Liam est de retour. Ça faisait cinq jours qu’il était parti. Il a ramené un médoc. Il dit qu’il avait trouvé une sorte d’apothicaire. Le vieux voulait l’arnaquer en lui vendant la potion mille Couronnes. Du coup, il l’a tué et a récupéré la fiole. Comme on est pas sûre de son efficacité, je fais boire une cuillère à l’un des malades pour tester. Après tout, le vieux pourrait tout aussi bien avoir voulu nous vendre de la pisse de chat que de l’arsenic. On attendra demain pour voir si ça fait effet.

Le lendemain, le cobaye a repris des couleurs et sa fièvre a nettement diminué. C’est suffisant et le temps presse. On donne le reste aux autres. Le capitaine a reçu double ration. S’il pouvait guérir vite, ça m’arrangerait.

Le premier testé a réussi à faire quelques pas et à manger normalement le deuxième jour. La fièvre du capitaine chute et il a cessé de délirer. Très faible et pâle, il ouvre à peine les yeux avant de se rendormir. Avec Liam, on le force à avaler quelques morceaux de viande et un peu de bouillon. Faut qu’il se remplisse l’estomac.

De son côté, Bellick se fait discret. La façon dont il a « géré » l’épidémie ne lui attire pas des masses de sympathie de la part de l’équipage. Certes, il a eu de bons réflexes. Comme faire nettoyer le bateau. Mais, à part un seul matelot, il n’ait parvenu à guérir personne et beaucoup sont morts. Si ça ne tenait qu’à moi, je l’aurais foutu dehors. Mais il vaut mieux attendre l’avis du capitaine. Les hommes sont remontés contre le toubib. Le soucis, c’est qu’on en a pas d’autre. Faudra attendre que la rancœur descende un peu avant de voter si Bellick reste ou non dans l’équipage. Ce sera au capitaine de trancher.

Journal de bord du Déraisonné
Sec. Mac Alistair
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Chapitre XIII : Le Monstre des Profondeurs

« Bateau à l’arrière ! » prévint Stern du haut de la vigie.

Bonnie sursauta et se retourna aussitôt. Elle tenait la barre. Elle avait préféré sortir le Léviathan de la grotte par elle-même. Ils avaient pourtant vérifié avant de quitter leur abri qu’aucun navire ne se trouvait dans les alentours. Elle n’eut pas besoin de chercher le pavillon du regard. Elle se doutait qu’il s’agissait de l’Armada et qu’ils s’étaient cachés. On les attendait. Elle reconnut sans mal l’un des clippers de l’Amarante. Il contournait un cap de la falaise pour les suivre. À la lumière de la nuit, elle aperçut le reflet d’une longue vue ou de jumelles pointé sur eux.

Un clipper n’avait pas les capacités pour les rattraper. Les soldats avaient déjà près de deux cent mètres à rattraper pour les approcher. Dès que le brigantin quitterait les abords des côtes, il serait hors de portée. Ce qui inquiétait la capitaine étaient les canons du navire ennemi. Leur puissance et leur capacité de distance. Elle savait par expérience que l’Armada possédait toujours au moins un canon à l’avant et à l’arrière en plus des côtés pour pouvoir tirer sur les autres sans être obligé de virer de bord.

Les pirates n’avaient pas déployé toutes leurs voiles par prudence. Ils étaient trop près des récifs pour prendre de la vitesse. Cependant, l’Armada n’avançait pas plus vite qu’eux. Et pour le moment, ils demeuraient calmes. Une nouvelle méfiance toucha l’esprit de Bonnie. Ils avaient l’air d’attendre quelque chose. Ils avaient guetté leur fuite, mais ils ne tentaient pas de les rattraper ni d’attaquer leur navire. Ils avaient un sale tour dans leur sac assurément. Elle vira légèrement vers tribord afin de prendre plus rapidement le large.

« Stern ! Tu vois un autre bateau ? » questionna t-elle, la voix tendue.

Le gamin ne répondit pas tout de suite. Elle vit se pencher un peu en avant, la main inutilement en visière. Il finit par lâcher un « non ». Cependant, Bonnie ne parvenait pas à calmer cette angoisse qui montait. Ça sentait trop le coup fourré. De plus, avec ce relief et ces inégalités, il était aisé de cacher un navire.  Ils l’avaient bien constaté. Elle rejeta son regard à l’arrière. Le clipper aussi virait à tribord. Ils semblaient bien décidé à leur coller au cul !

«Capitaine ! l’appela Stern, paniqué. Y en a un autre qui arrive ! Devant »

Les craintes de Bonnie s’en retrouvaient confirmées. Il s’agissait bel et bien d’un traquenard. Elle vit qu’ils avaient affaire au second clipper qui se détachait des côtes comme une ombre morbide. Ils voulaient visiblement les coincer en tenaille. Ils ne pouvaient compter que sur leur vitesse pour leur échapper. Heureusement, le Léviathan se montrait être le plus rapide des trois. Il fallait juste qu’ils atteignent le large avant de se faire canarder. Elle accentua la virée à tribord.

Sur le pont, les pirates s’agitaient. Bien évidemment qu’ils s’étaient rendus compte du traquenard. Ils avaient placé leurs armes à portée de main. Devon campait à côté des canons qu’il avait préalablement chargé. Ils étaient prêts à riposter. Les yeux perçants de Shad passaient d’un bateau à l’autre comme s’il cherchait quelque chose. Une issue sûrement.

Soudain, le clipper de derrière prit un angle à quatre-vingt dix degrés et s’éloigna vers le large. Bonnie se mordilla la lèvre. L’autre avait complètement déployé ses voiles et sa vitesse augmentait considérablement. À cette allure, il serait rapidement à leur hauteur ; bloquant ainsi l’accès au large et donc les privant de la puissance de leur voilure. Ils étaient tombés sur des petits malins. Leur porte de sortie se refermait. Le cerveau de la capitaine bouillonnait. Ils pouvaient toujours forcer le passage en suivant les côtes. S’ils fauchaient compagnie au clipper de devant, ils pourraient aisément le distancer. Seul le second pourrait encore leur nuire puisqu’il avait l’avantage du large. C’était ce qu’il y avait mieux à faire.

« Soyez prêts à combattre ! lança t-elle. Nous allons contourner le bateau en face. Devon, prépare-toi à faire feu à bâbord dès qu’ils seront à portée. »

Deux pirates rejoignirent le canonnier. Shad distribua les emplacements et les rôles. Certains hommes restèrent aux manœuvres, d’autres se retrouvaient sur le pied de guerre. Bien sûr, les tireurs – sous le commandement de Victor – s’alignaient le long de la balustrade de gauche. Il suffirait de contourner le bateau de l’Armada et de faire feu sur eux. La coque trouée et des soldats blessés, ils ne pourraient se lancer à leur poursuite et seraient officiellement hors-jeu. Elle redressa la barre. Il ne fallait pas continuer à tribord, sinon ils foncerait droit sur l’autre ; face à son flan et à ses canons.

Le Léviathan fendit les eaux trop lentement au goût de sa capitaine, mais s’ils accéléraient ils risquaient de se prendre des récifs. De toute façon, il n’y avait pas assez de profondeur pour sortir tout le potentiel du brigantin. Seule la moitié des voiles avait été baissé. De l’autre côté, le clipper les avait presque rattrapés. Mais eux n’étaient plus qu’à quelques mètres de leurs confrères. Ils ne tireront pas de peur de les toucher.

Les pirates réservés à la manœuvre grimpèrent dans les gréements pour laisser le champ libre aux autres. De plus, guidé par Aleph, ils devraient rééquilibrer les voiles si certaines étaient touchées par les tirs ennemis. Viser les voiles et la coque restaient des classiques quand on voulait clouer un adversaire sur place et créer le plus de dégâts possibles. Les mains de Bonnie restaient crispée sur la barre et glissaient. Il ne restait qu’à espérer qu’en face ils ne soient pas mieux équipés qu’eux. Un clipper restait un petit bateau et comportait normalement un armement léger. Ils étaient surtout réservés pour faire des rondes de surveillance dans le Golfe d’Urian.

De là où elle était, Bonnie voyait les soldats s’agiter. Ils avaient compris la manœuvre. Elle vira légèrement de bord pour ne pas heurter le navire ennemi de face. Avec précision, le Léviathan tourna sa proue légèrement à tribord et évita le clipper qui poursuivait son avancée. Il était trop tard pour l’arrêter de toute façon. Les hommes de l’Armada se précipitèrent sur le bastingage bâbord pour face aux pirates. Ils possédaient des fusils plus modernes que les leurs. Seul Victor possédait de telles armes. Les autres se contentaient de pistolet à silex ou de mousquet. Ils ne pourraient tirer qu’un coup et devront ensuite recharger. Pendant ce temps, ils seront entièrement à découvert. Bonnie se mordit la lèvre jusqu’au sang. Par contre, les canons du clipper n’avaient même été sorti. Ils n’avaient pas encore eu le temps de les armer. C’était une bonne nouvelle et il était hors de question de les laisser faire.

« Devon ! Vise les sabords ! » ordonna t-elle.

Les deux bateaux se retrouvèrent côte à côte. Ce serait rapide, mais pourrait également devenir destructeur. Devon fit réorienter rapidement les canons et ouvrit le feu. La coque du clipper fut touchée de plein fouet. Des éclats de bois volèrent dans l’air. Un bruit sourd de métal indiqua qu’un boulet avait touché un canon. Il restait à espérer qu’il était trop cabossé pour servir. Les soldats furent brièvement déstabilisés par l’attaque et leur navire tangua. Victor lança la seconde slave avec les armes légères cette fois. Plusieurs hommes tombèrent, morts ou simplement blessés, en face. Mais ils ripostèrent aussitôt. Les pirates avaient plongé derrière le bastingage dès leur coup tiré. Ils devaient réarmer leur fusil tout en évitant de se faire abattre comme des lapins. Seul Victor poursuivait l’offensive pour le moment. Il s’était accroupi afin de ne pas être une cible facile. Il descendit un soldat qui lui faisait face. Viser n’était pas aisé puisque les deux bateaux restaient en mouvement.

