La Navette déposa Kalena devant la porte transparente du laboratoire trois.

La salle est dans des tons pastel proches du jaune ; ayant des fenêtres vitrées jusqu’au plafond, elle est claire dans son ensemble. Les paillasses carrelées de carreaux blancs font penser à ceux de la salle de douche. Soudain aux aguets, comme si elle avait été giflée, elle réalise que tout ceci n’est qu’une mise en scène. Ils veulent la mettre en confiance, comme si tout était normal, comme si elle était dans n’importe quelle école en train de passer des examens de fin d’année. Ils croient pouvoir rendre tout ceci anodin comme s’il était naturel de risquer ma vie à respirer des champignons juste pour changer de classe.

Kalena Davenport est loin d’être idiote. Elle comprend et réalise que face à la situation, c’est la seule façon qu’elle a de résister. Au milieu du mur en face de la porte, il y a une cheminée et le feu mourant ne lui dit rien de bon. À côté de l’âtre, le fauteuil et les sangles sont là.
Elle s’avance, mettant tout en place pour que cela lui soit le plus utile possible. Les accoudoirs, entourés par les sangles dont les extrémités pendent, ont été ramenées devant l’assise. Sur la paillasse au fond du laboratoire deux tournesols se meurent.

Ils étaient en fleurs.

Partout de la tige aux feuilles, d’énormes cloques noires les rongent. Kalena les voit, les redoute et s’avance pourtant tout près. Elle pourrait les toucher directement. Bien que la composante temps fasse partie de sa notation, elle préfère les observer avant de les soigner. Elle fait tourner délicatement les pots. N’étant pas totalement satisfaite, elle incline doucement la tête sur le côté, il manque une indication pour un diagnostic complet.
Elle recommence et là, arrêtant son mouvement, se penche. Il est là, le petit détail qui fait toute la différence. Une tache blanche à peine visible présente sous la troisième feuille de chaque plan, voilà le genre de trace que laisse une pipette de laboratoire lorsqu’elle dépose une spore de champignon.

Il s’agit bien d’une maladie cryptogamique.

Cette fois, c’est sans aucune hésitation qu’elle s’avance et prend une tige dans chaque main. Son intention est bonne, bien sûr c’est contre sa volonté qu’elle est ici, mais elle ne voudrait pas abîmer ces magnifiques soleils floraux. Sa seule ambition est que son sacrifice ne soit pas vain, espérant ainsi leur redonner un second souffle de vie.

Kalena entrouvre la bouche afin de laisser son souffle vider ses poumons. Puis une profonde inspiration les emplit. Une fois, deux fois… elle inspire et expire le nombre de fois nécessaires afin d’évacuer les spores de champignons de l’atmosphère autour des fleurs. C’est lentement qu’elle se tourne pour se rediriger vers le fauteuil, contrôlant toute dépense d’énergie inutiles.

Elle s’assied en glissant ses mains puis ses bras entre les accoudoirs et la corde. Installée au fond de l’assise, elle s’appuie au dossier avant de faire tourner son pied droit dans la sangle et de répéter la même action avec son pied gauche, se liant ainsi toute entière au fauteuil. D’un coup sec, elle étend ses jambes, s’immobilisant ainsi volontairement avant de ne plus être maîtresse d’elle-même.

Commence alors la Douleur, nommée ainsi, car il s’agit du passage de la Pratique le plus difficile, le plus délicat. C’est cet instant, très précis, où l’esprit ne peut plus ni penser ni réfléchir et encore moins vagabonder. Pourtant alors que les brûlures deviennent intenses au creux de ses mains, un sursaut de lucidité lui rappelle la morsure de la neige en hiver.

Le froid cinglant des matins de décembre. Le poison est dans ses veines. Elle le sent qui remonte le long de ses bras, lentement, inexorablement. Elle s’enferme alors dans cette partie de son âme où sont gardés secrètement ses souvenirs les plus beaux, comme le parc d’un blanc immaculé aux premières lueurs du jour.

Kalena Davenport le sait ; son cœur va s’emballer, donnant les premiers signes de tachycardie. Elle ne tardera pas bien longtemps avant de s’évanouir. Dans sa mémoire, les sapins au fond de la Grande Allée ressemblent à des anges. La neige venait de tomber et les branches alourdies déposaient des paquets de poudre blanche avant de remonter vers le ciel. C’était sûrement ce qu’elle avait vu de plus beau.

