La première chose qu’elle fit, ce fut d’ouvrir les yeux. Il faisait noir. Un noir qu’elle n’avait jamais vu aussi noir de toute sa vie. Était-elle décédée ? Ses idées étaient pourtant claires. Elle se souvenait précisément de ce qui s’était passé à peine quelques secondes plus tôt : les cris de la foule, ses propres hurlements, le rire cynique de Sian, le grincement de la lame de la guillotine et surtout, le bruit sourd lorsque celle-ci lui avait tranché la tête. Contrairement à ce qu’on pouvait croire, ce n’était pas douloureux. Elle n’avait rien senti. Malgré sa lucidité, elle ne sentait toujours rien. Alors… pouvait-elle être morte ? Elle ne sentait plus son corps. Son âme avait dû quitter sa dépouille après qu’elle se soit faite guillotiner. Mais quand même, c’était étrange. Pouvait-elle penser indépendamment de son corps ?
Non, là, clairement, elle perdait l’esprit.

Soudain, elle constata qu’elle était en train de respirer. Elle ne sentait peut-être pas ses poumons s’emplir d’air, ou sa cage thoracique se gonfler, mais elle pouvait sentir un air glacial agresser sa gorge. Elle pouvait également sentir les cailloux froids enfoncés dans sa joue gauche, et la brise gelée fouetter sa joue droite. Elle retroussa ses lèvres et put aussitôt sentir le goût âpre de son sang dans sa bouche pâteuse. Elle fit tourner sa langue et remarqua qu’il lui manquait la moitié des dents que Jézabel avait arrachées quelques mois plus tôt. Elle cligna des yeux et put vaguement distinguer dans la nuit un sol aride. Visiblement, elle était en vie, et toujours plantée dans son corps.
Mais lorsqu’elle voulut bouger, aucun membre ne répondit. Elle ne sentait ni ses pieds, ni ses mains, ni son abdomen, et ne pouvait pas tourner la tête non plus. Les seules choses qu’elle pouvait faire étaient de respirer, cligner des yeux et ouvrir la bouche.
Lentement, une autre information s’insinua malicieusement dans sa tête : la douleur. Un lancinement atroce s’intensifia dans sa nuque et ses cervicales. La souffrance était telle que son cerveau saturait. Elle pouvait sentir comme des chocs électriques dans son cou. Elle était entièrement paralysée.
À cet instant, Lily comprit. Et cette prise de conscience la terrassa sur-le-champ : sa tête était détachée de son corps ! La guillotine avait bel et bien tranché sa nuque ! Sur cette dernière pensée, la jeune femme étouffa un hurlement. Quelques secondes plus tard, un cri rauque sortit de sa gorge, un râle épouvantable. Elle hurla aussi fort qu’elle le put, et n’avait plus qu’une hâte à présent : mourir à tout jamais, pour pouvoir en finir avec cet enfer qu’elle traversait depuis trop longtemps.

Malheureusement, ce cauchemar ne la quittait pas. Les secondes, les minutes, les heures défilaient d’une nonchalance et d’une lenteur insupportables. Elle était toujours couchée sur un sol qu’elle ne sentait pas. Qu’est-ce qu’elle foutait là, bon sang ? Ne devrait-elle pas se trouver au milieu de la foule d’Ombres au cœur des Pics du Crépuscule ? À moins qu’elle soit devenue sourde, elle n’entendait aucun bruit aux alentours.
Serait-ce possible alors qu’elle soit parvenue à voyager dans le temps grâce au Sablier ? Avait-elle réussi à quitter cette époque ? Ou se serait-elle perdue entre deux ères, dans le néant ? À bout de force, elle gémit :
— Je ne sens plus mon corps, je ne comprends pas…
Elle haleta, paniqua, respira de plus en plus fort, de manière saccadée. Des larmes ne tardèrent pas à envahir ses joues froides. Elle ouvrit plus grand les yeux et distingua tant bien que mal le sol dur et sec qui s’étendait à l’horizon. Lily se trouvait dans la Plaine des Supplices, au beau milieu de la nuit. Elle ignorait si elle avait fait un bond de quelques jours, quelques semaines ou quelques années. Peut-être avait-elle fait un bond de plusieurs milliers d’années ?