Dans les cales, Devon ne chômait pas. Il rechargeait avec deux pirates trois des six canons du Léviathan. Il corrigea leur visée avant de faire mettre le feu aux mèches. Ils s’écartèrent vivement pour ne pas être frappé par le recul et se bouchèrent les oreilles. Une nouvelle fois, le flan adverse fut touché. Ils ne pourraient pas se servir de leurs propres canons contre eux. Cependant, les trous n’étaient suffisamment bas pour que le clipper ne coule. Le canonnier comprenait le choix de sa capitaine. Il ne fallait éviter toute riposte et donc des dégâts qui pourraient être sévères. Au dessus de sa tête, il entendit les tireurs lançaient une seconde slave.

« Toi, recharge ton canon immédiatement. » cracha t-il au matelot qui était le plus à la poupe.

S’ils se montraient assez rapides, ils pourraient toucher une troisième fois le clipper et viser bas cette fois. Il se doutait que la plupart des fusilleurs s’en prenaient aux soldats, mais quelques uns visaient les voiles espérait-il. Victor, au moins, devait y penser. Les voiles, trouées et lacérés, n’étaient bonnes qu’à changer. Les ennemis ne pourraient pas les pourchasser immédiatement.

Le garçon avait remis de la poudre et un boulet dans son canon. Devon le repoussa pour se charger lui-même de cibler. Ils ne toucheraient qu’un coin de la poupe, mais il feraient ainsi d’importants dégâts. Il enflamma la mèche et s’écarta en espérant que ce serait assez rapide pour que le coup ne pas finisse pas dans l’eau. Le boulet fut propulsé. Une partie du flan arrière fut arraché dans un vacarme démentiel et une pluie d’éclats.

Attirée par le son du troisième coup de canon, Bonnie baissa les yeux. Elle eut un rire de victoire en voyant l’importante percée commit par Devon dans le clipper. L’eau commençait déjà s’y engouffrer. Ses tireurs avaient abattus seulement quatre ou cinq hommes, mais Victor et deux autres avaient troué le foc. Ils étaient débarrassés d’un des deux bateaux. Le Léviathan s’éloigna de sa proie abîmée. La capitaine glissa un coup d’œil vers le dernier navire qui continuait à les coller. Instinctivement, elle savait qu’il serait beaucoup plus ardu à se débarrasser de celui-là.

**

Le clipper suivait le brigantin à moins de deux cent mètres à vue d’œil. Il valait mieux éviter de se précipiter. Le bateau n’était pas beaucoup armé. Seulement deux canons à chaque flan. De plus, les soldats se montraient moins nombreux et certainement moins acharnés que leurs adversaires. Il faudrait les deux clippers pour une bonne attaque ou alors la frégate. Mais l’Aura Boréale était à l’embouchure de l’Amarante. Il avait fait envoyer un télégramme pour prévenir de se tenir prêt et de prendre le large pour intercepter un bateau pirate. Il n’avait pu encore envoyer des coordonnées précises. Il fallait encore voir comment se dirigerait le Léviathan.

D’ailleurs, Heldegarde leva un sourcil. Les pirates viraient de bord. Oh, pas de grand-chose. C’était presque imperceptible. La proue du brigantin pointait légèrement vers tribord. De toute évidence, il souhaitait prendre la direction du large. Les eaux profondes leur permettraient de déployer tous leur gréement et, si besoin est, de sortir les rames. Il s’élancerait alors de toute sa vitesse et sèmerait sans effort ses poursuivants. Cependant, les pirates semblaient demeurer sur leurs gardes car ils ne changeaient pas franchement de direction. Craignaient-ils des rochers sous l’eau ou une riposte des clippers ? Dans les deux cas, cette hésitation permettait au Commandant de pouvoir leur couper la route en usant de la vitesse de son propre navire. Plus petit et plus léger, le clipper pouvait déployer toute sa vitesse en eaux basses et devancer son ennemi. Il donna ses ordres et le timonier fit virer franchement de bord le bateau. Rapidement, ils tournèrent le dos aux côtes et les remous de l’océan firent balancer le pont. Les embruns frappèrent la proue et le vent gonfla les voiles. En quelques mouvements de barre, le clipper avait presque triplé sa vitesse. Quand il décida qu’ils s’étaient assez enfoncés vers le large Heldegarde donna l’ordre de remonter vers le nord. Il ne restait plus qu’à rattraper le Léviathan et de rester à sa hauteur pour l’empêcher de fuir.

Visiblement, leur manœuvre n’était pas passée inaperçue puisque le bateau pirate se redressa et ne fit plus mine de prendre le large. Heldegarde fronça les sourcils. Il savait qu’il serait repéré. Il fallait être aveugle ou particulièrement stupide pour ne pas voir ce qu’il voulait faire. Cela avait marché puisque l’ennemi renonçait à fuir vers l’est. Mais à présent il fonçait droit vers le second bateau de l’Armada. Mac Alistair voulait-elle l’attaquer de front ? Elle devait vouloir éliminer un des deux et ainsi pouvoir sortir du piège. Le clipper était aussi pauvre en armement et en hommes que le sien. Il ne ferait pas le poids face aux pirates. Cependant, il y avait peu de chance que les hors-la-loi s’acharnent sur eux. Ils fuyaient et la rapidité était leur unique chance de survivre. Il était évident que le second bateau subirait des dégâts. Il fallait quand même limiter les pertes. Il demanda à Trabot de joindre le capitaine du clipper posté au nord. Qu’il laisse fuir le Léviathan. S’il tentait de le retenir, il pourrait couler. Mais il était trop tard. Les deux navires se retrouvèrent côte à côte. Heldegarde avait atteint la même hauteur que le brigantin qui ne ralentissait pas face au combat qui s’engageait. Les coups de canon se répercutèrent dans toute la baie. Il était certain qu’à Blaisois le chant des armes leur parvienne clairement. L’affrontement dura moins d’une minute. Les deux navires se séparèrent. Le Léviathan semblait intact et n’avait pas ralenti. Le second clipper avait la coque percée et le foc en lambeau. Maladroitement, il poursuivit sa route vers le sud. Indubitablement, le capitaine Dmitriov cherchaient à rejoindre la plage la plus proche pour évacuer le bateau d’urgence. Heldegarde avait remarqué une petite crique non loin sur ses cartes. Connaissant le capitaine birenzien, il devait en être de même pour lui.

Quelques soldats observèrent, débités, leurs collègues partir en si mauvais état. Heldegarde serra les dents. Cela mettrait des semaines à remettre ce clipper en état. Trabot ne parvenait toujours pas à joindre Dmitriov par radio et on ignorait encore s’il y avait eu des victimes. Il fit remonter le foc afin de ralentir légèrement leur allure. Ils ne devaient pas dépasser le bateau pirate sous peine de le perdre.

Le Léviathan ne refit pas mine de dévier à nouveau de leur route. Qu’espéraient-ils ? Pouvoir les semer en restant près des côtes ? Ils avaient presque coulé un bateau. Qu’attendaient-ils pour venir affronter et faire subir le même sort au second ? C’était la réaction normale attendue. Se retrouvaient-ils déjà à cours de poudre ? Même s’ils se rapprochaient, le clipper ne possédait pas des canons suffisamment puissants pour faire feu sans être à portée. Pensaient-ils le contraire ? Et leur artillerie à eux, quelle puissance possédait-elle ? Encore une donnée incertaine. Comme il détestait ne pas savoir !

Son second lui fit signe qu’il parvenait enfin à joindre Dmitriov. Heldegarde ordonna que le cap soit maintenu et qu’au moindre mouvement il soit averti.

« Le bateau prend l’eau par l’arrière, informait la voix étouffée du capitaine. Trois hommes sont morts et deux autres blessés, dont un grave.

– Hâtez-vous d’amarrer cette épave et soignez les blessés sur le champ, ordonna Heldegarde.

– Bien sûr, Commandant !

– Joignez également l’Aura Boréale. Qu’elle barre la route aux pirates. »

Il se saisit de la carte marine qui traînait à côté de la radio. Il observa rapidement les côtes afin de s’y situer. Ses yeux remontèrent vers le nord jusqu’à l’embouchure de l’Amarante. Il fit un rapide calcul et donna les coordonnées du lieu de rendez-vous avec l’Aura Boréale. Il laissa ensuite Trabot couper la conversation. Il retourna d’un pas vif vers l’extérieur.

« Pas de changement ? s’enquit-il auprès du timonier.

– Non, Commandant. »

Heldegarde observa la silhouette sombre du Léviathan. Il ne semblait pas décidé à s’éloigner des côtes. Il ne pouvait pas rester là éternellement. Ne serait-ce que pour suivre la forme du continent, il devrait virer à l’est pour ne pas frapper les falaises de la Giroudie. Le vent soufflait fortement et le courant remontait vers le nord. Toutes les conditions étaient réunies pour qu’ils atteignent rapidement la pointe de Chalice. Un immense cap formait la Giroudie et s’enfonçait dans le Golfe d’Urian. Il fallait le contourner pour atteindre les eaux du nord. Et à l’extrémité de ce cap se situait l’embouchure de l’Amarante d’où partait à cet instant sa fidèle frégate pour prendre les pirates en tenaille. Ils avaient pu échapper au clipper plus petit et plus faible. Mais l’Aura Boréale possédait une soixantaine de canons et deux cent hommes. Si Mac Alistair choisissait l’affrontement, elle n’aurait aucune chance. Son cher brigantin serait envoyé par le fond avec l’équipage. Situation frustrante pour Heldegarde qui ne pourrait savourer comme il le désirait sa victoire, mais radicale et efficace.

