul pour échapper à son touché, en bandant tous les muscles de mon corps pour me forcer à rester clouée sur place afin qu’il puisse inspecter mon cou. Quand il fût rassuré qu’il n’y ait pas d’entaille il tendit la main pour atteindre mon poignet mais rétracta son geste au dernier moment en prenant conscience qu’il valait mieux qu’il n’y touche pas. Quelque chose d’étranger se mouva sur son visage et il jeta un regard oblique sur mon agresseur qui roulait toujours sur le béton en geignant, avant de rencontrer mon regard et de me demander comment j’allais.

— Ça va. je répondis par automatisme même si c’était faux et je détournai mon regard du sien, incapable de le soutenir. Soudain, je remarquai les visages qui étaient collés aux fenêtres de certaines maisons et qui devaient nous observer depuis le début de l’altercation, mais qui n’avaient pas bougé le petit doigt pour nous venir en aide. J’aurais pu m’indigner de leur lâcheté si seulement je ne m’étais pas sentie aussi vidée. Après m’avoir scrutée quelques instants de plus papa sembla satisfait de ma réponse, ou peut-être était-ce que je ne me sois pas encore mise à courir vers les collines en hurlant, et son expression se mua à nouveau, cette fois de façon réconfortante. En un quart de seconde, il redevint le père que j’avais toujours connu.

— Rentrons, m’enjoignit-il alors, non sans jeter un dernier regard à mon attaquant avant de se remettre à marcher, une prise de mort sur la crosse de son arme.

J’eus le sentiment que si je n’avais pas été là pour le voir, mon père l’aurait achevé.

Note de l’auteure :

Ça y est, enfin un peu d’action ! Je sais qu’il a fallu du temps à l’histoire pour démarrer, mais la mise en place de la chaîne d’événements qui entraînent la « fin du monde » doit être bien définie avant que ne commence le « véritable » récit. 🙂 J’espère que vous avez apprécié ce chapitre, n’hésitez pas à me le faire savoir en commentaires !

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