Ce qui était certain néanmoins, c’était que le Sablier l’avait envoyée dans un autre lieu. Se pouvait-il alors qu’elle ait échappé de justesse à la décapitation ? Sans doute. Ceci expliquerait le fait qu’elle soit paralysée : la lame aurait entamé sa nuque et atteint sa moelle épinière, mais pas suffisamment pour que ses artères ou sa trachée soient tranchées. Elle avait besoin de soins, et au plus vite, son état était gravissime. Ce fut seulement à cet instant qu’elle remarqua qu’elle baignait dans son propre sang. Si elle avait survécu, c’était sans doute grâce aux Trésors du Temps.
L’instant d’après, elle cracha, pleura et hurla. Elle se sentait emprisonnée dans son propre corps. Les sensations étaient terrifiantes. Ses yeux étaient si rouges qu’on aurait cru qu’ils exploseraient. La fièvre l’avait gagnée et son visage suintait de transpiration. Son cœur battait la chamade, sa tension était très élevée. La plaie à son abdomen commençait à s’infecter mais elle ne sentait rien. Elle pensait qu’elle mourrait bientôt avant de fondre en larmes, ébranlée. Il n’y avait pas de mot assez fort pour définir l’état psychologique et physique dans lequel elle se trouvait à cet instant.
Alors, elle repensa à Sian, ce monstre, ce tortionnaire, ce bourreau, cet homme qui avait détruit sa famille et sa vie. La haine et la colère qu’elle ressentait étaient indescriptibles.
— Sian, je vais… me venger, hoqueta-t-elle, toujours incapable de bouger. Je te… HAIS !
Provenant de nulle part, des corbeaux atterrirent à côté de son visage, croassant bruyamment et faisant vibrer ses tympans. Ils semblèrent hésiter, puis, quelques instants après, l’un d’eux se posa sur sa tête et piqua sa nuque avec son bec. La jeune femme souffla, agacée, ne pouvant effectuer le moindre geste. Mais l’oiseau continuait de picorer sa chair. Folle de rage, Lily hurla et le vit s’envoler, le bec ensanglanté. Elle comprit alors qu’il l’avait prise pour un cadavre.
— Je ne suis pas encore MORTE ! hurla-t-elle, paniquée.

Quelques heures plus tard, comme provenant d’un rêve lointain, elle entendit des pas. Affolée, sa respiration s’emballa et la fièvre s’intensifia jusqu’à lui faire perdre l’esprit. Peut-être hallucinait-elle ? Elle cherchait désespérément du regard la présence de quelqu’un dans les parages. Il faisait nuit et elle voyait tout en double.
Une silhouette s’approcha mais elle n’en distingua pas les détails. Elle sentit des mains froides l’examiner, toucher son visage et palper sa nuque. Il semblait qu’on lui parla, mais elle ne répondit pas, aucun son ne sortit de sa bouche. En guise de réponse, elle gémit seulement.
Lily se sentit soulevée comme une poupée et des bras forts encerclaient son corps inanimé. Elle fut bercée au rythme des pas de l’individu. Elle n’eut pas la force de s’agripper à son cou, alors elle laissa sa tête tomber à la renverse, un flot de sang coulant de sa nuque à moitié tranchée. Elle distingua un océan de cimes d’arbres sinistres au-dessus de sa tête. Peu à peu, l’Aurore perçait la canopée.
— Je vous en supplie, murmura-t-elle dans un souffle, achevez-moi…
L’instant d’après, elle perdit connaissance, mais ne se réveilla pas sur la Terre.

Après un temps qui lui parut interminable, elle ouvrit les yeux. Elle se trouvait sur une table, nue, au milieu d’une pièce éclairée par un soleil flamboyant. Elle ne pouvait toujours pas bouger, ni sentir quoi que ce soit dans son corps. Des éclats de lumière jaillissaient autour d’elle.