Les yeux perçants du Commandant observèrent le navire pirate se décaler légèrement. Peu à peu, ils voulaient se rapprocher du large, sans pour autant se retrouver trop proches du clipper. Ils se montraient prudents et méfiants. Ils devaient sentir qu’un plus terrible piège les menaçait. Il ne s’attendait pas à une telle retenue de la part de Mac Alistair. Elle n’était qu’une gamine de même pas vingt ans. Il s’était préparé à un adversaire fougueux et téméraire. Visiblement, elle avait du plomb dans la cervelle pour son âge ou alors d’excellents conseillers. Peut-être Bersky l’influençait-il. Cette façon de rôder sans avoir l’air de se décider lui ressemblait bien. Il se plaisait toujours à tourner autour de sa proie pour l’attaquer dès qu’elle baissait sa garde. Mais Heldegarde était bien trop expérimenté pour perdre ne serait-ce qu’un soupçon de son attention. C’était la méfiance et l’acharnement qui l’avaient maintenu en vie et mené à son poste actuel.

Les heures s’écoulaient sans qu’il ne lâche le Léviathan du regard. Le navire se trouvait à la limite des eaux profondes. Il n’avait plus à craindre les reliefs des côtes à présent. Mais il ne pouvait pas prendre le vent comme il voulait. Mac Alistair maintenait une distance de sécurité entre les deux bateaux. Certainement pour rester hors de portée de tirs. Les soldats commençaient à s’impatienter.

« Le clipper n’est pas de taille face à un tel navire. Voyez comment a fini Dmitriov, expliqua sèchement Heldegarde. On va continuer de leur barrer la route et les conduire droit vers l’Aura Boréale. »

Dmitriov avait rappelé quelques temps auparavant. Le clipper était réparable et les blessés hors de danger. La frégate avait reçu le message et s’était placée au bon endroit pour attendre le Commandant. Ils n’avaient plus qu’à prendre leur mal en patience et à espérer que le Léviathan ne se jette pas soudainement sur eux. Dans ce cas, ils étaient plus rapides et auraient le temps de fuir avant que l’autre bateau n’atteigne sa vitesse maximale. Ne jamais prendre de risques inutiles. L’aube n’allait pas tarder à pointer. Les courants étaient plus en plus forts. Le clipper dut se décaler pour passer le cap de la Giroudie. Sur leur parallèle gauche, le Léviathan l’imita en conservant sa distance de sécurité. Ni l’un ni l’autre ne pouvait faire quelque chose dans cette position et ils demeuraient hors de portée de tirs. Chacun bloquait l’autre et ne pouvait avancer qu’au nord. Cette situation était tendue et frustrante. Mais nécessaire si l’Armada voulait enfin mette un terme aux pirates du Léviathan. Heldegarde se demanda si Mac Alistair ou Bersky comprenaient qu’on les traînaient vers l’Amarante. S’ils saisissaient ce qui se passait, il n’imaginait que trop bien leur sentiment d’impuissance et leur agitation. La petite capitaine sidhànéennes devait chercher une solution de fuite depuis deux heures à présent.

Dans le ciel gris, les côtes de Giroudie se détacher nettement de l’horizon et approchaient rapidement. Il était temps de s’enfoncer plus dans le Golfe pour rejoindre l’Aura Boréale. Le clipper vira à tribord, s’éloignant du Léviathan. Les matelots durent abaisser le foc et le rediriger pour que le vent pousse le navire dans la bonne direction. Heldegarde jeta un coup d’œil par dessus son épaule. Les pirates les suivaient prudemment. Ils devaient contourner les côtes giroudines de toute manière. Le Commandant quitta pour la première fois la poupe. Il traversa tout le bateau pour se retrouver à la proue. Il voulait guetter l’ombre de l’Aura Boréale.

« Ils ont sorti les rames! » s’exclama un homme à l’arrière.

Sans perdre un instant, Heldegarde retourna à la poupe pour voir les choses par lui-même. Il grogna de rage.

« Ils ont aussi abaissé toute leur voilure ! » corrigea t-il.

Les eaux plus profondes se montrèrent particulièrement propices au bateau pirate qui naviguait beaucoup plus vite. Il les rattrapait sans qu’ils ne puissent rien y faire.

« Leurs voiles sont mises bizarrement. » indiqua Trabot qui les observait avec une longue-vue.

En effet, constata le Commandant. Chaque mât avait été orienté à l’opposé de l’autre. Un pli souligna le front de Heldegarde. Il venait de comprendre la manœuvre.

« Ils prennent à la fois le vent du nord et celui du sud. » expliqua t-il, dépité.

Il existait deux principaux courants qui alimentaient le Golfe d’Urian. Un froid venu du Détroit de Mim qui longeait les côtes Birenziennes et le nord des Terres d’Ædan pour se jeter dans la mer d’Orient. Le second venait du Détroit de Méphistari et se révélait chaud. Il remontait ensuite le long des côtes de Chalice pour rejoindre le Détroit de Mim. Ces deux courants s’affrontaient alors dans cette embouchure de mer étroite et rendaient la navigation en son sein extrêmement périlleuse. Ils étaient aussi accompagnés de vents. Vents qui se rejoignaient près des côtes de Birenze et le nord de Chalice ; d’où les nombreux intempéries que connaissait cette zone. Vers le cap de Giroudie, les deux vents soufflaient et le courant chaud de Méphistari poussait les navires vers le Détroit de Mim. Mac Alistair avait visiblement décidé d’utiliser cette particularité de la région pour augmenter considérablement sa vitesse. Une tactique audacieuse, mais aussi terriblement dangereuse. Ses mâts pouvaient se briser sous la pression des vents contraires ou ses voiles se déchirer. Il arracha la longue-vue des mains de Trabot et observa les gréements ennemis. Les voiles tenaient remarquablement bien le coup. Elles étaient d’excellente facture et bien épaisses. Cependant, les mâts tremblaient. Ils ne pourraient pas garder cette positon longtemps. Mais bientôt ils seraient soulagés. Le Léviathan était presque sur eux. Voilà bien longtemps qu’il n’avait pas vu un bateau aller aussi vite sans l’aide d’un moteur.

Heldegarde se tendit. Normalement, Mac Alistair aurait dû virer pour contourner le clipper. Le brigantin fonçait droit devant. Droit sur eux. Il eut un mouvement de recul à ce constat.

« EVACUEZ IMMEDIATEMENT LA POUPE ! s’égosilla t-il.

– Pourquoi ? s’étonna Trabot.

– Ils ne nous contournent pas ! Ils nous foncent dessus ! Ils vont nous rentrer dans le cul ! »

Cette explication suffit à encourager les hommes à obéir promptement.

La vitesse du Léviathan ne cessait d’augmenter et des vagues se formaient devant lui, secouant le pauvre clipper. Accroché au bastingage à l’avant du bateau, Heldegarde serrait les dents. Jamais il n’aurait pensé à une telle stratégie. Le brigantin n’en sortirait pas indemne. La proue serait abîmée. Peut-être aussi le mât avant. Mais le clipper se briserait sous l’impact ; trop petit et trop fragile. La vitesse du Léviathan augmenterait considérablement la force du coup. Vicieuse, inattendue et folle. Ainsi était la façon de combattre de cette Bonnie Mac Alistair. Il retiendrait assurément. Autour de lui, les soldats criaient de peur.

La proue du Léviathan rentra dans la poupe du clipper dans une explosion de bois brisé. Heldegarde eut juste le temps de voir qu’aucun pirate ne se trouvait sur l’avant. Il sentit le pont se fissurer sous ses pieds, mais qui ne cédait pas. L’élan du brigantin les entraîna. La proue du clipper se souleva même de l’eau. Heldegarde s’accrocha plus fortement pour ne pas tomber. Les voiles du Léviathan furent relevée précipitamment et leur allure ralentit soudainement. Dans un tel capharnaüm, le Commandant enragea de ne pas entendre l’ennemi et encore moins les ordres de la capitaine. Les bateaux tournaient sur eux-mêmes emportés par la vitesse. Il était impossible de se lever ou de tenir debout. Agrippé au bastingage, Heldegarde chercha ses hommes du regard. Il ne vit pas Trabot. Plusieurs soldats avaient suivi son exemple, d’autres s’étaient accrochés au mât.

Un second impact, une seconde secousse. Cette fois-ci, le souffle coupé, les muscles fatigués, Heldegarde lâcha prise. Son corps glissa sur le pont envahi d’eau et de débris. Il fut arrêté dans sa chute par le mur de la cabine du capitaine. Il sentit le bois se fissurer dans son dos et le choc expulsa tout l’air que contenaient ses poumons. Il demeura quelques précieuses secondes étourdi. Quand il récupéra ses esprits, il vit avec horreur une dizaine de pirates envahir son pont. Le mouvement des bateaux s’étaient calmés et permettait à nouveau de tenir en équilibre. Mais ses hommes étaient blessés, assommés, étourdis, hébétés. Les pirates semblaient vifs et enragés. Le Commandant se releva, les jambes encore tremblantes. Il essuya un filet de sang qui coulait de sa bouche, voulut comprendre ce qui s’était passé.

Apparemment, les pirates avaient attaché les deux navires ensembles avec des grappins. Ils avaient relevé les rames d’un côté afin de faire tourner le Léviathan sur lui-même et qu’il se retrouve flan contre flan avec le clipper. Ils avaient enfin attaché les deux bastingages ensemble et lançaient à présent un abordage. Ingénieux vraiment. Et complètement fou.

« Soldats aux armes ! » hurla t-il.