Lorsqu’elle rouvre les yeux, la Mère Suprême est assise en face d’elle. Ses mains sont croisées sur les genoux, le dos est droit, son tic nerveux présent au coin des lèvres. Son aspect général n’augure rien de bon.
Le goutte-à-goutte planté dans son bras et les liens qui la retiennent à ce nouveau fauteuil, l’empêchent de se concentrer. Il y a dans la situation une anormalité qui la décontenance.
Cherchant au fond de sa panique comment réagir, elle observe la scène sans vraiment la comprendre. Transférée sur un fauteuil médicalisé, retenue par des liens impossibles à enlever seule, elle se force à réfléchir. Pourquoi ? Elle n’avait pas l’intention de s’enfuir, et ce d’aucune manière. Les rideaux ont été tirés, empêchant Kalena d’avoir la moindre idée de l’heure.
La Mère Suprême continue de fixer la jeune fille de seize ans ligotée, là, juste à quelques centimètres d’elle.

“Même moi, je n’ai pas fait aussi bien.
– Vraiment ?
– Vous êtes consciente que votre exploit fait forcément naître la suspicion.
– Quel exploit ?
– Je constate que vous n’êtes pas une grande bavarde.
– J’attends.
– Vous attendez ! Mais faites-nous donc part de cette attente !
– J’attends votre question. Je suis attachée sur un siège où je n’ai pas souvenir de m’être assise, les bras et les jambes ligotés face à vous qui me fixez. Alors à part attendre que voulez-vous que je fasse ?
– Rien, en effet. Savez-vous que vous êtes Novice ?
– Comment le saurai-je ?
– Vous avez réussi la Pratique en un temps record. Nous sommes même allées vérifier dans les annales.
– … Hum… alors je peux rentrer ?
– Pas vraiment, car voyez-vous pour être aussi rapide soit vous avez triché, soit vous serez la prochaine Mère Suprême et cela ne me laisserait que peu d’années à vivre. Donc pour nous assurer que vous n’avez pas détourné la Pratique nous allons vous faire passer un deuxième test.
– MAIS ! J’ai rien fait, je n’ai pas triché, j’ai même pas fait exprès, je serai plus lente la prochaine fois ! J’ai rien fait ! Je n’en veux pas de votre place ! J’AI RIEN FAIT ! hurle-t-elle de tout son désespoir.
– Nous verrons…”

Elle fait un signe de la tête à la Mère Intermédiaire en charge du dortoir des dernières années. Cette dernière, portant un plateau en argent, s’approche, tremblante, de la Mère Suprême. Cette dernière saisit la seringue ainsi présentée.

Avant que la Demoiselle Davenport puisse dire ou faire quoi que ce soit, elle en a injecté tout le contenu dans le goutte-à-goutte. Il serait difficile de décrire l’intensité de la brûlure qui parcoure son bras.
Ses yeux se mettent à couler instantanément et abondamment, ravageant ses joues de larmes chaudes. Ses globes oculaires exorbités et douloureux ne peuvent plus voir qu’une seule chose : le regard gris, glacial, de son bourreau. Elle ne devrait pas la regardait ainsi, car la colère et la révolte gagnent Kalena qui, au lieu de hurler, se mord les joues jusqu’au sang.

Cette douleur-là est volontaire.

Dernier sursaut de son esprit, elle délocalise l’insoutenable et se focalise sur le goût du sang. Elle analyse : chaud, un peu salé et à la saveur si caractéristique, il emplit sa bouche. Expirer. Inspirer. La Mère Suprême sourit, provoquant dans un dernier regard l’adolescente insoumise.

Cela n’a sûrement pas l’effet escompté. Kalena Davenport n’en est pas à sa première Pratique aujourd’hui. Elle sait qu’il lui faut une pensée positive, la neige en hiver, les spores s’envolant dans un petit nuage sont les images qui lui viennent à l’esprit. C’est alors qu’elles apparaissent.

Des taches brunes envahissent les bras et les cloques de pus bourgeonnent sur les espaces de peau encore sains. Inspirer. Expirer. Se calmer. Un point. Il faut qu’elle trouve un point de fixation. Quelque chose sur quoi se concentrer. L’index de la Mère Suprême porte une bague. Elle doit la porter depuis longtemps, son doigt en est déformé. Un léger étranglement trahit de longues années de collaboration. Il ne s’agit pas d’un simple anneau. Il y a des petites pierres incrustées. Elles sont bleues, d’un drôle de bleu. Des lapis-lazuli, magnifiques, ils se répartissent sur deux rangs en alternance avec des petits brillants. Des diamants, oui ce sont des diamants.
Ce qui est grotesque c’est le petit pli de peau qui recouvre en partie l’anneau. Cette main tachée est celle d’une vieille femme. Elle ne voit plus que sa main, tout le reste est flou.