— Elle se trouve dans un état grave, heureusement que tu l’as trouvée à temps dans la Plaine des Supplices, elle serait déjà morte.
Cette voix lui était vaguement familière, cela la rassura.
— Continue de la soigner, je vais chercher des compresses, l’Héliogie ne suffira pas à la rétablir, il va aussi falloir recourir à des méthodes plus classiques.
— D’accord, je vais essayer de retirer les corps étrangers dans son ventre…
Cette voix-ci, en revanche, lui était moins familière. La fièvre lui avait tellement brouillé l’esprit qu’elle ne voyait pas nettement. Elle percevait une silhouette s’agiter autour de la table.
— Ne… ne touchez pas… mes Trésors, bafouilla-t-elle.
Elle voulut se redresser pour les arrêter, mais son corps ne répondait à aucun de ses commandements.
— Chut, ça va aller, murmura une voix chaude et réconfortante, une voix qu’elle ne connaissait pas.
Après un temps qui lui parut interminable, on la souleva de nouveau, puis elle s’évanouit.

Plus tard, Lily se réveilla doucement. Elle était allongée dans une immense baignoire incrustée dans le sol, remplie d’une eau tiède et parfumée. On lava son visage, ses cheveux et son corps. Elle se sentait totalement impuissante mais se fichait pas mal d’être nue devant une personne inconnue. Elle commençait à se sentir mieux, bien que la fièvre ne soit toujours pas descendue. Elle garda les yeux fermés et se laissa docilement manipuler. Elle était reconnaissante qu’on prenne soin d’elle après tant de jours passés au fond d’une cellule sombre et humide, subissant des tortures chaque jour. Elle fit tourner sa langue dans sa bouche et sentit, avec surprise, que ses dents avaient repoussé et semblaient comme neuves. À ce moment, elle se sentit bien. Elle retrouvait des sensations dans son corps, l’eau caressante lui donnait des frissons et la chaleur des rayons qui entraient dans la pièce l’apaisait. Consciente qu’elle était entre de bonnes mains, Lily se détendit.

Peu de temps après, elle était allongée dans un lit moelleux, aux draps propres et soyeux, le corps et les cheveux secs, habillée d’une robe blanche. Lentement, elle se laissa aller et s’endormit paisiblement. Et pour la première fois depuis bien longtemps, elle ne se réveilla pas sur la Terre. Elle plongea rapidement dans un long, très long sommeil, profond et sans rêve.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, il faisait nuit. Elle se trouvait dans une chambre qu’elle connaissait très bien. C’était sa chambre, chez Noah à Aurora. Elle était de retour ! La ville devait être intacte puisqu’elle était paisiblement allongée dans ce lit. Elle avait sans doute atterri avant la Guerre du 16 octobre 2012. Des bougies éclairaient la pièce. La fièvre était passée, elle sentait à nouveau le bout de ses doigts de pieds et pouvait les bouger.
Néanmoins, elle portait une minerve et son réveil fut cuisant. Ses multiples plaies n’étaient pas encore parfaitement cicatrisées. Elle désirait toucher sa nuque afin de s’assurer qu’elle était réparée, et dut fournir un effort considérable pour lever le bras et frôler son cou avec sa main recouverte d’hématomes. Elle sentit une grossière cicatrise sous la minerve.
Puis, elle eut le réflexe de toucher son ventre pour vérifier que ses deux Trésors étaient toujours en elle. Mais elle sentit une petite cicatrice. On avait retiré ses bijoux, ses bébés, de ses entrailles, et recousu la plaie. Elle regarda autour d’elle, paniquée, et remarqua avec grand soulagement que les trois Trésors étaient soigneusement posés sur la table de chevet à sa gauche.
Mais quelle était donc la personne qui l’avait sauvée ?
Aussitôt après, elle eut la réponse à sa question. Quelqu’un frappa à la porte avant d’entrer et un homme apparut dans l’encadrement.