Il fallait que ses hommes se relèvent, se réveillent. Ils allaient droit au massacre sinon. Il n’aurait jamais pu prévoir une telle attaque. Mais il aurait dû.

Les bruits des combats envahirent le navire. Heldegarde lui-même sortit son sabre et, de sa main gauche, empoigna son revolver. D’un tir, il abattit un pirate qui lui tournait le dos. Il se débarrassa en quelques secondes d’un gamin maigrelet qui devait vouloir faire ses preuves. Il ne pensait pas l’avoir tué, mais blessé assurément. Ses yeux fouillaient le pont. Toujours pas de trace de Trabot. Il ne percevait pas non plus la haute silhouette de Bersky. Ce lâche était-il resté sur le Léviathan ?

Un coup de feu retentit près de son oreille. Sans se retourner, il balaya sa droite d’un large geste de son sabre. Il sentit qu’il touchât quelqu’un et un cri lui répondit. Il n’attendit pas que son adversaire se remette de sa blessure et riposte pour s’éloigner. Il repoussa un autre pirate en lui tirant une balle dans la rotule. Celui-là était hors jeu. Si on pouvait avoir quelques survivants à juger pour l’exemple ce serait bien. Autour de lui, les soldats se battaient principalement au sabre. Les pirates ne laissaient pas le temps de dégainer et de viser. Il vit enfin Trabot qui affrontait deux hommes à la fois. Heldegarde leva son revolver et en abattit un. Le capitaine chalicéen profita de l’effet de surprise pour frapper le second à la poitrine. Il rejoignit son commandant en évitant les combats. Le pont était envahi d’eau de mer, de sang et de débris de bois. Il était encore secoué et instable. Ce qui n’était pas l’idéal pour pouvoir combattre au meilleur de ses capacités. Les deux hommes se mirent dos à dos ; autant pour soutenir l’équilibre de chacun que pour éviter les coups par derrière. Ils repoussèrent assez facilement plusieurs ennemis. Ces derniers n’insistaient pas. Ne prenaient pas de risques inutiles. Ils semblaient plus tenter d’affaiblir et de fatiguer les hommes de l’Armada avant de les achever plutôt que de demander un vrai combat. Eux aussi ne devaient pas être à l’aise sur cette épave en devenir. Car le clipper penchait toujours et on entendait l’eau envahir les soutes, couler sous leurs pieds. Heldegarde pensait que le bateau ne demeurait en surface que grâce au Léviathan fermement attaché à lui. Il serait aisé aux pirates de quitter le navire et de trancher les cordes, les condamnant à l’échouement. Se rendaient-ils compte qu’ils les empêcher de couler ?

« Commandant ! » l’appela Trabot.

Prudemment, Heldegarde jeta un coup d’œil par dessus son épaule. Son bras-droit lui montrait quelque chose d’un signe du menton.

Un grand homme blond descendait nonchalamment du Léviathan pour aborder le clipper à son tour. Andrashad Bersky. L’assassin tenait dans sa main son éternel katzbalger, cette épée courte qu’il gardait depuis ses débuts à Birenze. Ses yeux froids et délavés fouillaient le pont comme s’il cherchait quelqu’un. La haine brûlait le ventre de Heldegarde. Il était si proche ! Mais il doutait pouvoir traverser toute la longueur du pont facilement avec tous ces combats qui le peuplaient. Il pourrait tenter de l’atteindre avec son arme à feu. Mais cela serait tellement rapide et impersonnel. Il voulait le faire souffrir et sentir la vie quitter son corps de ses propres mains. Il serra les dents. Sa vengeance allait-elle donc lui échapper alors qu’il était si proche ?

« Commandant ! répéta Trabot.

– Quoi ? »

Cette fois, il montra du doigt pour être plus précis. Ce n’était pas Bersky qu’il montrait. Après tout, il ne connaissait l’assassin que de nom et ne savait à quoi il ressemblait. Non, c’était au-delà du pont. Un bateau s’avançait rapidement vers eux. Le pavillon bleu et or de l’Armada flottait sur son grand mât. Du premier coup d’œil, Heldegarde l’avait reconnu. C’était l’Aura Boréale, sa frégate.

Une voix de femme s’égosilla, ordonna de revenir sur le bateau. Il s’agissait certainement de Mac Alistair qui avait aussi repéré le bâtiment. D’un même mouvement, les pirates fuirent le clipper. Quelques soldats voulurent les retenir, mais Heldegarde ordonna à son tour d’abandonner les combats. C’était inutile et meurtrier. L’Aura Boréale écraserait sans soucis le Léviathan.

La frégate avançait rapidement. Peut-être le capitaine en charge du bateau avait-il vu les combats de loin ou ne voyant pas le clipper et le brigantin arriver avait décidé de venir à leur rencontre. Pour une fois, Heldegarde était content qu’on ait désobéi à ses ordres. Si les renforts n’étaient pas arrivés, ils auraient tous été tué.

Le Léviathan se décrocha de sa victime et rabaissa ses voiles. Ils fuyaient évidemment. Mais, pour le moment, le Commandant ne s’en inquiétait pas. La frégate conserva son cap vers le clipper en ignorant les pirates. Il était plus urgent de secourir les soldats que d’arrêter quelques criminels.

Le clipper s’enfonçait doucement, mais sûrement dans l’eau. Les hommes se rassemblèrent à la proue en s’accrochant à ce qu’ils pouvaient. Le bateau devait être incliné à presque quarante degrés à présent. Heureusement, la frégate était rapide. À l’image des pirates précédemment, elle s’attacha au clipper avec des grappins. Deux larges planches furent placés en un équilibre précoce entre les deux bastingages. Un à un, les hommes traversèrent pour atteindre le pont de l’Aura Boréale. Heldegarde passa en dernier, juste derrière Trabot. Il se retint de lancer un regard au bateau agonisant tandis que les soldats enlevaient les planches et les grappins.

Le Capitaine Osmoir vint se présenter devant lui et opéra un salut militaire dans les règles. Heldegarde le remercia de son secours ; mais refusa fermement tout acte médical. Il n’avait que quelques contusions et égratignures. Il demanda à ce que ses hommes soient examiner et que Trabot fasse l’appel. Il devait savoir s’il y avait eu des morts. Une fois cela fait, il chercha des yeux le bateau pirate. Il voguait un peu plus loin. Les voiles étaient poussées par un seul vent et les rames n’étaient pas sorties. Ils n’étaient pas assez loin pour pouvoir leur échapper.

« Poursuivez ce navire ! ordonna t-il en montant d’un pas vif vers le pont supérieur. Dès qu’il sera à portée de tir, n’hésitez pas ! »

L’Aura Boréale possédait deux canons à l’avant. Il lui serait aisé d’attaquer les pirates tout en les poursuivants. Les ordres mirent immédiatement les hommes en mouvement. Chacun retourna à son poste et quatre canonniers partirent à l’avant. Une nouvelle course-poursuite commençait. Sauf que cette fois, l’Armada avait l’avantage de l’armement, du matériel, du navire et du nombre. Plus de deux cent hommes contre une trentaine, tout était joué d’avance. Qu’importait si la vengeance de Heldegarde n’était pas nourrie comme il l’aurait souhaité. Il fallait juste se débarrasser de cet équipage. Si survivants il y avait, ils les ramasseraient dans l’eau.

La frégate atteignit aisément sa vitesse maximale et suivit le brigantin. Les pirates seraient à portée de tir dans quelques minutes.

À bord du Léviathan, la hâte se faisait sentir. Les mâts ne supporteraient pas encore la pression de vents contraires. Il fallait se résoudre à se contenter du vent du sud. Des rames à tribord avaient été brisé lors de l’impact avec le clipper et ne pouvaient être remplacées. Ils ne pouvaient compter que sur la voilure. La figure de proue avait été brisé et la coque légèrement endommagée, mais ils ne subissaient aucune infiltration d’eau. Ils ne pouvaient qu’espérer que l’avance qu’ils avaient pris les mettrait à l’abri de la frégate.

Bonnie avait les jointures de ses doigts si pâles, presque transparentes, tant elle serrait la barre. Ils étaient sur le point de se débarrasser enfin de ce clipper qui leur collait aux basques depuis des heures quand cette maudite frégate avait surgi de nulle part. De toute évidence, le premier bateau avait pour intention de les mener droit sur le second. Elle avait bien compris qu’il y avait un piège qui se préparait et avait saisi la première occasion de riposter et de fuir. Ils n’étaient pas de taille face à la frégate. Mais pendant qu’elle s’occupait de l’équipage du clipper, elle perdait du temps.

Durant l’abordage du clipper, l’équipage avait perdu trois matelots. Quelques uns avaient été blessé. Heureusement, leurs plaies semblaient superficielles.

La capitaine avait été à l’origine de l’idée d’utiliser plusieurs vents et les rames en même temps. Les frères Sergovitch et Aleph avaient protesté que les mâts et les voiles ne tiendraient pas le coup. Mais elle avait été ardemment soutenu par Shad qui ne supportait plus d’être mené par le bout du nez par le navire de l’Armada. Victor était intervenu en sa faveur avec l’idée d’user de leur vitesse pour frapper le clipper. Cette tactique était folle ; follement ingénieuse. Elle avait immédiatement tenté Bonnie. C’était ainsi qu’ils s’étaient retrouvé à harponner le clipper avec la proue en guise d’arme. Mais, alors qu’ils s’apprêtaient à donner le coup de grâce à l’ennemi, les renforts avaient surgi et pas en leur faveur.

Maintenant, ils retrouvaient au point de départ : en état de faiblesse et en fuite. Au moins, ils étaient libres de leurs mouvements. Les voiles étaient gonflées à leur maximum. Bonnie aurait préféré que le vent souffle plus fort.