Le plus important ce sont les brûlures, elle a l’impression qu’un brasier ardent emplit l’intérieur de son être. Son corps existe-t-il encore ? Son âme est là, bien vivante. Sa concentration s’étiole plus la Douleur s’installe. Expirer. Rester concentrer. Un nuage de spores s’échappant de son corps, un joli nuage blanc et vaporeux, voilà ce qu’elle imagine. Non, elle ne perdra pas conscience.
Elle est tellement en colère. C’est elle qui la tient vivante. Plus cette irritation grandit en elle, plus sa vue s’améliore, plus son organisme évacue tous ces corps étrangers qui le malmènent.

Maintenue vivante par cette agressivité naissante, par ce sentiment nouveau, sa vision des choses s’éclaircit. Jamais, il n’a été question de faire une Pratique par intraveineuse. Non, la seule chose que la Mère Suprême veut faire c’est la tuer, le plus lentement et le plus douloureusement possible. La peur la motive.

Kalena Davenport sait maintenant avec certitude qu’elle est douée, probablement la meilleure. Cette angoisse, elle la voit, dorénavant, au fond de ces yeux bleu acier. La Mère Suprême ne maîtrisant plus assez ses émotions se lève, fait un geste rapide indiquant que c’est fini.
La Mère Intermédiaire s’avance et enlève les liens ainsi que la perfusion. Elle jette un regard furtif derrière elle et sourit. Ce sourire à lui seul est un risque. Elle s’en va.

Seule, assise, les reins douloureux, la Novice Davenport, essaie de bouger les doigts. Rien n’y fait, aucune partie de son corps ne veut répondre. Il n’y a plus qu’à attendre. Seuls les soupirs profonds arrivent à soulager son corps immobile et blessé. Après un certain temps, elle peut enfin fermer les paupières et ses doigts fourmillent de sensations retrouvées.
Elle arrive à s’accrocher aux accoudoirs, utilisant ses dernières forces pour s’expulser du fauteuil dans un souffle. Une fois debout, elle titube tombant à genoux sous l’effet de son propre poids. Elle n’a pas résisté à ces deux épreuves pour s’écrouler là sur le sol du laboratoire trois. Par les fenêtres la lumière entre doucement, dehors, il fait encore jour. Kalena se relève, entraînant des douleurs diffuses dans toutes ses articulations, pour finir par réussir à passer la porte restée entrouverte.

La fatigue, la lassitude, la révolte, la colère, tous ces sentiments l’envahissaient tour à tour. Ses pas la ramènent vers le dortoir. Un à un, ses pieds s’enfoncent dans le sable de l’allée laissant ces traces être le seul témoignage de son passage. Elle voudrait ne rien laisser. Elle se remet à pleurer si fort qu’elle doit s’arrêter, prise d’un spasme qui la plie en deux.

Elle ne ressent plus aucune douleur physique et ne comprend pas ce qu’il se passe. Elle ne maîtrise plus son corps et les longs sanglots qui la transpercent, la font trembler. Tombant à genoux avant de finir recroquevillée en position fœtale, ses larmes se mélangent alors au sable de l’allée.
Sa bouche se plaque contre le sol pour étouffer tout hurlement. Ces mêmes cris, expression de sa frustration, de sa douleur psychique, de sa colère, elle ne veut pas les leur offrir.

Ce qu’elle veut : c’est résister à ce système absurde et même si, lorsqu’elle tape du poing sur le sol, c’est mollement, elle le fait. Les doigts serrés laissant les grains de quartz s’écouler sur le dos de ses mains, elle se relève une dernière fois et continue d’avancer dans l’allée. Une fois en bas du perron, ses larmes sont sèches et ses yeux rougissent. Elle respire profondément, replace les quelques mèches qui sortent de sa coiffe, lisse son uniforme et se nettoie de la poussière du sol. Elle prend une grande bouffée d’air frais et monte les marches, laissant ensuite derrière elle le grand hall.

Elle pose la main sur la rampe et monte par l’escalier en colimaçon les trois étages qui la séparent du dortoir. Sa main, encore meurtrie, ouvre la porte. Le dortoir semble vide. Ethna et Kaïla sont là, allongées sur les lits, à leur place à Carol et à elle. Kalena, rabattant les couvertures sur les corps endormis, les laisse à leur sommeil avant de se coucher sur le sol glacé du dortoir.

Elle laisse enfin la fatigue et la nuit l’emporter lentement vers ses cauchemars.

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