Noah. Il s’agissait du grand Héliogicien, de son ami, à la différence près qu’il semblait avoir rajeuni de dix années. Il était vivant ! Ses cheveux n’étaient plus grisonnants mais châtains, et son visage était plus lisse, moins ridé. Néanmoins, il avait toujours ce même sourire chaleureux et ces yeux gris qui vous électrisaient lorsque vous les regardiez.
— Bonjour, dit-il poliment.
Lily se racla la gorge, totalement hébétée et soulagée de le revoir enfin. Mais en quelle année était-elle tombée ? Se trouverait-elle dans les années 2000 ?
— Bonjour, souffla-t-elle, mais aucun son ne sortit de sa bouche.
Noah paraissait vaguement intrigué par le regard ahuri de la jeune étrangère qui le dévisageait avec insistance, comme s’il était un revenant.
— Vous sentez-vous mieux ? demanda-t-il.
Elle bloqua son regard sur lui et ne répondit pas. Elle était encore en état de choc. Tout s’était déroulé trop vite. Les derniers évènements de son époque semblaient récents de quelques heures. Elle ressentait encore la peur à la vue de la guillotine et l’effroi qui s’était emparé d’elle. Puis elle avait entendu la lame grincer. Ce bruit sourd et le roulement sinistre de la tête de Kaël résonnaient toujours en elle. Lily était pétrifiée.
Elle détourna ses yeux vitreux de Noah pour regarder dans le vague. La présence de son vieil ami ne lui procurait pas spécialement de plaisir. Son humanité et sa vie avaient été aspirées au cours de l’année passée dans cette prison. Elle ne ressentait plus rien. Les êtres qu’elle avait autrefois aimés étaient des fantômes maintenant. Leurs visages étaient flous. Elle ne se souvenait plus vraiment d’eux.
L’homme s’approcha de la jeune femme et demanda :
— Puis-je m’assoir ?
— Je suis ici depuis combien de temps ? demanda-t-elle d’un ton abrupte.
Noah soupira, s’assit timidement, et répondit :
— Cela fait deux semaines que vous dormez, j’ai bien cru que vous ne vous réveilleriez jamais ! Je suis content de voir que vous commencez à vous rétablir.
Lily se redressa pour sortir du lit mais elle se retint presque aussitôt. La douleur était trop intense.
— Ne bougez pas. Vous devez encore vous reposer. Vous étiez vraiment dans un état très grave… Grâce à l’Héliogie, nous avons pu rétablir votre moelle épinière au niveau de la nuque, mais elle était très endommagée. En temps normal, vous auriez dû être tétraplégique. Vous avez beaucoup de chance mademoiselle Aurora…
Lily tiqua. Comment le jeune Noah connaissait-il son nom ?
— Comment savez-vous que je suis une Aurora ?
Il s’esclaffa avant d’ajouter :
— Je sais reconnaître les Trésors du Temps ! Vous êtes en possession des trois bijoux. Or, à ma connaissance, le Sablier devrait se trouver en ce moment même caché quelque part sur Zénith, dans un lieu dont seule la Reine Éléna est au courant. J’ai longuement réfléchi, et la seule conclusion plausible qui m’est venue à l’esprit, est que vous venez du futur.
Un long silence envahit la pièce.
— Est-ce vrai ? Venez-vous du futur ? Vous pouvez tout me dire, vous savez…
— Oui, coupa-t-elle sèchement, sans réfléchir à ce qu’elle disait.
Le visage de Lily s’assombrit mais son regard s’anima brusquement.
— Noah, j’ai dû faire ce voyage dans le passé car c’était l’apocalypse…
— Où ça…?
— Sur Zénith… à Paris… sur la Terre… partout ! Tous les Elfes ont été massacrés !
— Attendez… Peut-être devriez-vous vous reposer un peu avant de vous lancer dans un long récit…
— Non. C’est urgent. Des milliers, des millions de vies sont en jeu, déclara-t-elle d’un ton anormalement calme.