Un cri de canon. Un boulet tomba à la mer près du Léviathan. L’eau gicla et arrosa la poupe du bateau qui se retrouva déséquilibré. Il ralentit et les voiles se dégonflèrent comme un mauvais soufflet. Bonnie se retourna vivement. La frégate les suivait de plus près qu’elle n’aurait cru. Allaient-ils attaquer par derrière chacun leur tour ? Sauf que l’Armada était armée à l’avant.

« Reprenez immédiatement le vent ! Qu’importe la direction ! Augmentez au maximum la vitesse ! » s’égosilla Bonnie.

Un deuxième tir se fit entendre. Cette fois, il fit mouche. Le brigantin fut atteint à bâbord. Bonnie manqua de tomber et se rattrapa de justesse à la barre. Trempée par les giclées d’eau, elle se redressa aussi vite que possible et réajusta la position du gouvernail. Elle espérait vivement que le safran ne soit pas endommagée. Mais le bateau répondit bien au changement de direction. Un troisième tir les toucha. Le mât arrière vola en éclat et chuta par dessus bord. C’était une chance au final car il aurait pu faire des dommages considérables et écraser des pirates. Mais il ne leur restait plus que la moitié de la voilure. La vitesse s’en fit sentir. Et la frégate avançait toujours.

« Bonnie, qu’est-ce qu’on fait ? s’enquit Shad qui venait de quitter précipitamment le pont principal.

– On continue d’avancer, répondit-elle en haussant la voix pour se faire entendre. Sortez les rames en état et partagez-les équitablement.

– On nous tire dessus !

– Pour le moment, précisa la jeune femme fermement. Mais une frégate est un vaisseau grand, donc lourd. Beaucoup plus que notre bateau. Ils sont à leur vitesse maximum. Dans cette catégorie, ils ne peuvent pas nous battre. Il faut qu’on s’éloigne aussi vite que possible. »

Le birenzien hocha la tête pour dire qu’il avait compris et il retourna à l’avant pour donner les ordres. Huit hommes descendirent dans les cales pour s’emparer des quatre rames survivantes. L’équipe d’Aleph grimpa sur les derniers gréements. Les voiles furent réorientées et toutes furent envahi par le vent. Le Léviathan reprit la route. En veillant que les voiles demeurent gonflées, Bonnie chercha le courant. Normalement, le courant chaud du sud devait remonter vers le Détroit de Mim dans cette zone. Si elle parvenait à s’engouffrer dedans, ils seraient emportés et gagneraient une vitesse considérable.

Un quatrième tir surgit de la frégate. Le boulet ne toucha pas sa cible. Bonnie eut un sourire de victoire. Ils étaient déjà hors de portée. Les rames étaient sorties. Soudain, le Léviathan trembla et elle fut projetée en arrière par un choc et un changement de vitesse. Elle maintint la barre de toutes ses forces. Ils étaient dans le courant de Méphistari. La capitaine jeta un œil par dessus son épaule. La frégate avait ralenti et contourné le courant. C’était fini. On ne les rattraperait plus à présent.

Heldegarde ne cachait aucunement son dégoût tandis qu’il observait le brigantin s’éloigner. La frégate ne possédait pas la capacité de le rattraper. De plus, ces inconscients fonçaient droit sur le Détroit de Mim à cette allure. Maintenant qu’ils étaient happés par le courant, ils ne pourraient espérer en repartir. Ils avaient bien joué leurs cartes, mais à quel prix ?

« Que fait-on, Commandant ? demanda le Capitaine Osmoir.

– On ne peut pas les suivre, avoua Heldegarde. Si on est pris dans le Détroit… C’est trop risqué. J’ai déjà perdu un bateau et un autre est gravement endommagé. »

Il était hors de question qu’il sacrifie l’Aura Boréale. Même pour la tête de Bersky.

« Cependant, reprit-il, conservons la pression. Naviguez en parallèle du courant. Avec des jumelles ou une longue-vue, ils nous verrons et nous aussi. S’ils parviennent à s’extirper du courant avant le détroit, il ne nous restera qu’à les cueillir. De plus, se sachant suivis, ils feront plus d’erreurs et la peur les attisera. Je veux savoir aussi où ils sont. 

– À vos ordres, Commandant. »

**

Shad observait la frégate qui s’éloignait avec une longue-vue. Il grimaça quand il constata que même si elle restait à l’écart du courant, elle continuait à les surveiller de loin. Heldegarde ne lâchait pas l’affaire. Bonnie avait fait ranger les rames. Ils étaient complètement entraînés par le courant de Méphistari. Les heures passaient sans qu’ils ne puissent changer de cap. Afin d’économiser les gréements et le dernier mât, Aleph avait fait remonter les voiles. Ils avaient dépassé sans effort la Giroudie et longeaient Mim. Le quartier-maître s’agitait. Le Détroit se rapprochait de minute en minute et ils se retrouveraient engouffrés en à l’intérieur cette nuit à ce rythme.

On entendait tant de choses sur le Détroit de Mim. La navigation y était réputée particulièrement périlleuse. La jonction de deux courants opposés en son sein y jouait pour beaucoup. De plus, on disait que de nombreux obstacles s’y trouvaient. Des icebergs notamment. Shad connaissait ces phénomènes. Il était né et avait vécu à Birenze. En hiver, l’extension des banquises et et des blocs de glace à la dérive étaient légions. Très peu de personnes osaient naviguer en cette saison dans ces régions. Normalement, ils n’auraient pas dû s’y approcher avant l’été. Mais la course poursuite avec l’Armada les avaient amenés beaucoup trop au nord. Et maintenant que le courant décidait seul de leur destination, ils étaient piégés. Ils avaient échappé à leurs ennemis, mais à quel prix ? Il n’était pas le seul à s’inquiéter de la suite des événements. Plusieurs pirates tournaient en rond ou discutaient à voix basse en jetant des coups d’œil angoissés à la mer. Les frères Sergovitch, également birenziens, lui jetaient des regards à la dérobée. De toute évidence, ils espéraient qu’il pourrait obliger Bonnie à s’éloigner du Détroit. Si seulement, la simple volonté de la capitaine suffisait à leur éviter les dangers de Mim !

Shad abandonna la longue-vue et retourna sur le pont supérieur. Bonnie y tenait toujours la barre. Son action permettait seulement au bateau de rester stable. Il se plaça à côté d’elle, la dévisageant du coin de l’œil. Comme l’équipage, elle paraissait fatiguée, mais ne faiblissait pas.

« Les Sergovitch ont fait le tour ? » questionna t-elle.

Son second eut quelques temps d’absence avant de répondre. Elle avait effectivement demander à ce que les charpentiers fassent le point sur les dégâts subi par le navire.

« Oui, répondit-il enfin. Comme tu te doutes, il nous manque un mât et toute sa voilure.

– C’est ce que j’avais cru remarquer, en effet.

– Il y a un trou dans la coque à l’arrière. Mais il est haut placé et on ne devrait pas craindre d’entrée d’eau par là. Par prudence, ils ont colmaté avec les moyens du bord.

– Et… à l’avant ? » fit Bonnie d’une voix timide.

Elle n’aimait pas être responsable des dégâts. Elle tenait énormément au Léviathan. Certainement plus qu’à la plupart des membres d’équipage. Il se doutait à quel point recourir à une solution mettant le navire en danger avait dû lui coûter. Mais grâce à ce stratagème insensé, ils avaient failli se débarrasser définitivement de Heldegarde. Si ce chien n’avait pas toujours une carte dans sa manche – ou une frégate en l’occurrence – il en aurait été fini de lui.

« La figure de proue est foutue, annonça t-il doucement. La coque éraflée, mais rien de grave. Par contre, on a perdu deux rames.

– Tant que ça reste du superflu. »

Elle redressa légèrement la barre. Le vent soufflait plus fort et déstabilisait parfois le navire. De là où ils étaient, ils ne pouvaient pas distinguer les côtes de Mim. Ils ne voyaient plus également la frégate, mais Shad savait qu’elle continuait de rôder à deux ou trois kilomètres de là.

« Et l’Armada ? s’enquit d’ailleurs la capitaine.

– Ils nous suivent de loin. Je doute qu’ils puissent continuer ainsi encore longtemps. Les côtes de Birenze sont trop dangereuses à cette époque de l’année.

– Et on s’en approche.

– Oui, mais ce que je crains le plus est le détroit.

– On le dit infranchissable, pensa Bonnie à voix haute. Tu crois que c’est vrai ?

– De ce que j’ai vu en m’y approchant parfois, sa réputation n’a pas l’air volée.

– Mais si on passe ?

– Tu ne penses tout de même pas traverser le détroit et aller vers l’océan d’Esther ?

– Et pourquoi pas ? De toute façon, si on se dégage du courant on va se retrouver droit dans les bras de l’Armada d’un côté et de l’autre les terres. Où ils nous retrouveront bien vite. Là bas, ils nous auront pas.

– Bonnie…

– Et puis, qui sait ce qui nous attend au déjà de Chalice ? Ce qu’on va découvrir ? Imagine les possibilités que ça nous ouvre.

– Pour cela, il faut sortir vivants et avec un bateau en état de naviguer du Détroit de Mim, lui rappela gravement Shad.

– Foutus pour foutus, autant tenter le tout pour le tout.

– Et tu comptes expliquer ça à l’équipage avec des phrases toutes faites ?

– Qu’ils trouvent alors une meilleure solution plutôt que de se plaindre ! » répliqua sèchement Bonnie.

Sur ce point, il devait bien admettre que la jeune femme n’avait pas tord. Pour se geindre à la moindre décision, ils étaient forts. Quant au reste, ils demeuraient muets. Sauf quand il s’agissait de leur part du butin.