Elle était lasse et dépassée. L’Héliogicien s’installa plus confortablement dans le fauteuil aux côtés de la mystérieuse jeune femme, prêt à entendre ce qu’elle avait à révéler, l’air sceptique.
— D’abord, j’ignore la date actuelle. J’ai dû quitter mon époque dans la précipitation au moment… juste avant de… de me faire couper la tête. En quelle année sommes-nous ?
Silence.
— Nous sommes exactement le 30 octobre 1911, et vous avez été retrouvée dans la Plaine des Supplices, dans la nuit du 15 octobre, deux semaines plus tôt.
Lily cessa de respirer et crut pendant un court instant avoir mal entendu.
1911 ?
Avait-elle fait un voyage de 102 ans ? Elle se rappela lorsque Noah lui avait confié qu’il vieillissait de dix années tous les cents ans. Il vieillissait lentement depuis qu’Éléna lui avait cédé une partie de ses pouvoirs. C’était pourquoi il semblait avoir rajeuni de dix années seulement.
Elle songea ensuite à Victor, son frère. Grâce à lui, elle était en vie et avait voyagé dans le passé. Il avait été fidèle, et avait réussi à détourner le faisceau de lumière pour l’exposer aux rayons du soleil ! Elle lui était profondément reconnaissante, malheureusement, il n’était pas encore né.
— 1911, 1911… Sian Valtori a fêté ses 24 ans ce 15 octobre, murmura-t-elle à elle-même, le regard agité.
— Vous connaissez Sian Valtori à votre époque ? demanda-t-il, les yeux exorbités. Comment connaissez-vous son âge et sa date de naissance ?
— Il vous a déjà trahi ou pas encore ? demanda-t-elle, affolée.
Noah demeura interdit, il avait l’air de ne plus rien comprendre.
— Sian Valtori ? Nous trahir ? répéta-t-il, incrédule.
— Ah non, suis-je bête, il le fera le soir du 15 octobre 1912, dans un an.
Lily paraissait folle à lier. Toutes les paroles qu’elle débitait n’avaient absolument aucun sens aux yeux de Noah.
— Un an ! Je n’ai qu’un an pour l’arrêter ! répéta-t-elle, le visage blême.
— Attendez, je ne comprends pas. Qu’est-ce que vous entendez par…
— C’est une longue histoire, commença-t-elle, brulant d’impatience. Sian n’est pas du tout la personne que vous croyez… Il est sensé trahir les Elfes dans un an pour rejoindre les Ombres et devenir leur chef, comme son ancêtre Alexandre. Dans un siècle, il déclarera une Guerre des plus sanglantes qui mettra fin aux Elfes. Il détruira Aurora, volera l’Ambre, et permettra aux Ombres, aux Hybrides et aux Grands Hommes du Nord d’envahir la Terre. Sian Valtori est l’un des plus grands tyrans que Zénith n’ait jamais connu.
— On parle vraiment du même Sian Valtori ? demanda-t-il, l’air ahuri. Je ne vous crois pas…
Noah n’en revenait pas. Il passa sa main sur son visage, soupira et se leva, tournant le dos à la jeune femme. Il resta planté là quelques minutes, le visage tourné vers l’horizon. Il fit les cent pas en massant sa barbe naissante avec ses doigts. Son regard était fuyant. Il paraissait désorienté.
— Je vous connais très bien, Noah, confia-t-elle. Dans le futur, c’est vous qui m’accueillerez chez vous et me formerez à l’Héliogie. Vous serez un réel soutien pour moi. C’est vous-même qui échafauderez ce plan : le voyage dans le passé, changer le courant des choses, arrêter Sian avant qu’il commette l’irréparable. Mais… vous mourrez. Sian vous tuera froidement le 16 octobre 2012. Il volera votre âme avec son Onyx.
Quelques minutes après un long silence durant lequel Noah réfléchissait, il déclara :
— Ce que vous me dites là est une accusation très grave… Je suis sous le choc…
Noah baissa la tête et retint quelques larmes.
— Excusez-moi…
Il étouffa un sanglot. Il paraissait très attaché à Sian. C’était comme si un père venait d’apprendre que son fils était un meurtrier. Sa réaction brisa le cœur de Lily. Voir le chagrin de Noah provoqué par l’immoralité de Sian ne faisait qu’accentuer la haine qu’elle ressentait pour lui.
— Ne le pleurez pas, cracha-t-elle, d’un regard soudainement féroce. Ce monstre ne mérite pas une seule larme de votre part. N’ayez pas pitié de lui. Il a commis des atrocités que vous ne voudriez pas entendre. Vous souvenez-vous dans quel état j’étais deux semaines plus tôt ?
Noah la dévisageait avec insistance et ne savait plus quoi penser. Les révélations de cette femme étaient comme une douche froide, une gifle monumentale. Il tombait des nues. Il finit par se ressaisir et sécher ses larmes. L’expression de son visage se durcit rapidement.
— C’est Sian lui-même qui a donné l’ordre de me torturer pendant une année entière, afin que je révèle où se trouvent les Trésors du Temps, poursuivit-elle. Mais il était loin d’imaginer que je les avais cachés dans mes entrailles ! Pendant une année, je n’ai rien avoué. J’ai résisté. Mais jamais, ô grand jamais ce monstre n’a hésité à me faire souffrir. À la fin, mon ami le plus cher s’est fait guillotiner sous mes yeux, avant que je subisse le même sort. Le Sablier m’a sauvée la vie juste à temps.
Noah paraissait profondément révulsé par son récit. Il se souvint de son état grave et s’était justement demandé quel monstre aurait bien pu l’amocher à ce point. Mais soudain, le visage de l’Héliogicien s’éclaira, une lueur d’espoir traversa son regard :
— Vous n’allez peut-être pas me croire… mais Sian Valtori lui-même vous a sauvée la vie deux semaines plus tôt.
Interdite, Lily resta muette comme une tombe.
— Sans lui, vous ne seriez pas ici en train de me parler, ajouta-t-il.
Sans lui, elle ne serait pas ici du tout ! songea-t-elle. Elle n’aurait pas eu besoin de faire ce foutu voyage !
— La personne qui vous a trouvée dans la Plaine des Supplices et qui vous a emmenée à moi afin de m’aider à vous soigner est Sian Valtori. D’ailleurs, si vous pourrez remarcher un jour, c’est grâce aux talents de ce garçon. Ses compétences en Héliogie surpassent les miennes, et celles des meilleurs Héliogiciens de la ville. Il a fait des miracles en vous maintenant en vie…
— Il a joué la comédie, trancha-t-elle avec froideur.
Lily refusait de croire que ce monstre était capable de faire une bonne action. Il avait le mal en lui, point final. Elle devait l’anéantir et le faire souffrir jusqu’à son dernier souffle. Elle se refusait de ressentir la moindre compassion, ni même la moindre reconnaissance à son égard. Bien qu’elle doive être touchée par ses actes, son cœur se durcit et ses pensées devinrent plus noires que jamais.
Dans la Caverne au cœur des Pics du Crépuscule, au fond de cette cellule dégueulasse, Sian Valtori avait volé toute son humanité en la torturant pendant une année entière. Il en avait fait une machine, un être sans cœur et sans âme. Lily était fichue. Si elle voulait vivre encore quelques jours, quelques semaines, c’était pour tuer Sian Valtori dans cette époque, afin d’épargner la Terre et Zénith d’un dictateur.
— Si cela ne vous dérange pas, je vais vous laisser et réfléchir à vos terribles confidences, confia Noah, l’air hébété. J’ai besoin de méditer sur cette incroyable histoire… En attendant, reposez-vous bien et n’essayez surtout pas de vous lever.
L’Héliogicien esquissa un faible sourire et demanda :
— Je ne connais pas votre prénom…
— Lily, je m’appelle Lily. Mais vous pouvez me tutoyer.
— Enchanté, Lily Aurora.