Le soleil se couchait, mais avec les nuages sombres qui avaient voilé le ciel, ils ne faisaient guère la différence. Les yeux pâles de Shad observèrent la boussole que Bonnie avait attaché à la barre. Nord-nord-ouest. Droit sur le détroit. Il grimaça. La capitaine avait raison sur plusieurs points. Cependant, la réputation et les dangers de ces eaux ne l’engageaient guère vers eux. Peu à peu, quelques blocs plus ou moins importants de glace se mirent à flotter autour d’eux. Depuis la fin des combats, les pirates avaient remarqué la chute progressive des températures. Les chemises légères se retrouvaient sous des pulls de laine et des manteaux. La moitié du visage de Bonnie était recouvert d’une vieille et épaisse écharpe. L’hiver du nord régnait en maître ici. Les mains gantées de Shad enserraient à nouveau la longue-vue. Au nord, les côtes glacées de Birenze s’approchaient. À l’est, il ne distinguait plus la frégate de Heldegarde. Avait-il abandonné ? Était-il trop loin ? Ou était-ce seulement la faute aux brumes et neige qui tombaient ? Car oui, des flocons apparaissaient et se mettaient à tapisser le pont du Léviathan. La boussole indiquait l’est à présent. Le courant se faisait plus fort ainsi que le vent. Ils approchaient du Détroit de Mim. Les côtes des deux continents étaient visibles à l’œil nu. Aussi arpentées et neigeuses l’une que l’autre. À croire qu’il s’agissait à l’origine d’une seule et même terre que la mer avait scindé en deux. La mer, d’ailleurs, devenait de plus en plus étroite. Le bateau prit de la vitesse.

« TOUT LE MONDE A SON POSTE ! » hurla Shad pour se faire entendre par dessus la force de l’eau et du vent.

Plusieurs hommes glissèrent sur le sol en se hâtant. Aleph ne fit toujours pas ouvrir les voiles. Trop de vent, cela pourrait se révéler dangereux. À la barre, Bonnie tentait de bloquer celle-ci de toutes ses forces. Shad la rejoignit précipitamment. Il se saisit du gouvernail à son tour. En unissant leurs forces, ils devraient pouvoir tenir la trajectoire. De nombreuses cohues leur prouvèrent que deux puissances s’affrontaient bien dans ces eaux. Plusieurs fois, le Léviathan fut comme rejeté en arrière jusqu’à ce que les deux pirates parviennent à le remettre dans son courant d’origine. Le vacarme était tel que presque personne ne parvenait à s’entendre. Ils étaient secoués comme des poupées de chiffons. Certains s’étaient attachés au mât ou au bastingage avec des cordes. D’après ce que Shad pouvait voir, personne encore n’était tombé à l’eau, mais si le courant se faisait plus agressif cela arriverait inévitablement.

« Par tous les dieux. » souffla Aleph juste au dessus d’eux.

Shad et Bonnie se redressèrent et se forcèrent à regarder bien que le vent glacé leur brûlait les yeux. Un iceberg en forme de pic se dressait au beau milieu de leur trajectoire. Il était temps de virer. En toute catastrophe, ils forcèrent sur la barre pour virer de bord. Mais le courant était contre eux. Bonnie serrait les dents en priant pour que le safran ne se brise pas. Enfin, la proue du Léviathan se pencha peu à peu vers bâbord. Mais la vitesse demeurait contre eux. Ils ne purent éviter complètement l’iceberg. Et la coque frappa à tribord. Le choc fut tel que Bonnie tomba. Shad parvint à rester de justesse sur ses jambes, mais vacilla. Nightingal fit un bond de côté, évitant de justesse un bloc de glace qui tomba sur le pont. Sous son poids le plancher céda. Heureusement, brisé en morceau, il ne fit pas d’autre dégât dans la cale.

Quand ils parvinrent enfin à s’éloigner du pic de glace, Oleg se précipita à tribord et se pencha pardessus le bastingage malgré le danger pour regarder la coque. Elle était lacérée sur toute la longueur du bateau. Il jura et courra vers les cales en entraînant avec lui une dizaine d’hommes. Arrivé en bas, il constata que ses craintes étaient avérées. Plusieurs fuites inondaient le navire.

« Utilisez de la glaise, du sable, du linge ou que sais-je ! ordonna t-il, la voix tendue. Mais bouchez-moi ces trous ! »

L’eau montait rapidement et dépassait déjà leurs chevilles. Les gestes rendus malhabiles par le froid, l’eau et la panique, les pirates s’activèrent. On renversait les coffres et les hamacs pour trouver des bouts de tissus. Même les caisses contenant les défenses furent utilisée pour faire rempart à l’eau. Enfin, à part quelques gouttes, l’inondation semblait arrêtée. Pour le moment, car Oleg savait que ces réparations à la va vite ne duraient jamais longtemps.

Le mât avait également un peu accroché l’iceberg. Et l’un de ses bras avait été brisé sous le coup. Aleph fit déplacer quelques hommes pour mieux égaliser les poids. Sans matériel, c’était impossible à réparer. Il faudrait changer une partie du mât. De plus, un de ses hommes était tombé à la mer.

Un amas de rocher leur faisait face à présent, mais Bonnie réagit plus vite et il était moins gros que l’iceberg. Elle parvint à l’éviter sans trop de mal. Elle s’essuya le front avec sa manche. Malgré le froid, elle était en sueur. Elle remarqua au passage qu’elle était coupée au front. Cela avait dû se produire quand elle avait chuté. Elle l’ignora et reporta son attention vers la mer.

Les courants contraires entraînaient des vents très forts. Le Léviathan basculait souvent et, plus d’une fois, ils avaient craint que le navire ne se retourne. Deux autres matelots avaient été emporté par les vagues. Celles-ci montaient haut et arrosait allégrement le pont. Le sel brûlait les yeux et l’eau glaçait les hommes jusqu’aux os sans qu’ils ne puissent se sécher ni se réchauffer. Des maladies comme la pneumonie risquaient de frapper plusieurs d’entre eux. La fatigue et la tension s’accumulaient et les pirates firent de plus en plus d’erreurs. Un mal de crâne affligeait Bonnie. Chaque muscle de son corps pleurait sa douleur et elle tremblait d’épuisement. Sans Shad pour l’aider à tenir la barre, elle aurait lâché et le Léviathan serait coulé depuis longtemps. Elle mourrait de froid – elle qui aimait se vanter de ne pas être frileuse – et de soif. La faim aussi commençait à se faire sentir. Mais il fallait tenir le choc. Ce détroit ne pouvait pas être infini. Il avait forcément une fin et elle tenait à l’atteindre.

Un choc souleva brièvement le navire. Ils avaient dû heurter un récif caché sous l’eau. Oleg qui était resté dans les cales put constater immédiatement les dégâts. La coque s’en retrouvait fissurée par le dessous maintenant. Ce n’était pas gros, mais suffisant pour créer une nouvelle voie d’eau. Il fit à nouveau une réparation d’urgence. Fort heureusement, le récif avait raté – bien que de peu – la quille du bateau. Si elle avait été touché, le bateau n’aurait jamais tenu le coup. Une fois cela fait, il remonta aussi rapidement que son pantalon gorgé d’eau lui permit sur le pont. Il se précipita auprès de Bonnie et de Shad pour les informer des dégâts qui ne cessaient de s’étendre.

« Dès qu’on aura quitté ce maudit détroit, il faudra accosté immédiatement, conclut-il, essoufflé. Tant que ça reste encore réparable. »

Bonnie était aussi blanche qu’un linge. Elle hocha la tête. Personne ne semblait en état de poursuivre la navigation plus loin que le détroit de toute façon. Il restait à espérer que les eaux se montreront plus clémentes bientôt et que le Léviathan ne prenne pas d’autres coups.

Cet enfer dura plus d’une heure. Puis, peu à peu, les terres s’éloignèrent et la mer se fit plus large. Les courants moins concentrés devinrent moins violents. Mais la mer demeurait profondément agitée. Bonnie s’éloigna du centre le plus vite possible. Cap sur le sud. La banquise qu’elle distinguait au nord l’obligeait à virer à nouveau vers Chalice. Ils accosteraient à la première plage déserte. Il restait à espérer que l’Armada ne les attendait pas de pied ferme sur le territoire de Mim.

Cependant, un orage grondait non loin. Bonnie grimaça. Les éléments étaient-ils les gardiens de ces lieux ? Les vents ne faiblissaient pas et la neige tombait toujours aussi agressive. Le froid revint les frapper maintenant qu’ils se relâchaient. Ils auraient certainement dû rester encore tout aussi vigilants. Mais ils étaient parvenus à passer le détroit ou du moins sa partie la plus ardue. L’épuisement se révélait plus fort que la raison. Des éclairs zébrèrent le ciel. Les pirates levèrent les yeux, inquiets. Il restait à espérer qu’ils aient atteint la côte avant que l’orage ne soit à son apogée et que le mât n’attire pas la foudre. Le Léviathan était très abîmé et ne tiendrait peut-être pas le choc face à un nouvel intempérie.

Soudain, un nouvel obstacle toucha le navire. Il fut beaucoup moins violent que les précédents. Bonnie en soupira même de lassitude et peut-être aussi de résignation. Cette fois, ce fut Youri qui descendit inspecter les cale. Aucune lésion ne fut à noter et le niveau de l’eau en bas demeurait stable. Alors qu’il s’apprêtait à remonter, un nouveau choc se produisit faisant légèrement basculer le navire. Youri évita de justesse un tonneau qui roulait sur lui.

Sur le pont, les pirate se penchaient par dessus le bastingage pour tenter de distinguer ce que le Léviathan avait heurté. L’eau était si sombre et agitée qu’ils ne purent en percer les ténèbres. Agitée, Bonnie jetait des regards autour d’elle. La glace dérivait dans le sens inverse et aucun récif ou rocher n’avait approché le navire. Un nouveau choc se fit sentir à l’arrière cette fois.