Puis il quitta la pièce, l’esprit tourmenté. La jeune femme, quant à elle, resta figée, et se retint d’effectuer le moindre geste à cause de la douleur. Mille pensées se bousculaient dans sa tête. Elle s’efforçait de ne pas songer aux êtres chers qu’elle avait laissés dernière elle : Kaël, Lixi, le Noah du futur, sa mère, Joanna… Victor. Elle devait se concentrer sur le présent.
Lily se trouvait en 1911, dans une autre époque, un autre siècle. La seule personne qui faisait le lien entre ces deux temps était Noah. Une nouvelle vie débutait et elle rencontrerait d’autres personnes. Surtout, elle devrait accomplir la seule mission de sa vie : arrêter Sian Valtori.
Arriver à cette époque — un an avant qu’il trahisse les Elfes — était une chance inouïe. Elle avait encore le pouvoir de changer l’Histoire. Mais pour le moment, elle devait se reposer, car une grande aventure l’attendait…

Aurora, Zénith.
Jeudi 2 novembre 1911.
19h05.

Trois jours plus tard, Lily ne ressentait plus aucune douleur grâce aux bienfaits de l’Héliogie, et se sentait d’attaque de sortir du lit et de marcher sans l’aide de Noah. Elle se leva doucement, se prépara et descendit les escaliers pour rejoindre l’Héliogicien.
— Ah, et bien je vois que tu es entièrement rétablie ! s’exclama-t-il d’un air enjoué.
— Merci encore pour vos soins.
— Viens, assieds-toi là, je t’ai préparée quelque chose à manger. Lorsque tu auras terminé, j’ai à te parler…
Lily s’exécuta et ne se fit pas prier deux fois pour engloutir son dîner. Elle avait très peu mangé ces dernières semaines car elle avait été bien trop secouée par les évènements. Mais aujourd’hui, elle devait impérativement se ressaisir et reprendre des forces.
— Qu’est-ce que vous avez à me dire ?
Noah hésita un instant avant de déclarer :
— J’ai beaucoup réfléchi ces trois derniers jours, et j’ai élaboré un plan dans le but de piéger Sian.
— Allez-y, dites-moi, encouragea-t-elle, brulant d’impatience.
— Je suis contre la manière forte qui est de le tuer, de l’emprisonner ou encore de le menacer en lui révélant que tu viens du futur et que tu es là pour l’arrêter. La situation risquerait de dégénérer. Je crains qu’il nous quitte plus tôt, ou déclenche une guerre s’il est déjà en contact avec les Ombres…
Lily était vaguement déçue et aurait préféré utiliser la manière forte. Le temps filait à toute vitesse.
— Je pensais plutôt procéder de la manière suivante, poursuivit-il. Toi, Lily, tu joueras un rôle : tu es une Humaine qui a été torturée par les Grands Hommes du Nord et qui s’est enfuie. Tu as été recueillie par les Elfes, et tu suivras une formation en Héliogie comme tous les êtres humains résidant à Aurora. Ainsi, tu pourras observer et espionner Sian pendant sa formation en Héliogie, rester toujours à proximité de lui afin de déceler le moindre signe de trahison, ou de lien avec les Ombres. Je veux des preuves. Lorsque ce sera le cas, nous déciderons plus tard de ce que nous ferons. Pour le moment, je n’informe ni la Reine, ni les membres de la Guilde de ta réelle identité, de ton histoire et de tes accusations au sujet de Sian. Pour cela, j’attends de voir ce qu’il en est réellement.
— Très bien, je le suivrai à la trace et épierai chacun de ses gestes, affirma-t-elle du tac au tac, très déterminée.
— J’ai pensé qu’il serait bien qu’il te fasse visiter Aurora et l’Institut lui-même, afin que vous établissiez un premier contact.
— Quand ça ?
— Demain matin, répondit-il fermement.
— Vous… vous êtes sûr… déjà ? balbutia-t-elle, inquiète.
— Nous n’avons pas de temps à perdre. Le rendez-vous est déjà convenu. Je l’ai vu aujourd’hui et lui ai demandé cette faveur. Il a aussitôt accepté. Sian passera te chercher demain matin à 8 heures.
Lily sentit une boule se former dans son ventre. La nausée se faisait menaçante. Elle ne s’était pas préparée à lui faire face aussi rapidement, et n’était pas sûre d’être prête à croiser le regard de son futur bourreau. La jeune femme ferma les yeux, inspira longuement et cessa de penser un instant afin de trouver la paix.
— Ne t’inquiète pas, Lily, ce garçon ne te fera plus jamais de mal, j’y veillerai personnellement, assura Noah en la transperçant du regard. Je te le promets.

Aurora, Zénith.
Vendredi 3 novembre 1911.
07h59.

Lily était assise sur le lit, dans sa chambre, ses Trésors du Temps cachés sous son vêtement. Cette attente fut l’une des plus terribles dans sa vie, après celle de son exécution. Aujourd’hui, dans quelques minutes, elle rencontrerait le jeune Sian Valtori, un an avant qu’il trahisse les Elfes pour rejoindre les Ombres et accomplir ses funestes projets. La machine était en route, elle devait à présent l’arrêter, et au plus vite.
Dans quelques minutes, elle croiserait le regard du pire monstre que Zénith n’ait jamais connu. Il avait pourtant à peu près son âge, soit 24 ans. Mais elle ignorait comment il était. Le Sian de cette époque ne devait certainement pas ressembler à la créature macabre du futur. Lily ne savait pas si elle aurait la force de l’affronter, ou pire, si elle parviendrait à se retenir de le tuer sur-le-champ, quitte à se condamner elle-même. Après tout, elle était prête à se sacrifier pour le bien de l’Humanité. Trop de gens mourraient à cause de ce tyran.
Soudain, quelqu’un frappa à la porte. Elle sursauta immédiatement. Son cœur se mit à battre si fort qu’elle sentit sa poitrine palpiter, jusqu’à ressentir les pulsations dans son cou et dans son crâne. Elle ouvrit. C’était Noah.
— Il t’attend, dit-il avec aplomb.
La vue de Lily se brouilla aussitôt comme lorsqu’elle se levait trop vite. Un violent flux d’adrénaline jaillit dans ses artères et électrisa chaque cellule de son corps. Elle eut le tournis pendant quelques instants. Ses mains tremblaient et ses jambes chancelaient. Elle déglutit péniblement et eut l’envie soudaine d’uriner. Elle était terrorisée.
Descendre ces escaliers, c’était comme sauter en chute libre dans un vide sans fond. Elle inspira à plein poumons, se mordit la lèvre jusqu’au sang et emboîta le pas. Lily descendit l’escalier marche après marche sans lever la tête. Plus elle descendait, et plus elle sentait la présence de Sian Valtori grâce aux liens particuliers qui unissaient les Trésors du Temps aux Trésors de l’Âme.
Lorsqu’elle fut à mi-chemin, Lily Aurora posa enfin son regard sur le monstre de ses pires cauchemars.
Dès cet instant, elle cessa aussitôt de respirer : elle s’était attendue à tout… sauf à ça.
Un grand homme était dignement posté au centre de la pièce, vêtu d’un élégant costume noir des années 1900. En effet, il paraissait un peu plus mûr et plus âgé qu’elle de quelques années. Il semblait approcher la trentaine bien qu’il ait 24 ans seulement. Il avait une telle prestance et dégageait quelque chose de si particulier qu’on ne pouvait pas le lâcher des yeux.
Il la regardait fixement avec des yeux de faucon, deux onyx la transperçaient de manière énigmatique. Ses cheveux noirs et son beau et pâle visage lui étaient parfaitement familiers. Elle le reconnut aussitôt, et dut se rendre à l’évidence.
Depuis le début, le fameux Inconnu de ses visions n’était autre que Sian Valtori lui-même, un siècle dans le passé. Soudain, elle réalisa que ses Trésors du Temps l’avait piégée.
Fatalement.
Sous le choc, Lily Aurora perdit connaissance.

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