« C’est vivant et ça nous tourne autour. » diagnostiqua Shad, la main sur le pommeau de son épée.

Avec leur chance, il ne pouvait s’agir d’une baleine. Surtout qu’un cétacé ne serait pas revenu à la charge et aurait su éviter le bateau. Ils avaient affaire à un monstre marin. Ils pouvaient espérer qu’il ne soit pas trop gros, mais pour faire ainsi balancer le Léviathan à son contact, cet espoir était vain.

« Préparez-vous au combat ! lança Bonnie. Armes à la main et restez éloignés du bastingage. Y a une grosses bestiole qui nous surveille. »

Les hommes obéissent. Quelques uns ne purent s’empêcher de jeter des coups d’œil vers les profondeurs. Tout à coup, une gerbe d’eau apparut, une longue silhouette sombre en son sein. Le pont fut largement éclaboussé. Un matelot qui se trouvait près n’eut que le temps de distinguer une énorme gueule et ses crochets avant d’être attrapé par la bête et emporté au fond de l’eau.

Il y eut un moment de flottement où chacun semblait se demander ce qui venait de se passer. Puis, la peur au ventre, les pirates s’écartèrent vivement du bord ; quelques uns allant même se réfugier dans les cales.

« Il reviendra ! les prévint Bonnie en lâchant la barre. Il faut qu’on l’attaque avant qu’il ne recommence. »

Elle descendit sur le pont principal en tirant son sabre. Shad la suivit pour montrer l’exemple. Plus personne ne tenait la barre, mais cela n’avait plus d’importance visiblement.

« Que tous les hommes se rassemblent ! poursuivit la capitaine. Devon, prépare les canons. Si cette bestiole passe devant, je compte sur toi. »

Le canonnier hocha la tête pour signaler qu’il avait compris. Il entraîna trois hommes avec lui dans les cales. Shad l’y suivit pour ramener ceux qui étaient allé s’y terrer. Certains pirates sur le pont avaient obéi sans hésitation et s’étaient postés aux côtés de leur capitaine. Victor et Nightingal se trouvaient parmi eux.

« Il faut deux ou trois hommes dans les gréements, indiqua Bonnie. Ils pourront attaquer la bête d’en haut. »

Aleph et Stern y allèrent. Le garçon était le plus fin de l’équipage et le plus agile. Il montait très rapidement sur les mâts. Shad revint du ventre du brigantin avec une dizaine d’hommes tremblotants. Un nouveau choc les informa que le monstre revenait à la charge. Bonnie tourna son arme vers bâbord. L’animal passait sûrement en dessous du navire et l’avait frôlé dans sa démarche. La bête surgit à nouveau des eaux. Ne trouvant pas de proie facilement accessible, elle demeura plus longtemps à découvert et l’équipage put voir à quoi ils avaient affaire. La créature était montée toute en longueur. D’épaisses écailles grisâtres recouvraient son corps longiligne. Une courte nageoire dorsale devait lui servir à nager car elle n’en avait pas d’autre. Elle possédait une gueule longue ornée de quatre longs crochets. Ses yeux jaunes à la rétine verticale fixaient les humains en contre-bas. Un serpent de mer. Celui-ci paraissait particulièrement costaud. Il était plus grand que ceux que Bonnie avait déjà croisé. Il dépassait le grand mât aisément.

« Urian, protège-nous. » souffla la jeune femme, paralysée par la vue du monstre marin.

Les lames et lances se levèrent, hésitantes vers l’ennemi. Nightingal arma son arc. Victor et les autres tireurs de l’équipage mirent la créature en joue.

« Tirez ! » s’écria Bonnie qui venait de se remettre du choc.

Les balles atteignirent le serpent géant, mais elles ne semblaient aucunement le faire souffrir. Les écailles, aussi dures qu’épaisses, le protégeaient. La flèche de Nightingal manqua l’œil de peu. Même si elle ne subit aucun dommage, la bête poussa un cri enragé. Ils avaient au moins réussi à l’énerver. La tête gigantesque fondit sur eux. Aussitôt, le rassemblement de pirates s’éparpilla sur le pont pour éviter les crocs meurtriers. Les mâchoire claquèrent dans le vide, agaçant d’avantage la bête. Youri en profita pour frapper le crâne du serpent de son hallebarde. La lame glissa sur les écailles mouillée. La créature se retourna et voulut happer les jambes du charpentier. Un violent coup sur un des crochets la fit s’éloigner. Le choc résonna comme s’il avait touché de la pierre. Le crochet ne s’était même pas brisé. Cependant, le monstre avait senti la douleur. Il hurla avant de s’enfoncer à nouveau dans les eaux. Des remous agitèrent le bateau.

« Il est parti ? hasarda Victor.

– Non, le contredit Shad. Il va revenir. Surtout qu’on lui a donné de bonnes raisons de le faire. »

Ces paroles firent s’assombrir les mines des hommes. Comment pouvaient-ils se débarrasser d’un adversaire dont ils ne pouvaient percer la peau ? D’un mouvement de tête agacé, Bonnie chassa les mèches trempées qui lui barraient la vue. ? Il faudrait qu’elle se coupe les cheveux une fois à terre. Ils la gênaient atrocement.

« Je le vois ! les prévint Stern du haut de son mât. Il passe sous le bateau pour attaquer de l’autre côté. » ajouta t-il en montrant la silhouette sombre du doigt.

Les pirates se retournèrent. Juste à temps, la bête ressortit alors de l’eau. Mais ce ne fut pas sa tête qu’ils virent. Sa longue et puissante queue frappa le Léviathan. Le bastingage vola en éclat. L’appendice balaya le pont et faucha plusieurs hommes. Deux d’entre eux furent sasis et entraîné vers le bord. Les Sergovitch en attrapèrent un. Mais la force du serpent était colossale et ils durent se résigner à lâcher leur compagnon s’ils ne voulaient pas être emmenés avec lui. Les appels au secours et cris de terreur des victimes résonnèrent encore même une fois qu’ils furent engloutis. Titubants, les deux frères revinrent auprès de leurs camarades toujours sur le pont.

« Espèce de saloperie. » cracha l’un des hommes derrière Bonnie.

La créature devait bien avoir une faiblesse. Mais laquelle ? Ses écailles étaient trop dures pour être transpercées que ce soit par l’acier ou les balles. Bonnie se mettait encore à espérer que Devon parviendrait à blesser la bête grâce aux canons. Ses crocs avaient résisté au coup de Youri. De même que son crâne. C’était comme si le monstre portait un armure au quotidien. En y réfléchissant, Bonnie se disait que les yeux ne devaient pas être aussi résistants que le reste. Il faudrait la frapper là. Elle fut couper dans ses réflexions pour la queue du serpent qui s’abattit à nouveau sur le pont. Les hommes fuirent son contact. Mais elle ne semblait pas vouloir à nouveau saisir quelqu’un. Non, elle avait l’air de s’enrouler autour du bateau.

« Non, non, non, non. » répétait, paniquée, la capitaine.

Ce monstre était-il doté d’intelligence ? Elle se le demanda vraiment. La tête surgit dans son dos et elle ne put retenir un cri de terreur.

Le corps de la bête enveloppa le navire pirate et serra. La coque gémit. La gueule harcela le pont et les pirates ne pouvaient que courir pour lui échapper. Le pont craqua. Bonnie échappa à un coup de croc de justesse. Mais elle se prit les pieds dans un tas de corde et tomba au sol. Sous ses yeux effarés, elle voyait le plancher se tordre sous la pression. Le bateau allait être broyé si le serpent ne relâchait pas sa prise ! Elle tourna la tête et vit une gueule à la langue pointue et aux crochets acérés se jeter sur elle. Elle se saisit de son sabre qui lui avait échappé des mains lors de la chute. Mais à quoi lui servirait-il ? Elle leva la lame devant elle tel un bouclier. Soudain, le serpent s’arrêta et siffla de colère. Il redressa la tête et se détourna de la capitaine. Sur le mât, Stern lui avait lancé sa dague dessus. Évidemment, il n’en résultat aucun dommage pour la bête, mais cela avait suffi à retenir son attention. Bonnie se dépêtra des cordes et en profita pour fuir. Les rétines dilatés par l’énervement, le serpent étendit son cou vers Stern. Avec l’agilité d’un singe, le gamin monta plus haut dans les gréements. Les crocs se refermèrent sur la voile. La bête agita la tête, enragée, avant d’arracher le tissu et le jeter à la mer.

Un grondement sourd jaillit des profondeurs du Léviathan. Les canons crachèrent enfin la réplique du bateau. Le corps du monstre se collait aux sabords, contre la bouche de l’artillerie lourde. Le boulet et la force de l’explosion de poudre touchèrent de plein fouet et sans recul l’animal. Un sifflement suraiguë de douleur ouvrit grand la gueule du serpent dont le corps se desserra. La queue retomba à l’eau et le reste de la créature suivit. Bonnie se précipita vers le bastingage en ruine et se pencha. Pas de sang à la surface de l’eau. Mais une odeur écœurante de cramé hantait l’air pesamment. La fumée gênait la vue.

« Bien visé, Devon ! »  félicita Victor.

Bonnie ne parvenait pas à s’en réjouir. Elle sentait que le serpent géant allait revenir à la charge plus terrible qu’avant. Doucement, elle s’éloigna du bord et ordonna qu’on reste sur ses gardes.

Shad monta rejoindre Aleph dans les voilures. Le maître-voile observait les dégâts, dépité.

« C’est réparable ? » s’enquit le quartier-maître.

La grimace de l’officier suffit comme réponse. Au dessus d’eux, Stern regardait aussi les restes de la voile. Les crocs de la bête avaient imprimé le bois. S’il avait été moins rapide, ces morsures auraient marqué sa chair. L’adolescent déglutit en comprenant à quoi il avait échappé.

En contre-bas, Devon était remonté des cales. Il échappa à ses camarades qui venaient le féliciter pour rejoindre sa capitaine.

« Nous n’avons plus de boulet, ni de poudre, annonça t-il sombrement.

– Tu as vu si cette sale bête a été blessé ?

– Des écailles ont brûlé, mis je ne crois pas que ce soit sérieux.

– Alors, il va revenir. »

Au moins, avec le coup qui lui avait été porté, le serpent ne chercherait peut-être plus à broyer le bateau. L’eau autour d’eux était toujours aussi sombre et agitée. Impossible de distinguer le serpent ni de prévoir sa prochaine attaque.

Soudain, la réponse arriva. D’un puissant coup de queue, il frappa le bateau. Le Léviathan fut repoussé par la force du monstre marin. Il bascula sur lui-même et une partie de la coque sortit de l’eau. Les cris peuplèrent le pont. Les pirate se rattrapèrent comme ils purent et certains s’écrasèrent contre les pans ou tombèrent à l’eau.

Sur le mât, l’équilibre fut plus que compromis. Stern chuta, mais parvint à se rattraper de peu à une voile rescapée. Shad et Aleph ne furent pas éjectés grâce à leurs réflexes. La tête du serpent sortit brusquement des eaux et se leva à leur hauteur. Sa gueule s’ouvrit et fondit vers les deux hommes. Shad fut le plus rapide et il monta un degré. Aleph eut moins de chance. Un des crochets de la créature le happa et le traversa au niveau des reins. En quelques secondes, le maître-voilier fut avalé sous le regard horrifié du mousse. L’odeur iodée et reptilienne du serpent le frappa et il se rendit compte à quel point la bête était proche de lui. Il se balança et parvint à remonter sur une poutre. Il voulut grimper encore plus haut, mais le mouvement de bascule du bateau le désarçonna. Il s’enroula autour de sa poutre. Il jeta un coup d’œil sous lui. La mer agitée grondait. Le bateau penchait de plus en plus et ne tarderait pas à se retourner.

Le monstre tendait son cou, mais ignorait complètement l’adolescent malingre. Il claquait ses mâchoires en direction de Shad. Le birenzien fendait l’air de son épée pour tenter de faire reculer la bête. Il frappait les naseaux, mais l’animal n’y accorda aucune attention. Il écarta une jambe pour éviter un coup de croc. De son pied, il frappa directement dans l’œil du serpent qui siffla de douleur en fermant sa paupière. Shad sauta sur ses pieds et monta sur la poutre supérieure. Il rejoignit ainsi Stern qui avait perdu toutes ses couleurs. Aleph avait toujours était proche du gosse et l’avait pris sous son aile dès son arrivée dans l’équipage. Sa mort avait mis le petit en état de choc. Sans compter la proximité du serpent. Car bien sûr, il ne comptait pas laisser sa proie lui échapper après avoir subi une telle offense. L’œil touché demeurait clos, mais l’autre voyait toujours aussi bien. Il était si proche que l’assassin pouvait y voir son reflet à l’intérieur. Le cou de la créature s’enroula autour du mât qui craqua sourdement sous la pression. La langue fourchue de l’animal frôla la joue de Shad. Il grimaça de dégoût. Hors de question qu’il finisse digérer par un reptile ! Mais il ne pouvait pas monter plus haut. Un gémissement de terreur de Stern lui fit tourner brièvement la tête. Le serpent ignorait complètement le gamin. C’était Shad qui lui avait fait mal, c’était Shad qu’il comptait bien dévorer. L’assassin comprenait qu’il ne pourrait fuir à moins qu’il ne détourne l’attention de la bête. Alors, il n’eut aucune hésitation.

D’un bond, il était à côté de Stern. Il obligea le gosse à se relever et le jeta dans le vide. Attiré par le mouvement soudain, le serpent tourna la tête. Il se jeta sur le côté et goba le mousse avant de replonger dans l’eau. Mais son cou restait fermement enroulé autour du mât. Celui-ci rompit définitivement en deux. Shad dut sauter pour ne pas se faire emporter avec lui dans les profondeurs. Il atterrit violemment sur le pont dont le plancher céda sous son poids. Il se retrouva dans la cale, enchâssé dans des coffres. Seuls ces derniers lui avaient été évité de se retrouver la tête sous l’eau. Dont le niveau avait encore monté depuis le début de l’attaque du serpent. Le souffle coupé, il fut plus qu’étourdit par le choc et il comprit qu’il s’évanouissait.

Le bateau, libéré du poids du monstre, parvint à se redresser et évita ainsi de sombrer. Arc bandé, Nightingal guettait, d’un visage de marbre, les flots. Il se jura que cette fois-ci, il ne manquerait pas sa cible. Des cris lui apprirent que le serpent émergeait à la poupe. Il s’y précipita. La bête crachait de rage après les pirates qui fuyaient. Victor tenta une nouvelle fois de lui tirer dessus, mais ses balles avaient toujours aussi peu d’effet. Il finit par reculer comme tout le monde. Indifférent à la peur ambiante, Nightingal leva son arc et visa soigneusement. Derrière lui, il sentait la présence de sa capitaine se rapprocher. Il ferma un œil pour mieux viser en ignorant les mouvements du bateau sous ses pieds. Il lâcha sa flèche. Qui alla directement se ficher dans le dernier œil valide de la créature.

Les cris de douleur étaient presque insupportables à entendre tant ils étaient perçants et aigus. Plusieurs pirates se bouchèrent les oreilles. Folle de douleur, la créature se débattait dans le vide en hurlant, la gueule pendante.

« Bien joué. » souffla Bonnie à l’archet taciturne.

Elle grimpa sur le pont supérieur. À présent, elle était à la même hauteur que l’animal borgne. Le reptile avait dû sentir son odeur car il se força à ouvrir l’œil touché par Shad. Il était rougi et larmoyant, mais il servait encore. Bonnie adressa à la bête un sourire carnassier.

« Ça va se jouer entre toi et moi maintenant, mon gros. » décréta la capitaine.

Dans sa main droite, elle tenait son sabre, dans sa gauche un poignard. Elle jeta ce dernier qui atteignit le dernier œil du serpent. La bête se rejeta en arrière, hurlant plus fort encore. Vraiment ça faisait mal aux oreilles. Bonnie sauta sur le bastingage. D’un autre bond, elle parvint à atterrir sur la tête du monstre. Il secoua le chef pour se débarrasser de l’intruse. Mais Bonnie réussit à s’accrocher aux écailles. Elles étaient dures et tranchantes sous ses doigts. Elle ne pourrait pas lui infliger de dommage ici. Outre les yeux, quel endroit ne possédait pas d’écailles ? Elle eut un sourire amusé et résigné. À l’intérieur.

Elle cala son sabre entre ses dents et remonta le long du crâne vers la gueule. Elle se demanda vaguement si les crochets étaient empoisonnés. Elle atteignit les narines. L’animal se débattait toujours. Il plongea brièvement la tête sous l’eau avant de se redresser. Bonnie but la tasse et manqua de lâcher prise. Elle empoigna plus fermement les narines du serpent. Elle laissa ses jambes glisser le long du museau et pendre dans le vide. Elle ferma les yeux, rassembla son courage. Folle, elle l’était définitivement. Elle sentait la langue du serpent toucher ses chevilles. D’un mouvement de bassin, elle se projeta à l’intérieur de la gueule de la créature marine. Elle finit près de la glotte, derrière un crochet. L’haleine du monstre empestait le poisson pas frais et la chair en décomposition. Elle empoigna son sabre et lui enfonça l’arme dans la gorge. Elle avait toutes ses forces dans le coup. Le sabre était enfoncé jusqu’à la garde. Cette fois-ci, la bête ne cria même pas. Mais elle sentait qu’elle se débattait plus fort encore.

Le serpent replongea dans la mer. L’eau envahit sa gueule. Bonnie s’agrippa à son sabre pour ne pas se faire emporter plus loin dans le gosier de la bête. Du sang envahit les remous. La capitaine arracha à grand peine l’arme et nagea de toute son énergie vers la sortie. Elle parvint à se faufiler hors de la gueule juste avant que la mâchoire ne se referme. Sous elle, le serpent sembla abandonner car il plongea plus profondément, traçant un sillon de sang sur son passage. Combattant la force de l’eau qui l’entraînait vers le fond, elle nagea vers la surface. Le sel brûlait ses yeux. Ses jambes étaient lourdes et ses bras douloureux. Elle manquait d’air. Enfin, elle creva la surface. Elle vit une corde près d’elle et s’en saisit. Pour revenir sur le bateau, elle se contenta de s’y laisser tirer. C’étaient Victor et Nightingal qui tenaient l’autre bout du cordage. Quand elle fut à leur hauteur, ils l’attrapèrent sous les épaules et la laissèrent choir sur le pont.

La jeune femme cracha le liquide qui encombrait ses poumons. Elle était trempée d’eau et de sang. Elle puait la pourriture et la marée. Elle était vivante. La tête comme dans un étau, elle entendait à peine les exclamations de son équipage. Tremblant de tous ses membres, elle se releva avec du mal.

« Cap sur le sud. Abordez le premier rivage venu. Vite. » émit-elle faiblement entre deux toux.

Sa vue était floue, mais elle reconnut la silhouette de Nightingal qui se dirigeait vers la barre. Le cauchemar semblait enfin terminé. Ils avaient passé le détroit, échappé à l’Armada et à un serpent géant. Le Léviathan n’avait pas coulé et – bien qu’ils avaient perdu la moitié de l’équipage – des hommes vivaient encore. Elle avait gagné son pari.

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